Douze hommes en colère est
un film de Sidney Lumet sorti en 1957. L’intrigue respecte les trois unités de
temps, de lieu et d’action. Nous voyons se dérouler les délibérations du procès
d’un jeune portoricain accusé du meurtre de son père. La nature de ce délit ne compte pas
pour rien dans les débats, le père étant la figure de l’autorité, le garant de
l’ordre et l’image même de Dieu. Selon Freud le meurtre du père revêt deux
significations l’une au sein de la famille et l’autre par rapport à la société.
Tuer le père est l’un des premiers désirs de l’enfant masculin puisque sa
présence, selon le complexe d’Œdipe, ne peut être autrement ressentie qu’en
tant qu'obstacle au désir incestueux éprouvé à l’égard de la mère. C’est
donc "la" pulsion fondamentale à partir de laquelle l'inconscient se constitue. Tous les garçons ont souhaité la mort de leur
père et toutes les filles de leur mère. Ce n'est pas parce que nous avons déjà un Inconscient que nous désirons, enfant, tuer notre père, mais c'est parce que nous tendons primitivement à ce meurtre que nous avons un Inconscient.
Par contre, dans une
optique culturelle (« Totem et tabou »), Freud décrit le meurtre du
père au sein de la horde primitive comme le premier acte fondateur d’une
société civilisée. Le Père écrasait de son autorité « naturelle » sa
descendance, il était en effet impossible de créer d’autres cellules familiales
sans recourir à cet acte fondateur brutal et violent pour créer d’autres
filiations. Dans la théogonie d’Hésiode, Ouranos est castré par son fils
Chronos et cet acte ne rend pas simplement possible l’existence extra-utérine
des Déesses et des Dieux enfantés dans la matrice de Gaïa mais aussi l’espace
lui-même.
Dans le film, le rapport
entre le père assassiné et son fils est décrit dans une perspective à la fois
plus modeste et plus sociologiquement connoté, le paternel étant un homme violent et alcoolique, battant son enfant dés l’âge de cinq ans. Il
est néanmoins impossible d’évacuer totalement les remarques de Freud, d’abord
parce que l’un des jurés, le N°3, projette indiscutablement ses propres
déboires paternels sur le cas à juger, et ensuite, parce que l’une des visées
de ce film consiste à passer aux rayons X la notion même de procès et plus
particulièrement dans un jury de cour d’assise (les jurés étant des citoyens
tirés au sort). Sidney Lumet interroge ici la procédure consistant à demander à
des citoyens de juger objectivement et en conscience l’un des leurs. Où
iront-ils trouver cette impartialité, cette nécessaire gravité par rapport à
l’enjeu de ce jugement ?
On réalise ainsi que le
crime de parricide permet au film de redoubler le questionnement de la société.
Il ne s’agit pas seulement pour elle au travers de cette procédure de juger un
éventuel criminel mais aussi de s’interroger sur son propre fondement : il
existe, selon Freud, des parricides fondateurs et des parricides destructeurs.
Comment matérialiser cette distinction dans un verdict ? Comment
distinguer la violence légitime et culturelle de la violence illégitime et
barbare puisque dans les deux cas, il s’agit quand même de « tuer le
père » ?
Il est vraiment fondamental
de réaliser que le juré 8 (Henry Fonda) parvient petit-à-petit à déplacer
l’enjeu des délibérations de la question de la vérité quant à la culpabilité de
l’accusé à celle de « doute valable » quant à la nature des charges
et des témoignages invoqués pendant la procédure. Même si la question à
laquelle ils ont à répondre est celle de la culpabilité, la constitution des
Etats-Unis insiste, à bon droit, sur cette notion. Le discours du juge, avant les délibérations, est très clair sur ce point et nous pouvons affirmer que seul le juré 8 reçoit clairement et immédiatement cet avertissement. Une fois que nous avons
compris cela, nous pourrons mieux nous installer dans l’action d’un film dont
le dénouement nous laisse heureusement dans l’impasse quant à la question de
savoir si l’adolescent a bel et bien tué son père ou pas. Néanmoins plusieurs
échanges portent sur cette question essentielle de l’environnement de
l’adolescent et sur l’éducation qu’il a reçue de son père dans un milieu aussi
défavorisé. « Tuer le père », en son sens symbolique, est l’acte
émancipateur par excellence, celui qu’il nous faut impérativement tous
accomplir si nous voulons enfin marquer notre existence du sceau d’une identité
réelle, d’une signature assumée et véritable. Le juré 3 ne serait pas aussi
engagé dans le verdict de culpabilité de cet adolescent s’il n’en ressentait
pas paradoxalement la légitimité, au fil de sa propre aventure. Il a fait de
son fils un « mâle » et celui-ci a exprimé cette virilité en le
frappant et en désertant le foyer familial. Ce que l’accusé est soupçonné
d’avoir accompli, c’est finalement la suite logique de toute filiation
« normale » voire normative, mais les circonstances sont à ce point
inversées qu’il se trouve en situation d’en faire légalement payer
« un », car finalement le seul combat qui a toujours vraiment
lieu est celui des Pères contre les fils, des Mères contre les filles.
Les autres jurés
envisageant cette question de l’éducation et de la filiation sont le 8 (Henry
Fonda), le 10 (le garagiste raciste) et le 7 (le fan de base-ball). Pour ce
dernier, nous percevons immédiatement le peu de fondement de son argumentation.
