Qu'est-ce
qui peut censurer une oeuvre? Une autorité qui se donne le droit de décréter au
nom de valeurs, de normes morales, légales et religieuses qu'une oeuvre est
"dangereuse". Il s'agit d'en interdire la diffusion, mais peut-on
vraiment empêcher la "création". Une oeuvre peut être dite d'Art
quand elle est issue d'un processus de création "pure". Là il y a des
choses à dire sur le fait qu'une oeuvre n'est pas un "produit". Un
artiste crée-t-il une œuvre pour se faire connaître, reconnaître? Il me semble
que non. Comme dit Picasso, un artiste crée parce qu'il ne peut pas faire
autrement, et évidemment il n'y a pas de "mode d'emploi", de"
star academy" de l'artiste. l'œuvre est toujours l'expression d'une
nécessité plutôt que d'une liberté. Picasso ne pouvait pas faire autre chose
que peindre et il ne pouvait pas peindre autrement. Il y a là une forme de
fatalité, de l'œuvre. Si on y réfléchit bien, on réalisera que devant les œuvres
qui nous touchent vraiment, on éprouve bien ce sentiment d'une évidence: l'œuvre
est exactement ce qu'il fallait qu'elle soit. On approuve, on abonde dans le
sens d'une œuvre sans qu'on sache bien ce qui en nous lui dit: "oui".
D'ailleurs
l'œuvre n’a que faire de notre approbation et cela nous interpelle également. Nous
pouvons partir de la différence d'approche entre un objet technique et une œuvre
d'art (même si cette opposition doit être dépassée dans un second temps:
design). L'objet technique ne nous dérange pas, il est le prolongement de notre
corps. Je ne vois pas un ordinateur sans que mes mains ne se posent
immédiatement sur le clavier, sans que mes yeux ne regardent l'écran. Mon corps
sait quoi faire devant un objet technique, parce que l'ustensile est une
promesse d'action, il a été fait par un homme pour un homme et la tâche à
laquelle elle invite est humaine. Un monde humain se profile à l'horizon de
tout objet technique. L'œuvre d'art, non. Elle ne m'invite à rien, elle ne me
donne aucune contenance dans un univers social où il faut toujours en avoir une.
Au sens propre elle me "décontenance". Elle me laisse là, à la
lisière de sa consistance, un peu idiot, hébété, comme devant un météorite qui
serait tombé d'une autre planète (voir la nona ora de Maurizio Cattelan).
Si on essaie vraiment de sonder cette
déstabilisation, on comprendra qu'on ne peut pas censurer une œuvre d'art,
parce que toute œuvre est "asociale", elle ne vise pas à "faire
société". Elle ne crée pas de monde humain. Elle n'a pas d'avenir. Un
objet technique me maintient dans l'illusion qu'il y a toujours quelque chose à
faire: rouler si c'est une voiture, regarder si c'est une télé, appeler
quelqu'un si c'est un tel portable, etc. Mais l'œuvre d'art me dit: "No
future". Elle ne me ment pas (parce qu'honnêtement, les objets techniques
nous incitent assez souvent à faire des bêtises, mais surtout ils nous font
croire que le monde a été fait pour nous. Je ne suis pas en train de dire
qu'une oeuvre d'art serait "écologique"). Une œuvre d'art, elle ne
fait qu’"'être". C'est ce que dit Maurice Blanchot : "L'œuvre
n'est ni achevée, ni inachevée, elle "est". Ce qu'elle nous dit,
c'est qu'elle "est", et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire
autre chose que cela ne dit rien." Un objet
technique n'est pas, parce qu'il est le vecteur d'une action, d'un avenir
technique qui le dépasse. L'œuvre d'art "est" parce que rien ne se
profile à son horizon. Elle est à elle-même son propre sens. Son sens ne lui
vient pas de ce que je peux faire avec elle, parce qu'il n'y a rien à faire
avec elle.
