L’intérêt de cette scène,
au-delà de son importance cruciale dans le film, réside dans la façon dont les
deux personnages constituent à la fois l’espace physique, délimité et extérieur
de leur duel, exactement comme on le ferait de l’arène où vont combattre deux
gladiateurs et s’excluent de cet espace par des mouvements de caméra et des
techniques de focalisation sans lesquelles cette zone serait dépourvue de son
sens. Ce qui fait l’intensité, la teneur et la clé scénaristique de cette scène
ne se situe ni dans l’action qu’elle décrit au présent ni dans le périmètre
circonscrit par le duel. Dans la séquence, les images de deux scènes
s’intercalent, l’une au présent, l’autre au passé. Seul Harmonica tient ensemble
les deux bouts de cette chaîne temporelle. On pourrait même dire que son
épaisseur de personnage tient exactement dans cette mise en rapport entre
l’origine d’une volonté de vengeance et sa réalisation. Frank, au contraire,
n’a pas cette consistance, il n’a les pieds ancrés dans aucune scène du passé.
Sa présence dans « l’arène » s’explique par les évènements récents,
notamment la trahison de tous les membres de sa bande à son égard. Il ne sait
pas qui est Harmonica, et même si nous avons suivi tous les éléments de
l’intrigue qui aboutissent à ce final, nous sommes dans la même situation que
lui.
La caméra zoome sur les yeux
d’Harmonica, comme si nous allions, via le canal de son nerf optique, entrer
dans son cerveau et suivre les liaisons synaptiques qui donnent naissance à nos
idées. C’est le procédé habituel utilisé par le cinéma pour signifier que l’on
va pénétrer les pensées d’un personnage. Les yeux, organes de la vision externe
sont visés par l’objectif de la caméra pour exposer l’objet de la vison interne
du personnage. Frank en plus jeune s’avance alors vers nous en se détachant
d’un fond qui décrit finalement autant le paysage servant de décor à la scène
passée que ce que l’on pourrait appeler l’interface mémoriel d‘Harmonica. Le
temps et l’espace sont ainsi parfaitement assimilés l’un à l’autre. C’est du
souvenir de l’inconnu, donc du passé que surgit le corps de Frank s’avançant
dans l’espace vers le spectateur. Le zoom avant de la caméra vers les yeux de Charles
Bronson devient la mise au point de la silhouette de Frank, émergeant du passé.
Nous avançons donc spatialement vers ce qui resurgit temporellement, ce qui
émerge d’un temps révolu. En un sens Frank se rapproche, souriant et inconscient, de la mort. Pour aller de son passé à son futur, il faut le relais humain de
la mémoire d’un Tiers. Frank se dirige à la fois vers la scène du supplice
qu’il impose à Harmonica adolescent et vers l’arène du duel où il va être tué.
Ces deux scènes n’ont rien à voir, elles sont séparées par plus de vingt ans,
elles se déroulent dans des lieux différents, et pourtant les yeux d’Harmonica
décrivent physiquement la passerelle dans l’espace temps qui fait parfaitement
coïncider ces deux séquences.
Il faut rappeler à quelqu’un
quelque chose que l’on a vécu avec lui. Pourquoi ne pas le lui dire ?
« Tu te rappelles quand tu m’as fait porter le corps de mon frère sur les
épaules alors que son cou était enserré dans le nœud d’une corde ? »
Evidemment, Harmonica ne veut pas seulement rappeler à Franck ce qu’il a fait
mais il veut aussi le tuer pour cela. Harmonica désire, en un sens, transmettre
à Franck la perfection d’un moment qui serait à la fois un événement
déterminant, la mort, et la transparence de l’esprit à l’égard de cet événement,
une sorte de coïncidence quasiment miraculeuse entre ce qui nous arrive et les
raisons pour lesquelles cela nous arrive. C’est cela le motif de ce
final : l’émergence d’un cristal, d’une texture pure et translucide au
travers de laquelle ce qui se produit, en tant qu’il se produit, boucle la
boucle, accomplit le mouvement d’une pleine et entière
« assomption », d’une acmé. Ce qui arrive, parce que cela arrive,
accomplit la totalité de ce qui peut arriver, rien de plus, rien de moins. Voir la scène c’est la comprendre, mais
précisément je ne peux pas la comprendre autrement que par le biais d’un
décalage temporel que la mise en image cinématographique peut (et elle seule le
peut) intégrer dans le plan d’une continuité émotive, d'une linéarité narrative recomposée. En d'autres termes, le spectateur est mis
en situation d’être intuitif, et il ne peut pas ne pas l’être parce que l’ordre
des images lui-même lui impose ce statut de « super-viseur » au sens
littéral de l’expression. Il ne supervise pas au sens d’organiser, il est placé
devant une organisation, un montage de séquences qui l’érige au rang de
« réalisateur » : il réalise exactement ce qui est train de se
produire (le bon cinéma rend intelligent (inter-legere : faire des liens))
Nous avons tous déjà vu malheureusement des films
décrivant chronologiquement des histoires de vengeance. Ici nous aurions
d’abord assisté au supplice d’Harmonica jusqu’à l’apogée du duel, jusqu’à la
vengeance accomplie. Mais cette linéarité du récit est fausse. La vérité de chacune
de nos actions réside précisément dans leur aptitude à relier les points du
passé à ceux du présent. Nous n’effectuons jamais rien hors de cette dynamique
de « tressage ». Vivre, c’est toujours « nouer du temps »,
compacter des blocs d’espace-temps, comme dit Gilles Deleuze, et c’est cela qui
fait notre « âme ». La nature abstraite, éthérée, spirituelle de ce
terme est, grâce au cinéma, démasquée, contredite, exposée dans la lumière crue
de sa réalité littérale. L’âme d’Harmonica « tient » dans le tressage
entre la mort de son frère et le meurtre de Frank. Notre âme, c’est le produit
raréfié, raffiné extrait de ce broyeur d’impressions, de ce pressoir d’images
dans lequel consiste toute faculté d’attention et de collecte de sensations,
autrement dit de l’esprit tel que le philosophe empiriste Hume le définit. Rien
n’est plus spirituel et matériel que le cinéma quand il nous donne ainsi à
percevoir la texture même de l’âme des personnages.
Pourquoi le colt
d’Harmonica jaillit-il plus vite de sa gaine que celui de Frank ? Parce
qu’il s’extrait directement de ce fourreau d’impressions, aussi paradoxalement
vivaces qu’éloignées dans le temps, nées du « trauma » de son
supplice. Celui de Frank se dégage péniblement de son malaise, de son
incompréhension, de la méconnaissance des motivations et de l’identité de son
adversaire. Frank aussi, essaie de relier les points du passé et du présent,
mais il ne peut pas y parvenir sans Harmonica qui finalement lui fait don
simultanément de la mort et de la vérité, de la défaite et de la grâce, du
renoncement et de la libération, de la perte et de la rédemption. Les yeux de
Henry Fonda reflètent parfaitement les derniers moments de l’agonie et
l’étincelle du rapprochement que la succession des deux chutes, la sienne et celle
de son adversaire adolescent impose à l'attention du spectateur. Ces yeux sont « ouverts », tant par la
mort consommée que par l’identité comprise. Il se pourrait bien, en fait, que ce duel spatial entre deux adversaires soit plutôt la danse mémorielle entre deux partenaires se créditant mutuellement d'un inappréciable cadeau: le double sens du terme: "réaliser" (sa vengeance pour Harmonica et la situation pour Franck).
« Identité » :
idem, en latin : « le même ». Notre identité, notre
« âme », c’est la réalisation que l’adolescent et le joueur
d’harmonica sont les mêmes, que l’enfant jouant à la luge et le magnat de la
presse « sont » le même Charles Foster Kane dans le film d’Orson
Welles. Le cinéma rend visible ce double effet d’étirement et de contraction du
Même par la cinétique des images. Nous n’y cessons simultanément d’y voir se
déliter et incessamment se reconstruire des tricots, des maillages d’identités,
de tempérament, de caractères (characters : personnages).
Un film décline
nécessairement l’intuition cinétique de ce défilement d’identité et c’est en
cela qu’il ne met en scène que des corps utopiques, c’est-à-dire paradoxaux,
aussi efficients que dérobés, aussi physiquement « là » que
fondamentalement délités. Alors pourquoi « cette » scène extraite de « ce »
film peut-elle être considérée comme exemplaire, « topique » ?
Parce que le duel décrit précisément l’expérience à laquelle aucun héros ne
peut se soustraire. Il faut y être et s’y impliquer « corps et âme ».
Ce n’est pas seulement que la mort y est convoquée par les humains comme à un
rendez-vous auquel, pour une fois, c’est elle qui est contrainte à se
soumettre, mais c’est aussi, comme on le comprend ici, que les âmes y
affleurent à la surface des images par la grâce des rapprochements, de
l’enchevêtrement des fils du passé et du présent au gré des séquences.
Comme Francis Bacon avec ce
fameux «aplat » sur le fond duquel se détache les formes de ses toiles,
Sergio Leone circonscrit toujours « la piste » du duel, et si ce
n’est pas assez clair comme dans « le bon, le brute et le truand »,
il demande aux protagonistes de dessiner par l’orbe de leur déplacement quelque
chose de cette circularité. Frank tourne autour d’Harmonica comme le crayon
d’un compas dont son adversaire serait la pointe puis ils se placent l’un en
face de l’autre une fois le périmètre dessiné. Rien ne semble pouvoir sortir de
ce cercle et pourtant le sens de la présence, c’est-à-dire « l’âme »
des duellistes impose que la brisure de ce cercle, brisure temporelle et non
spatiale, intérieure et non matérielle, mémorielle plutôt qu’évènementielle,
s’accomplisse par le « zoom avant » imposant « le retour en
arrière ». Les corps sont là. Ils ne sont même que cela, comme deux bougies bien droites plantées dans la génoise d'un gâteau d'anniversaire, mais on ne comprendrait rien
à ce qui les y maintient, à ce qui assure leur droiture, leur rigueur, leur
hostilité et finalement l’épaisseur même de leur présence sans la référence à
ces deux corps qui eux ne sont plus, l’un souffrant sous le joug écrasant de son
frère pendu et l’autre profitant sadiquement du spectacle. L’arche de la scène
du passé n’est pas un détail. Comme une piste érigée en porte circulaire et verticale, le
lieu de la mort présente, celle de Franck, est la mise à plat de celui du
passé. On solde les comptes. Ce n’est pas que ces corps soient les seuls à être
utopiques, c’est plutôt qu’aucun corps ne peut exister autrement mais cela
s’impose et s’illustre ici à la perfection. Exister, c’est étymologiquement
ex-sister, se tenir hors de… se tenir hors du cercle tracé par Franck comme
périmètre de l’affrontement et pourtant chacun de ses deux corps ne s’y tiendra
qu’en s’y dérobant par le flash back pour Harmonica par la mort pour Franck.
Aussi figés que l’on soit dans la « fausse » clôture d’un espace, on
ne s’y tient vraiment que pour autant qu’on s’y défile par la durée, par le
tressage incessant de nos identités au gré des rappels et des contractions de
nos souvenirs. L’utopie, c’est le modalité même d’existence de tous les corps
humains.
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