Lorsqu’il s’exprime pour la première fois sur l’affaire lors du tour de table
des jurés convaincus de la culpabilité de l’accusé, il décrit l’historique de
son « dossier » pénal. C’est un rebelle qui s’est toujours opposé à
toute forme d’autorité, aussi bien celle des lois que celle des éducateurs.
Lorsque le juré 8 lui oppose que son père le battait dés l’âge de cinq ans, il
répond :
« - Et après, ces gosses là ! »
Son raisonnement tourne en
rond : personne ne naît délinquant, on le devient, a fortiori quand le
rapport que nous avons avec la personne censée nous protéger et nous encourager
est déjà fondamentalement celui de la violence physique. Ce n’est pas parce que
l’accusé était « ce gosse là » qu’il était frappé, c’est parce qu’il
a été frappé qu’il est devenu « ce gosse là ». Le juré 10 ne fait pas
preuve d’une meilleure approche :
-
« Peut-être
n’a-t-il eu que ce qu’il méritait. « Tel père, tel fils » :
voyez ce que je veux dire ! »
Une maxime en guise de
« réflexion » : nous réalisons déjà le fond de la démarche d’un
tel juré. Il n’est pas venu pour statuer sur une affaire, il est venu pour
imposer ses présupposés sur « ces gens là ». Il y a « les gens
bien » qui gagnent leur vie honnêtement et « la racaille »
élevée dans des milieux sordides qui se tuent et que nous jugeons parce qu’elle
se tue, en surimposant à l’expression d’une violence illégale, la violence
légale d’un verdict de mort qui garantira l’arbitraire d’une délimitation
sociale ne cessant jamais de s’auto-valider au fil des jugements.
Aussi inéquitable et
abjecte que puisse être une telle conception de la justice, il n’est pas
absurde de la mettre en rapport avec le discours du juré 4 (le banquier) parce
qu’il exprime en termes beaucoup plus nuancés et réfléchis, une conception non
pas semblable d’un point de vue idéologique (le juré 4 n’est pas raciste, c’est
lui qui intimera au 10 l’ordre de « s’asseoir et de ne plus ouvrir sa
bouche ») mais assimilable quant à la nature de l'acte à juger (sommes-nous là pour comprendre les causes ou pour juger des faits?). Le juré 4 exprime très vite la nécessité de ne pas invoquer le
milieu de l’accusé en guise de circonstances atténuantes (mais c’est pourtant là en un sens, le fond
du problème. Un procès doit-il être le jugement impartial d’un homme ayant
commis une infraction à l’égard des lois en exercice au sein d’une juridiction,
ou bien devons-nous prendre en compte, dans une optique sociologique (héritée
de Karl Marx), qu’aucun homme jamais ne survient de nulle part et qu’en un
sens, il n’est pas question dans ce procès d’autre chose que, pour une société
inéquitable de dissimuler son propre échec en l’imputant à des personnes, afin
de cacher que son rôle premier, fondamental, à savoir intégrer des humains à un
collectif, a, dans cette famille comme pour tant d’autres,
« dysfonctionné » ?)
Cette perspective sera vite
abandonnée dans le film, d’une part, parce que la question va s’orienter vers
la notion de « doute valable » quant aux faits eux-mêmes, d’autre
part, parce que la conscience des jurés sera sondée dans une optique plus
philosophique que sociologique. Pour bien comprendre cet aspect, il nous faut
vraiment prêter attention aux tout premiers plans et aux tout derniers du film.
« L’administration de
la justice est le plus ferme pilier de Dieu ». La caméra rentre ensuite en
plans très rapprochés de l’intérieur du tribunal à l’intérieur duquel toute
l’architecture est faite pour impressionner l’individu et le placer d’autorité
en situation d’infériorité par rapport à l’appareil du droit. Le mouvement
initial de la caméra ne va jamais cesser de se focaliser sur l’infiniment petit
jusqu’à filmer au plus prés l’intensité des visages des jurés. C’est bien de
cela dont il est question : qu’y-a-t-il derrière cette architecture
amphigourique, prétentieuse, derrière ces maximes invoquant Dieu, derrière ce
terme : « se prononcer en son âme et conscience ». Comment
ça se filme une conscience ? Comment donner idée de ce qu’est une âme en
proie au doute lors d’un procès, tout en ayant rien d’autre à filmer que des
corps rapprochés et suants dans une salle étroite lors des
délibérations ? »
C’est ce défi que
Sidney Lumet a relevé avec succès. Un juré est un citoyen sommé
de se déterminer en conscience, c’est-à-dire sommé de révéler enfin cette
instance dont on ne cesse de lui parler mais finalement dont personne parmi
nous n’a de définition vraiment précise. Comme un alambic dans lequel des
substances vont faire l’objet de processus de raffinage et de raréfaction,
cette pièce est un pressoir de corps dont on espère recueillir, en guise de
verdict, « l’essence des âmes ». Comment ces corps et surtout ces
visages vont-ils agir les uns sur les autres de telle sorte qu’ils finiront par
se révéler les uns aux autres ce qu’ils « sont vraiment » ? De
fait, il est clair que chacun d’eux saura davantage à la fin des délibérations
ce qu’il est. Ce qui fait de ce film l’un des plus importants qui aient jamais
été produits, c’est exactement ça : ce qui est réalisé ici, c’est de la
vérité filmée. Nous ne savons pas si leur verdict est « juste », mais
ce à quoi nous avons assisté, c’est « juste un verdict », pour
paraphraser Godard, à savoir des hommes qui se sont vus dans l’obligation
absolue de se révéler tels qu’ils sont, au sein même d’une procédure qui, en un
sens, ne leur demandait que ça.
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