Introduction
Explication du texte
d’Alain : « Dans le sommeil, je suis tout » - Lorsque nous
buvons trop d’alcool ou que nous réagissons à une insulte sous le coup de la
colère, de l’indignation immédiate, nous ne sommes pas conscients de ce que
nous faisons, ce qui explique éventuellement que nous nous excusions après coup
de ce que nous avons fait sous l’emprise d’une pulsion, d’une réaction brute.
Nous disons alors :
« - Excuse-moi je
n’étais pas moi-même ! »
Cette expression mérite
d’être analysée : « je n’étais pas moi « même » ».
D’habitude, il y a un accord dans mes actes entre celui qui agit et celui qui
se voit agir mais, ici, j’ai « réagi » tellement aveuglément et
rapidement que le premier a court-circuité le deuxième et de ce fait je n’ai
été que violence, que corps, que coup de sang. Je n’étais pas cette entente
entre mon acte et la revendication de cet acte. Je ne pensais pas ce que je
disais. Quand je suis conscient, je sais ce que je dis, ce que je pense, ce que
je fais et je suis d’accord avec cela. Je suis moi-même parce que justement il
y a distinction, dédoublement entre ce que je fais et ce que je me vois faire.
Je ne suis pas qu’un acteur, je suis aussi superviseur de mes gestes et des mes
pensées. Je suis « même » que moi, mais ce même signifie qu’il y a
adéquation entre deux instances différentes en moi : l’acteur et le
superviseur.
C’est en ce sens là qu’il
nous faut comprendre la première phrase de ce texte d’Alain. Nous sommes tout
entier dans notre sommeil parce que nous ne nous voyons pas dormir. Notre corps
est « un » dans le sommeil comme il l’est dans la peur ou dans
l’ivresse. Je ne suis que ce corps dormant qui ne se sait pas dormir. Il n’y a
pas de distanciation, pas de dédoublement pas de division entre l’acteur et le
spectateur. « La conscience n’est pas immédiate » dit Alain, ce qui
peut d’abord nous sembler entrer en contradiction avec la définition
philosophique habituelle dans laquelle on distingue trois types de conscience :
- Immédiate ou spontanée
- Réfléchie ou réflexive
- Morale
Par conscience immédiate,
il convient d’entendre le fait de prendre conscience de tel phénomène ou objet
dans le monde : je suis conscient par exemple qu’il y a là une chaise. Par
conscience réfléchie, on prendre conscience de soi dans le monde. La conscience
morale désigne la capacité à distinguer le bien du mal, à s’interroger sur la
valeur morale de nos actions et éventuellement à se culpabiliser lorsque nous
avons le sentiment d’avoir mal agi. Que veut dire Alain lorsqu’il affirme que
la conscience n’est pas immédiate ? Que même lorsque je me rends compte
qu’il y a là un objet, cette réalisation n’est pas un événement qui m’arrive
mais une information que je me rapporte à moi-même, de telle sorte que même la
conscience immédiate suppose un rapport à soi (réflexif, donc). La conscience
est une instance qui interdit tout rapport direct entre mon corps et le monde.
Toute prise de conscience
est témoignage, distanciation. L’assomption d’un geste, c’est-à-dire le fait
d’assumer la paternité et la responsabilité d’une action est incompatible avec
la notion d’unité de mon être. Si nous accomplissons quelque chose sans
distanciation, sans supervision de soi-même à soi-même, nous ne l’exécutons pas
sciemment et ne saurions être vraiment considérés comme les auteurs de l’acte.
Il faut distinguer le fait d’être même que soi (ce qui suppose un accord entre
deux instances de soi) et le fait d’être total, Un, entier dans une réaction.
