Traitez au choix l’un des textes suivants :
Quoique
nous fassions nous sommes censés le faire pour "gagner notre
vie" ; tel est le verdict de la société, et le nombre de gens, des
professionnels en particulier, qui pourraient protester a diminué très
rapidement. La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui,
à proprement parler, est le dernier "ouvrier" dans une société du
travail. La même tendance à rabaisser toutes les activités sérieuses au statut
du gagne-pain se manifeste dans les plus récentes théories du travail, qui,
presque unanimement, définissent le travail comme le contraire du jeu. En
conséquence, toutes les activités sérieuses quels qu’en soient les résultats,
reçoivent le nom de travail et toute activité qui n’est nécessaire ni à la vie
de l’individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les
amusements. Dans ces théories qui, en répercutant au niveau théorique l’opinion
courante d’une société de travail, la durcissent et la conduisent à ses extrêmes,
il ne reste même plus l’«œuvre » de l’artiste: elle se dissout dans le jeu,
elle perd son sens pour le monde. On a le sentiment que l’amusement de
l’artiste remplit la même fonction dans le processus vital de travail de la
société que le tennis ou les passe-temps dans la vie de l’individu.
Hannah
Arendt – Condition de l’homme moderne
Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie
un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de
vérités qu’il n’en établit. Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable.
Un homme qui entreprendrait d’examiner tout par lui-même ne pourrait accorder
que peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce travail tiendrait son
esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer profondément
dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans aucune certitude. Son
intelligence serait toute à la fois indépendante et débile. Il faut donc que,
parmi les divers objets des opinions humaines, il fasse un choix et qu’il
adopte beaucoup de croyances sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un
petit nombre dont il s’est réservé l’examen. Il est vrai que tout homme qui
reçoit une opinion sur la parole d’autrui met son esprit en esclavage ; mais
c’est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.
Il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque
part dans le monde intellectuel et
moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place.
L’indépendance individuelle peut être plus ou moins grande ; elle ne saurait
être sans bornes. Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une
autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en
est le dépôt et quelle en sera la mesure.
Tocqueville
– De la démocratie en Amérique
La moralité consiste
à réaliser des fins impersonnelles, générales, indépendantes de l’individu et
de ses intérêts particuliers. Or, la raison, par sa constitution native, va
d’elle-même au général, à l’impersonnel ; car elle est la même chez tous les
hommes et même chez tous les êtres raisonnables. Il n’y a qu’une raison. Par
conséquent, en tant que nous ne sommes mus que par la raison, nous agissons
moralement, et, en même temps, nous agissons avec une pleine autonomie, parce
que nous ne faisons que suivre la loi de notre nature raisonnable. Mais, alors,
d’où vient le sentiment d’obligation ? C’est que, en fait, nous ne sommes pas
des êtres purement rationnels,
nous sommes aussi des êtres sensibles.
Or, la sensibilité, c’est la faculté par laquelle les individus se distinguent
les uns des autres. Mon plaisir ne peut appartenir qu’à moi et ne reflète que
mon tempérament personnel. La sensibilité nous incline donc vers des fins
individuelles, égoïstes, irrationnelles, immorales. Il y a donc, entre la loi
de raison et notre faculté sensible, un véritable antagonisme, et, par suite,
la première ne peut s’imposer à la seconde que par une véritable contrainte.
C’est le sentiment de cette contrainte qui donne naissance au sentiment de
l’obligation.
Durkheim
– L’éducation morale
C’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence
quotidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux
mille soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue
ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des
obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement
pour ce qui est conforme à la règle. C’est à peine si nous en avons conscience ;
nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société ; nous
la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons ; il faudrait plus
d’initiative pour prendre à travers champs. Le devoir, ainsi entendu,
s’accomplit presque toujours automatiquement ; et l’obéissance au devoir,
si l’on s’en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou
un abandon. D’où vient donc que cette obéissance apparaît au contraire comme un
état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ?
C’est évidemment que des cas se présentent où l’obéissance implique un effort
sur soi- même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce
qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute
hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même. (…) Si
naturellement, en effet, qu’on fasse son devoir, on peut rencontrer en soi de
la résistance ; il est utile de s’y attendre, et de ne pas prendre pour
accordé qu’il soit facile de rester bon époux, bon citoyen, travailleur
consciencieux, enfin honnête homme. Il y a d’ailleurs une forte part de vérité
dans cette opinion ; car s’il est relativement aisé de se maintenir dans
le cadre social, encore a-t-il fallu s’y insérer, et l’insertion exige un
effort. (…) En un certain sens il serait faux, et dans tous les sens il serait
dangereux, de dire que le devoir peut s’accomplir automatiquement. Érigeons
donc en maxime pratique que l’obéissance au devoir est une résistance à
soi-même.
Bergson, Les deux Sources de la morale
et de la religion (1932)
« La question du libre arbitre
demeure (...). Quelles que soient les considérations auxquelles on se livre sur
le plan de la haute métaphysique, il est bien évident que personne n’y croit en
pratique. On a toujours cru qu’il était possible de former le caractère ; on a
toujours su que l’alcool ou l’opium ont quelque influence sur le comportement.
Le défenseur du libre arbitre soutient qu’on peut à son gré éviter de
s’enivrer, mais il ne soutient pas que lorsqu’on est ivre on puisse articuler
les syllabes de Constitution britannique de manière aussi claire qu’à jeun. Et
quiconque a eu affaire à des enfants sait qu’une éducation convenable contribue
davantage à les rendre sages que les plus éloquentes exhortations. La seule
conséquence, en fait, de la théorie du libre arbitre, c’est qu’elle empêche de
suivre les données du bon sens jusqu’à leur conclusion rationnelle. Quand un
homme se conduit de façon brutale, nous le considérons intuitivement comme
méchant, et nous refusons de regarder en face le fait que sa conduite résulte
de causes antérieures, lesquelles, si l’on remontait assez loin, nous
entraîneraient bien au-delà de sa naissance, donc jusqu’à des événements dont
il ne saurait être tenu pour responsable, quelque effort d’imagination que nous
fissions. »
Russell
- Le Mariage et la morale
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire