mardi 30 mai 2017

"Douze hommes en colère" de Sidney Lumet (1) - "En votre âme et conscience"


Douze hommes en colère est un film de Sidney Lumet sorti en 1957. L’intrigue respecte les trois unités de temps, de lieu et d’action. Nous voyons se dérouler les délibérations du procès d’un jeune portoricain accusé du meurtre de son père. La nature de ce délit ne compte pas pour rien dans les débats, le père étant la figure de l’autorité, le garant de l’ordre et l’image même de Dieu. Selon Freud le meurtre du père revêt deux significations l’une au sein de la famille et l’autre par rapport à la société. Tuer le père est l’un des premiers désirs de l’enfant masculin puisque sa présence, selon le complexe d’Œdipe, ne peut être autrement ressentie qu’en tant qu'obstacle au désir incestueux éprouvé à l’égard de la mère. C’est donc "la" pulsion fondamentale à partir de laquelle l'inconscient se constitue. Tous les garçons ont souhaité la mort de leur père et toutes les filles de leur mère. Ce n'est pas parce que nous avons déjà un Inconscient que nous désirons, enfant, tuer notre père, mais c'est parce que nous tendons primitivement à ce meurtre que nous avons un Inconscient.
Par contre, dans une optique culturelle (« Totem et tabou »), Freud décrit le meurtre du père au sein de la horde primitive comme le premier acte fondateur d’une société civilisée. Le Père écrasait de son autorité « naturelle » sa descendance, il était en effet impossible de créer d’autres cellules familiales sans recourir à cet acte fondateur brutal et violent pour créer d’autres filiations. Dans la théogonie d’Hésiode, Ouranos est castré par son fils Chronos et cet acte ne rend pas simplement possible l’existence extra-utérine des Déesses et des Dieux enfantés dans la matrice de Gaïa mais aussi l’espace lui-même.
Dans le film, le rapport entre le père assassiné et son fils est décrit dans une perspective à la fois plus modeste et plus sociologiquement connoté, le paternel étant un homme violent et alcoolique, battant son enfant dés l’âge de cinq ans. Il est néanmoins impossible d’évacuer totalement les remarques de Freud, d’abord parce que l’un des jurés, le N°3, projette indiscutablement ses propres déboires paternels sur le cas à juger, et ensuite, parce que l’une des visées de ce film consiste à passer aux rayons X la notion même de procès et plus particulièrement dans un jury de cour d’assise (les jurés étant des citoyens tirés au sort). Sidney Lumet interroge ici la procédure consistant à demander à des citoyens de juger objectivement et en conscience l’un des leurs. Où iront-ils trouver cette impartialité, cette nécessaire gravité par rapport à l’enjeu de ce jugement ?
On réalise ainsi que le crime de parricide permet au film de redoubler le questionnement de la société. Il ne s’agit pas seulement pour elle au travers de cette procédure de juger un éventuel criminel mais aussi de s’interroger sur son propre fondement : il existe, selon Freud, des parricides fondateurs et des parricides destructeurs. Comment matérialiser cette distinction dans un verdict ? Comment distinguer la violence légitime et culturelle de la violence illégitime et barbare puisque dans les deux cas, il s’agit quand même de « tuer le père » ?
Il est vraiment fondamental de réaliser que le juré 8 (Henry Fonda) parvient petit-à-petit à déplacer l’enjeu des délibérations de la question de la vérité quant à la culpabilité de l’accusé à celle de « doute valable » quant à la nature des charges et des témoignages invoqués pendant la procédure. Même si la question à laquelle ils ont à répondre est celle de la culpabilité, la constitution des Etats-Unis insiste, à bon droit, sur cette notion. Le discours du juge, avant les délibérations, est très clair sur ce point et nous pouvons affirmer que seul le juré 8 reçoit clairement et immédiatement cet avertissement. Une fois que nous avons compris cela, nous pourrons mieux nous installer dans l’action d’un film dont le dénouement nous laisse heureusement dans l’impasse quant à la question de savoir si l’adolescent a bel et bien tué son père ou pas. Néanmoins plusieurs échanges portent sur cette question essentielle de l’environnement de l’adolescent et sur l’éducation qu’il a reçue de son père dans un milieu aussi défavorisé. « Tuer le père », en son sens symbolique, est l’acte émancipateur par excellence, celui qu’il nous faut impérativement tous accomplir si nous voulons enfin marquer notre existence du sceau d’une identité réelle, d’une signature assumée et véritable. Le juré 3 ne serait pas aussi engagé dans le verdict de culpabilité de cet adolescent s’il n’en ressentait pas paradoxalement la légitimité, au fil de sa propre aventure. Il a fait de son fils un « mâle » et celui-ci a exprimé cette virilité en le frappant et en désertant le foyer familial. Ce que l’accusé est soupçonné d’avoir accompli, c’est finalement la suite logique de toute filiation « normale » voire normative, mais les circonstances sont à ce point inversées qu’il se trouve en situation d’en faire légalement payer « un », car finalement le seul  combat qui a toujours vraiment lieu est celui des Pères contre les fils, des Mères contre les filles.
