« L'homme
est un animal qui, du moment où il vit parmi d'autres individus de son
espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à
l'égard de ses semblables ; et, quoique, en tant que créature raisonnable,
il souhaite une loi qui limite la liberté de tous, son penchant animal à
l'égoïsme l'incite toutefois à se réserver dans toute la mesure du possible un
régime d'exception pour lui-même. Il lui faut donc un maître qui batte
en brèche sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté
universellement valable, grâce à laquelle chacun puisse être libre. Mais où
va-t-il trouver ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine.
Or ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d'un
maître. De quelque façon qu'il [l'homme] s'y prenne, on ne conçoit vraiment pas
comment il pourrait se procurer pour établir la justice publique un chef qui
soit lui-même juste : soit qu'il choisisse à cet effet une personne
unique, soit qu'il s'adresse à une élite de personnes triées au sein d'une
société. Car chacune d'elles abusera toujours de la liberté si elle n'a
personne au-dessus d'elle pour imposer vis-à-vis d'elle-même l'autorité des
lois. Or le chef suprême doit être juste par lui-même, et cependant être
un homme. Cette tâche est par conséquent la plus difficile à remplir de
toutes ; à vrai dire sa solution parfaite est impossible ; le bois
dont l'homme est fait est si noueux qu'on ne peut y tailler des poutres bien
droites. La nature nous oblige à ne pas chercher autre chose qu'à nous
approcher de cette idée. »
Emmanuel Kant – Idée d’une histoire universelle d’un
point de vue cosmopolitique (1784)
1)
Choisir
l’explication de texte
Il
existe un critère de sélection très simple pour savoir si le choix du 3e
sujet peut être fait avec profit : au terme de trois ou quatre lectures du
passage, percevons-nous clairement que l’auteur défend UNE et UNE SEULE idée.
Pour le dire autrement, saisissons-nous ce qui fait de ces lignes UN
texte ? Si nous n’arrivons pas à unifier tous ces mots dans une seule
direction, c’est que nous ne comprenons pas le texte et il serait dangereux de
le choisir.
Pour
ce texte, il convient de réaliser assez vite qu’Emmanuel Kant nous explique
pourquoi le problème politique du gouvernement de l’homme par l’homme n’a pas
de solution, ou plus précisément, pourquoi nous sommes condamnés à envisager
les moins mauvaises solutions possibles, mais jamais la meilleure.
Une
fois que nous avons perçu cette idée essentielle, l’autre critère à observer
est celui de la « stimulation ». Il y a souvent un malentendu qui
consiste dans le fait de croire que l’on a compris ce que l’on peut résumer,
enfermer dans le carcan de quatre ou cinq lignes. Plus on réduit le sujet à un
simple énoncé plus on pense être prêt à l’expliquer. C’est exactement le
contraire qui est vrai. La thèse de l’auteur suscite en nous des objections,
des prolongements, un accord, des exemples, des illustrations, des auteurs
opposés au philosophe, etc. Il n’est évidemment pas question pour nous de dire
si nous sommes d’accord ou pas avec les propos affirmés par l’auteur. Une
explication ne consiste pas à développer ce que nous pensons du texte mais à
« penser » dans le texte, en lui et à partir de lui, dans le cadre
proposé par le texte.
2)
L’utilisation
du brouillon
Le
brouillon va nous servir, premièrement, à formuler le mieux possible l’idée
essentielle du passage, deuxièmement, à en comprendre la structure, le plan,
troisièmement, à jeter sur le papier les implications, les nuances de sens, les
références extérieures, bref tout ce que suscite en nous la lecture de ce texte
et seulement de ce texte. L’erreur consisterait à choisir le texte simplement
parce qu’il nous donnerait l’occasion, le prétexte à évoquer un thème que nous
aimons bien, « par ailleurs ». Choisir le troisième sujet, c’est
s’être engagé à maintenir constamment notre réflexion dans ce cadre là, en ne
cherchant dans la référence à d’autres auteurs, à des exemples ou à des illustrations
extérieures que de quoi expliquer ce texte là et rien d’autre. Il s’agit bien
d’ouvrir notre réflexion mais seulement à partir de ce que le texte suscite.
