Le degré 0 de l’Éthologie
Il
est vraiment difficile en regardant cette conférence de se départir d’une constante
impression de malaise, comme si nous étions ici pour rire plutôt que pour
découvrir, comme si les animaux étaient finalement « montrés » comme
des bêtes de foire plutôt que comme des êtres à part entière. Les thèses de
Monsieur de Waal décrivent probablement ce que l’éthologie peut faire de pire,
précisément parce qu’elles aboutissent au contraire de leur intention première.
Il y a en effet de fortes chances que nous ayons quelque chose à apprendre des
animaux. Il ne fait aucun doute que certains chimpanzés se réconcilient après
s’être battus, ou que tels individus singes agissent pour le bien-être de leur
congénères, c’est une certitude, mais l’action qui consiste à
étiqueter ce genre de comportement avec des termes comme « morale, empathie,
réciprocité » est elle, au contraire, problématique, marquée par
ce que l’on pourrait appeler un « anthropocentrisme bienveillant ».
Monsieur De Waal semble exclusivement soucieux de "faire faire l’homme" aux
animaux.
Quand
nous accomplissons un acte par empathie, c’est-à-dire par pitié à l’égard d’une
autre personne, nous le faisons en effet au nom d’une certaine représentation
du Bien comme le dit Aristote et nous ne pouvons absolument pas induire de la
solidarité du singe nourri qui aide le singe affamé à ramener la caisse qu’il
agisse sous l’influence de cette même empathie. Il est vrai que nous ne pouvons
pas voir cette scène sans que des qualificatifs humains issus d’une certaine
langue humaine ne viennent spontanément à notre esprit mais c’est précisément
cela qu’il s’agit de court-circuiter pour
envisager de rentrer si peu que ce soit dans le monde animal.
Devant
les vidéos de Monsieur De Waal, nous sommes finalement comme devant des dessins
animés de Walt Disney ou de Tex Avery, à savoir invités à appliquer le registre
lexical d’une langue humaine à ces comportements animaux comme s’il allait de
soi que le terme « empathie » convient exactement à l’attitude de
l’animal. L’important dit Gilles Deleuze, « c’est d’avoir un rapport
animal avec l’animal et pas un rapport humain avec l’animal ». Le fait
même que l’assistance rit devrait nous sembler suspect et nous mettre sur nos
gardes. Mais que désigne exactement l’expression de Gilles
Deleuze : « Avoir des rapports animaux avec
l’animal » ? La réponse est aussi simple que déconcertante : éprouver des affects animaux, un peu
comme les enfants qui ne jouent pas à « faire comme » le chat ou le
chien mais qui éprouve une sorte de
socle esthésique commun à l’animalité et à l’humanité, ou bien comme le chasseur qui se
maintient dans un état d’attention et de vigilance aussi intense que l’animal
qu’il cherche à abattre. Devant un cerf aux aguets, la question que l’on peut
se poser est celle de « l’intensité » : puis-je, moi homme, me
rapprocher du chiffre de cette concentration, de cet éveil au moindre
déplacement de feuille, au moindre craquement de branche ?
Dans
l’efficience de cette communauté d’affects se joue une partie fondamentale,
dans laquelle l’homme éprouve la porosité des catégories habituelles :
nous n’avons pas à faire l’animal, nous pouvons voisiner avec les animaux par
le jeu des fluctuations des intensités affectives que nous sommes capables de
libérer dans telle ou telle situation. Nous sommes tous animés du désir de
persévérer dans notre être, hommes et bêtes,
et ne nous différencions des autres que par les variables de cette
énergie, de cette implication attentive que nous investissons, tous dans le
fait d’exister. Montaigne reprend une affirmation de Plutarque : « J'enchérirais
volontiers sur Plutarque et je dirais qu'il y a plus
de distance de tel homme à tel homme
qu'il y en a de tel homme à telle bête. »
Tout être vivant est
animé du désir de persister dans son être et c’est dans la libération de cette
énergie désirante commune à tout ce qui existe que nous expérimentons des
voisinages totalement inattendus, des rapprochements hallucinants que seuls les
artistes suivent et perçoivent avec le plus d’acuité (la métamorphose de Kafka-
Le compositeur Messiaen et les oiseaux, etc. »)
Monsieur de Waal est
à des années lumières de tout ce que l’éthologie a de plus authentique et de
plus riche précisément parce qu’il n’envisage qu’un type de rapport humain à
l’animal et ne fonde ses supposées démonstrations que sur l’idée selon laquelle
les animaux peuvent concevoir les mêmes notions que les hommes. En premier
lieu, pourquoi les animaux en auraient-ils besoin ? Puisque les hommes
socialisés et les animaux ont suivi des voies différentes de développement dans
le milieu naturel, on ne voit pas bien pourquoi il faudrait appeler
« empathie », ou « morale » la solidarité dont ils font
indiscutablement preuve dans leurs attitudes. Peut-être méritent-ils
précisément que nous leur accordions « ce droit à la différence »,
droit que Monsieur de Waal finalement, consciemment ou pas, ne leur reconnaît
pas. D’autre part, il aurait été très éclairant que Monsieur de Waal ait
l’honnêteté de distinguer des modalités de socialisation animales et des
modalités de socialisation humaines, plutôt que de vouloir à toute force (et
inutilement) les rapprocher. Enfin, l’éthologie atteint son intensité
philosophique la plus importante lorsque l’étude de l’animalité englobe enfin
l’homme et que l’on cesse d’adhérer au présupposé anthropocentriste de leur
séparation, mais dans cette perspective les notions de morale ou d’empathie
n’ont plus cours parce que les individus, qu’ils soient humains ou animaux, ne
valent que « quantitativement » au gré des chiffres atteints par la
libération de ce que Spinoza appelle le conatus. Les voisinages qui
s’effectuent alors constituent précisément ce que les artistes explorent avec
le plus d’acuité, de justesse et « d’humilité ».
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