Les autres jurés envisageant cette question de l’éducation et de la filiation sont le 8 (Henry Fonda), le 10 (le garagiste raciste) et le 7 (le fan de base-ball). Pour ce dernier, nous percevons immédiatement le peu de fondement de son argumentation. Lorsqu’il s’exprime pour la première fois sur l’affaire lors du tour de table des jurés convaincus de la culpabilité de l’accusé, il décrit l’historique de son « dossier » pénal. C’est un rebelle qui s’est toujours opposé à toute forme d’autorité, aussi bien celle des lois que celle des éducateurs. Lorsque le juré 8 lui oppose que son père le battait dés l’âge de cinq ans, il répond :
« - Et après, ces gosses là ! »
Son raisonnement tourne en rond : personne ne naît délinquant, on le devient, a fortiori quand le rapport que nous avons avec la personne censée nous protéger et nous encourager est déjà fondamentalement celui de la violence physique. Ce n’est pas parce que l’accusé était « ce gosse là » qu’il était frappé, c’est parce qu’il a été frappé qu’il est devenu « ce gosse là ». Le juré 10 ne fait pas preuve d’une meilleure approche :
-       « Peut-être n’a-t-il eu que ce qu’il méritait. « Tel père, tel fils » : voyez ce que je veux dire ! »
Une maxime en guise de « réflexion » : nous réalisons déjà le fond de la démarche d’un tel juré. Il n’est pas venu pour statuer sur une affaire, il est venu pour imposer ses présupposés sur « ces gens là ». Il y a « les gens bien » qui gagnent leur vie honnêtement et « la racaille » élevée dans des milieux sordides qui se tuent et que nous jugeons parce qu’elle se tue, en surimposant à l’expression d’une violence illégale, la violence légale d’un verdict de mort qui garantira l’arbitraire d’une délimitation sociale ne cessant jamais de s’auto-valider au fil des jugements.
Aussi inéquitable et abjecte que puisse être une telle conception de la justice, il n’est pas absurde de la mettre en rapport avec le discours du juré 4 (le banquier) parce qu’il exprime en termes beaucoup plus nuancés et réfléchis, une conception non pas semblable d’un point de vue idéologique (le juré 4 n’est pas raciste, c’est lui qui intimera au 10 l’ordre de « s’asseoir et de ne plus ouvrir sa bouche ») mais assimilable quant à la nature de l'acte à juger (sommes-nous là pour comprendre les causes ou pour juger des faits?). Le juré 4 exprime très vite la nécessité de ne pas invoquer le milieu de l’accusé en guise de circonstances atténuantes  (mais c’est pourtant là en un sens, le fond du problème. Un procès doit-il être le jugement impartial d’un homme ayant commis une infraction à l’égard des lois en exercice au sein d’une juridiction, ou bien devons-nous prendre en compte, dans une optique sociologique (héritée de Karl Marx), qu’aucun homme jamais ne survient de nulle part et qu’en un sens, il n’est pas question dans ce procès d’autre chose que, pour une société inéquitable de dissimuler son propre échec en l’imputant à des personnes, afin de cacher que son rôle premier, fondamental, à savoir intégrer des humains à un collectif, a, dans cette famille comme pour tant d’autres, « dysfonctionné » ?)
Cette perspective sera vite abandonnée dans le film, d’une part, parce que la question va s’orienter vers la notion de « doute valable » quant aux faits eux-mêmes, d’autre part, parce que la conscience des jurés sera sondée dans une optique plus philosophique que sociologique. Pour bien comprendre cet aspect, il nous faut vraiment prêter attention aux tout premiers plans et aux tout derniers du film.
« L’administration de la justice est le plus ferme pilier de Dieu ». La caméra rentre ensuite en plans très rapprochés de l’intérieur du tribunal à l’intérieur duquel toute l’architecture est faite pour impressionner l’individu et le placer d’autorité en situation d’infériorité par rapport à l’appareil du droit. Le mouvement initial de la caméra ne va jamais cesser de se focaliser sur l’infiniment petit jusqu’à filmer au plus prés l’intensité des visages des jurés. C’est bien de cela dont il est question : qu’y-a-t-il derrière cette architecture amphigourique, prétentieuse, derrière ces maximes invoquant Dieu, derrière ce terme : « se prononcer en son âme et conscience ». Comment ça se filme une conscience ? Comment donner idée de ce qu’est une âme en proie au doute lors d’un procès, tout en ayant rien d’autre à filmer que des corps rapprochés et suants dans une salle étroite lors des délibérations ? »
C’est ce défi que Sidney Lumet a relevé avec succès. Un juré est un citoyen sommé de se déterminer en conscience, c’est-à-dire sommé de révéler enfin cette instance dont on ne cesse de lui parler mais finalement dont personne parmi nous n’a de définition vraiment précise. Comme un alambic dans lequel des substances vont faire l’objet de processus de raffinage et de raréfaction, cette pièce est un pressoir de corps dont on espère recueillir, en guise de verdict, « l’essence des âmes ». Comment ces corps et surtout ces visages vont-ils agir les uns sur les autres de telle sorte qu’ils finiront par se révéler les uns aux autres ce qu’ils « sont vraiment » ? De fait, il est clair que chacun d’eux saura davantage à la fin des délibérations ce qu’il est. Ce qui fait de ce film l’un des plus importants qui aient jamais été produits, c’est exactement ça : ce qui est réalisé ici, c’est de la vérité filmée. Nous ne savons pas si leur verdict est « juste », mais ce à quoi nous avons assisté, c’est « juste un verdict », pour paraphraser Godard, à savoir des hommes qui se sont vus dans l’obligation absolue de se révéler tels qu’ils sont, au sein même d’une procédure qui, en un sens, ne leur demandait que ça.

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