On peut parler de contemplation si l'on veut mais c'est
plus concret que cela. une musique nous renvoie à ce que c'est que le son, une
peinture nous renvoie à ce que c'est que la lumière, un film nous renvoie à ce
que c'est que l'image, que la séquence d'images et ainsi de suite. Rien n'est
plus simple et plus existant qu'une oeuvre d'art parce qu'elle ne fait
qu'exister. Tous les intellectuels qui nous parlent de l'interprétation d'une œuvre
se moquent de nous. Ils veulent conjurer ce mystère parce que ça leur fait
peur. Une œuvre d'art est bien faite par un homme mais elle n'a aucune visée
humaine.
Imaginons
des puces sur le dos d'un tigre. Elles se racontent des histoires de puces qui
entretiennent l'illusion qu'elles sont sur un monde stable fait pour elles (ça
s'appelle la religion finalement) et puis il y a une puce qui leur montre des
dessins du dos du tigre et qui leur dit: "vous savez, on est ,en ce
moment, là, sur l'échine d'un félin qui n'a aucune considération de nous"
On lui demanderait de se taire, on lui ferait une réputation de fou ou de génie
et on passerait à autre chose parce que c'est exactement ce que les puces ne
veulent pas entendre. La puce clairvoyante évidemment est l'artiste. L'art est
structurellement scandaleux parce qu'il ne donne à voir que ce qui
"est" :
« La philosophie
n’est pas l’art, mais elle a avec l’art de profondes affinités. Qu’est-ce que
l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la
réalité nue et sans voile. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que
le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le
voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions
interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes
conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer
pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le
feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les
commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans
rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera aussi
un philosophe, avec cette différence que la philosophie s’adresse moins aux
objets extérieurs qu’à la vie intérieure de l’âme. » - Bergson
Avec la fable
des puces, la question de la censure prend un certain relief: d'une part on
comprend que l'œuvre d'art ne peut être que censurée, ou éludée, ou adorée mais
à l'excès (interrogeons les troupeaux de spectateurs qui s'agglutinent devant
la Joconde au Louvre et qui font des selfies devant: ils ne sont pas en train
d'être captés par une œuvre, ils sont juste devant ce qu'on leur a dit qu'il
fallait voir.") Les hommes ne peuvent accepter l'artiste comme un des
leurs parce que son oeuvre est sculptée dans de l'existence qui se fout d'être
humaine. Toute oeuvre d'art est au sens propre dans un "no man's
land". En un autre sens, justement on ne peut pas censurer une œuvre d'art
parce que la censure se fait au nom des lois humaines et que l'art se situe à
une dimension qui n'est pas celle-là. l'artiste décrit "ce qui est".
Van Gogh ne peint pas des oliviers tordus parce qu'il est fou ou génial mais bel et bien
parce qu'ils sont "vraiment" tordus. Les cyprès qu'il peint sont des flammes parce qu'ils
le sont en effet: un cyprès c'est le carrefour d'une multitude de dynamismes:
croissance végétale, vent, chaleur, force tellurique, etc. Pas d'autre vérité
que celle de l'art. Staline peut bien censurer Chostakovitch, la vérité sonore
révélée par le compositeur, il ne peut pas l'éluder. On peut pousser des hauts
cris devant l'origine du monde de Courbet, on est tous passés par là.
Interné à
Dachau, Music est un prisonnier que les nazis avaient
affecté au charnier et dans ce contexte, Music, qui avaient réussi à dérober un
fusain et du papier a peint les corps et a tenu des propos tout à fait
intéressants si on parvient à les comprendre. Il s'est intéressé au cadavres
humains en tant que matière à peindre. Il parle notamment d'une couleur bleutée
que prend le corps mort dans le froid à un certain moment de sa décomposition. Ce n'est pas du voyeurisme. C'est le no man's land de l'art. De
fait, "c'est". Un corps humain qu'on le veuille ou pas, ça bleuit
quand c'est mort et c'est un phénomène indiscutable. On peut passer son temps à
dire que les camps sont horribles, etc. Ce que Music a fait est encore plus
fort que de l'indignation verbale, c'est de l'art. On peut se voiler les yeux
devant les toiles de Music (parce qu'il a survécu et qu'il a peint ses toiles
d'après les esquisses faites dans les camps), on ne changera rien à la vérité
qu'il a peinte et on bleuira quand on sera mort. On ne peut pas censurer une œuvre
d'art
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