La conscience, c’est donc
en un sens l’altérité, le fait d’être autre à soi, de se rendre compte à
soi-même de ce que nous vivons. Je pense et puis je pense que je pense. Je suis
à la fois le sujet et l’objet de ma propre pensée (ce point est vraiment
crucial par rapport au prochain sujet : « Suffit-il d’être
conscient de soi pour se connaître soi-même ? », car il est
impossible d’être à soi-même l’objet d’une connaissance sans cet effet de
distanciation dont la conscience est l’exécutrice, mais cette démarche est-elle
suffisante pour donner lieu à une véritable « connaissance de soi »,
laquelle décrit un savoir fiable et définissable, quasiment une science :
suis-je à moi-même l’objet d’une science exacte ? »)
Conscient, je sais ce que
je fais mais je ne le fais dès lors que « relativement » au sens
littéral de l’expression c’est-à-dire en relation avec…Je maîtrise ce que je
fais, je me le rapporte à moi-même mais je ne le fais pas
« absolument » parce que si c’était le cas, je ne me verrais pas le
faire, je ne m’en apercevrais pas. Nous pourrions dire que la conscience est ce
qui définit la condition humaine comme « pas toute ».
Nous pouvons donc grâce à notre conscience
insinuer un doute dans nos perceptions, comme c’est le cas pour Mr Anderson
(Néo) dans la matrice. « Tu es ici parce que tu as un savoir » lui
dit Morpheus, mais ce savoir est d’abord un doute finalement : ce que je
vis est un peu trop « normal » pour que ce soit réel. La conscience
crée dans l’espace un autre type d’espace que l’espace extérieur et c’est ce
que nous appelons la pensée. C’est notamment ce qui permettra à Descartes de
dire que nous nous connaissons d’abord en tant que pensée et non d’abord en
tant que corps car je peux rêver que je suis un corps sans l’être effectivement
alors que je ne peux pas penser que j’ai un corps sans être nécessairement la
pensée d’être un corps (que j’ai réellement un corps ou pas - Cogito).
Tout le propos d’Alain ici
est d’articuler cette condition fondamentalement relationnelle ou relative,
« pas toute », de l’homme du fait de sa conscience, avec notre
perception du temps. Dans le sommeil, nous ne faisons qu’être vivants, sans
avenir ni passé. Au contraire chaque instant conscient de ma vie est un instant
que je me rapporte à moi-même et qui dés lors n’est plus présent mais passé.
Nous entretenons avec les instants conscients de notre existence le même
rapport que celui que nous avons avec nos mots. Ce que dis à l’instant où je le
dis « est dit », passé, nous ne sommes jamais synchronisés exactement
avec les mots que nous disons. Parler, c’est avoir dit des mots mais si l’on
nous arrêtait dans l’instant même de nos prises de paroles, ce serait inaudible
(il n’est pas impossible que cela soit l’origine même du bégaiement chez
certaines personnes). De la même façon ce que je vis, dés que je sais que je le
vis, est vécu. Ma conscience est ce qui fait tomber les moments vécus au passé.
Si, comme le dit Bergson, « Conscience signifie mémoire », c’est
d’abord, selon Alain, parce que la conscience est cela même qui fait le passé.
Nous réalisons ainsi que cette distanciation qui s’effectue en moi entre le
superviseur et l’acteur est surtout d’ordre temporel : le superviseur est
dans un présent qui fait tomber l’acteur au passé. Quel que soit ce moi dont je
prends conscience, ce n’est plus moi maintenant. Dans ce trouble qui se dessine
au fil de cette indétermination radicale de mon être présent (« je suis
toujours en train d’être autre chose »), c’est aussi une forme de liberté
qui se profile : rien de ce que j’ai été ne m’impose de l’être encore. La
substance même de mon être est malléable, offerte aux changements, à ma volonté
de devenir autre chose, pour le meilleur comme pour le pire. Nous ne sommes pas
figés dans une détermination fixe. Je peux être courageux un jour et lâche le lendemain,
je peux aussi moi qui suis plutôt lâche décider d’être courageux. La conscience
ouvre l’espace de la liberté et de l’angoisse de cette liberté (Sartre).