Tout ce que le texte affirme, argumente doit être analysé, prolongé, discuté,
éventuellement contredit mais jamais éludé, ou mis au second plan. Il faut
penser à cet aspect de l’explication dés le début en acceptant de passer 4h
dans la pensée d’un autre, tout en pensant par soi-même. On ne nous demande pas
de penser ce que l’auteur pense mais de penser dans le cadre de ce que l’auteur
pense, un peu comme un vêtement à l’intérieur duquel on sera bien à son aise,
libre de tous nos mouvements. Quand on comprend parfaitement une idée comme par
exemple le cogito de Descartes, on se dit qu’on peut la formuler de différentes
manières sans jamais perdre le fil avec ce que Descartes veut dire. C’est ça
l’essentiel et c’est la différence entre une bonne explication et une
paraphrase : ce défaut consiste à dire
ce que l’auteur dit, l’explication dit
ce qu’il veut dire mais avec nos mots et pas avec ceux de l’auteur.
3)
L’introduction
(Thème / Thèse / Problématique)
Le
thème désigne le sujet à partir duquel le texte se définit comme une prise de
position claire et précise. Kant n’a pas inventé le thème sur lequel il prend
position, mais il va proposer une nouvelle façon d’aborder cette question. Nous
devons donc évoquer ce sujet de la façon la plus simple et la moins vague
possible (pas de « de tout
temps… »). Ici le thème est le gouvernement de l’homme par l’homme, ou si
nous préférons, la question du pouvoir politique.
La
thèse est la formulation de l’idée essentielle du texte, la position précise et
« nouvelle » de l’auteur par rapport à ce problème qui existait avent
lui. Ici, Kant soutient que l’homme est à la fois un être raisonnable (Je
transcendantal) qui comprend la légitimité de la loi et un animal qui la
conteste au nom de ses appétits et de son égoïsme (Moi empirique). Cette
dualité rend strictement nécessaire l’exercice d’une autorité qui va, en l’homme,
contraindre l’animal et favoriser la raison. Le problème réside dans
l’impossibilité de trouver ce maître ailleurs que dans l’espèce humaine, d’où
la reconduction du problème au sein même de la personne censée le résoudre.
Comment un homme dont la nature est fondamentalement marquée par cette dualité
entre la sensibilité et la raison pourrait-il être « juste par
lui-même », c’est-à-dire n’être que raisonnable ?
La
problématique caractérise un travail très différent de ce que l’on appelle la
problématisation pour les sujets 1 ou 2. Il s’agit en fait de décrire le plan
du texte et son enjeu. On comprend ici que le propos de Kant est de nous
décrire le cadre d’un problème que l’homme ne peut ni éviter ni résoudre. La
dernière phrase du texte décrit exactement le schéma d’une courbe asymptotique,
laquelle illustre exactement la pensée de Kant à l’intérieur de l’œuvre
elle-même. Ce problème trace quelque chose qui se trouve être comme un horizon
ou une étoile qui nous guide et doit orienter nos efforts sans jamais pour
autant nous proposer de solution réelle accessible. Nous ne sortirons jamais de
ce problème qui est insoluble mais peut-être progresserons-nous dans les
expédients que nous proposerons pour essayer de le gérer « au mieux »
ou plutôt au « moins mal ».
La
structure du texte est donc assez simple : Emmanuel Kant pose un
problème : la dualité animal / créature raisonnable de l’homme qui rend
difficile la cohabitation au sein d’un collectif. Il propose ensuite une
solution : le maître, c’est-à-dire l’autorité. On ne peut pas concevoir de
cité (polis) sans dirigeant, lequel aura le droit de contraindre en l’homme
l’animal pour que se libère, en lui,
l’être raisonnable. Mais ce maître ne peut pas être d’une autre espèce
que celle des hommes, sujet donc à la même dualité que celle qu’il est censé
réglementer. La solution proposée au problème est contaminée par le problème
qui, à la fin du raisonnement, demeure. La fin du texte file la métaphore
géométrique en opposant le modèle de la droite impossible (à cause du bois dans
lequel il faut tailler la poutre) et l’asymptote qui décrit l’impossible fusion
de la courbe avec l’axe des abscisses (l’impossibilité de la solution peut et
doit stimuler les « approches »)
Quel
est l’enjeu de ce texte ? De nous faire comprendre les impasses dans
lesquelles nous nous débattons aujourd’hui : démocratie, aristocratie,
autocratie ne peuvent pas constituer des régimes politiques parfaits. Nous
avons l’habitude de penser que le pouvoir politique est déficient à cause des
personnes qui l’exercent, mais la réalité est que ce problème est
« structurellement » insoluble et pas conjoncturel. Que la politique
soit un domaine sujet à des crises incessantes, cela tient à sa nature même et
pas aux époques ni à la personnalité des dirigeants.
4)
« Expliquer » :
démêler les plis
Un texte doit être un peu comme un caillou qui est jeté dans
l’eau et dont l’impact génère des ondes dans notre pensée. Il faut que nous
ayons le sentiment que nous n’arriverons jamais au terme de l’explication parce
que la densité d’écriture du passage est telle qu’elle est absolument
inépuisable. Expliquer n’est pas résumer, réduire, encore moins clore un
chapitre. Si ce texte est UN texte, c’est que l’auteur ne veut dire qu’UNE
chose. Mais c’est du « vouloir dire », du sens, et cela peut être dit
autrement, accueilli par une pensée qui se formulerait en d’autres termes, les
nôtres, en l’occurrence et c’est exactement cet accueil qui constituera le
corps de notre explication. Il importe donc de ne pas paraphraser, c’est-à-dire
répéter simplement le texte et de ne pas s’éloigner du texte. Pour éviter ce
dernier défaut il importe de consacrer autant de parties que nous avons relevé
d’étapes à la démonstration de l’auteur. Ici nous voyons bien que Kant formule
d’abord un problème (partie 1) puis propose une solution (partie 2), mais la
solution est parasitée par le problème (partie 3), il reste donc le problème
(partie 4).
5)
Utiliser
des références
Il convient de ne pas forcer la référence à d’autres
auteurs. Si tout se passe bien, nous devrions faire naturellement le
rapprochement avec des auteurs abordés durant l’année scolaire. On peut
notamment penser à Aristote qui affirme qui « l’homme est un animal
politique ». Pourquoi cet auteur spécifiquement ? Parce que c’est finalement
le contraire de ce que Kant soutient. Quelque chose de l’homme résiste à sa
citoyenneté et c’est précisément son animalité. Autant Aristote concevait
l’homme comme naturellement voué à la cité, autant Kant insiste sur le fait qu’il l’est plutôt « culturellement »
(Kant a beaucoup lu Rousseau). Hobbes et Rousseau sont également sur cette
question des références convocables. C’est à partir du texte que ces auteurs
doivent se manifester à notre souvenir et non l’inverse.
6)
Conclusion
La conclusion reprend les passages de notre explication que
nous estimons vraiment décisifs. Nous avions évoqué à la fin de notre
introduction l’enjeu du texte. Il est temps de revenir à cette perspective. En
quoi la lecture de ce texte nous apporte-t-elle quelque chose aujourd’hui ?
Ici c’est vraiment l’affirmation d’une impossibilité structurelle de résoudre
le problème politique qui pose vraiment question. On peut remarquer notamment
que Kant n’envisage pas un seul instant que les hommes puissent vivre ensemble
sans avoir recours à une autorité coercitive. La référence au livre de Pierre
Clastres : « la société contre l’Etat » prouve qu’il existe
des communautés sans Etat. Il est possible de conclure notre réflexion sur
cette référence intéressante : peut-être Kant ne trouve-t-il pas de
solution parce qu’il part du principe qu’il y a un problème, mais ce principe
peut être contesté.
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