La conscience nous empêche donc d’être quoi que
ce soit « totalement ». Si, par exemple je suis amoureux mais
conscient de l’être, je ne le suis pas tout-à-fait puisque une partie de moi
(le spectateur) assistera comme en retrait au développement
« extérieur » de ce sentiment. C’est exactement comme si un
observateur, une vigie restait ainsi continuellement en veille et me rapportait
à moi-même les éléments de ma vie y compris « intérieure »
(sentiment, émotions, pensées) comme des « événements » externes.
Inconscient, je vis, conscient, je me vois vivre.
En me témoignant à moi-même
que je suis amoureux, la conscience n’établit pas seulement une distance, comme
une vitrine dans laquelle je me verrais moi-même, mais aussi du mouvement, de
la succession, éventuellement du dépassement. Etre amoureux, ce n’est ni ma
nature, ni un destin ou une fatalité. Cela peut changer et c’est déjà en train
de le faire. C’est en ce sens qu’Alain affirme que le moi conscient est un
refus d’être moi. La conscience c’est exactement ce qui rend obsolète la
formule : « Ah ! moi je suis comme ça, et rien ne pourra me
faire changer, c’est ma nature. »
Dans un autre passage de ses œuvres, Alain
explique précisément la teneur de ce « refus » du moi d’être moi :
"L'âme c'est ce qui refuse le
corps. Par exemple, ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse
de frapper quand le corps s'irrite, ce qui refuse de boire quand le corps à
soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse
d'abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l'homme. Le
total refus est la sainteté ; l'examen avant de suivre est la sagesse ; et
cette force de refus, c'est l'âme. Le fou n'a aucune force de refus; il n'a
plus d'âme. On dit aussi qu'il n'a plus de conscience, et c'est vrai. Qui cède
absolument à son corps, soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour
parler, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On ne prend conscience que
par opposition de soi à soi. Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un
casque plein d'eau ; il remercie et le verse par terre devant toute l'armée.
Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Ce beau mot ne désigne nullement un
être, mais toujours une action. "
Alain définit l’âme dans ce passage par
l’opposition au corps mais cela ne signifie pas que l’âme est le contraire du
corps. C’est plutôt que l’âme est ce qui contredit le corps et la conscience
est l’acte même de cette contradiction de telle sorte que la dernière phrase de
ce passage : « Ce beau mot ne désigne nullement un être mais
toujours une action. » semble définitivement marquer l’assimilation possible
de l’âme à la conscience, du moins dans une perspective philosophique (car ces
deux termes sont distincts dans une perspective religieuse ou spirituelle).
L’idée d’Alain consiste à affirmer que nous avons une mémoire parce que nous
sommes dotés de la faculté de clôturer les instants vécus et de nous les
rapporter, un peu comme un réalisateur constitue après le tournage le montage
du film (cette comparaison est d’autant plus intéressante que nous coupons
peut-être au montage certaines scènes qui nous embarrassent (final cut)). Mais
cette capacité de témoignage s’impose également dans le temps même de l’action
en tant que puissance de résistance à tout ce qui manifesterait la tendance à
nous faire incliner vers tel ou tel penchant : la peur, la colère, la
soif, le désir, le découragement.
Nous disons d’un fou qu’il est aliéné,
c’est-à-dire qu’il est devenu étranger à soi-même, mais qu’est-ce qui est
aliéné exactement ? Qu’est-ce qui rend la personne démente incapable de se
maîtriser ? L’absence de conscience : « on dit qu’il n’a
plus de conscience et c’est vrai ». Il existe aujourd’hui dans un genre
cinématographique très spécifique une figure de monstre qui peut nous faire
comprendre en négatif la pensée d’Alain, c’est le mort vivant ou le zombie.
L’inhumanité du Zombie ne tient pas à son absence de corps mais à la
disparition de la conscience. Prenons un corps, enlevons-lui tout ce qu’il a
d’humain et nous obtenons « the walking dead ». Mais qu’a-t-il
d’humain ? Sa conscience, et c’est tout le sens de la phrase
d’Alain : « ces refus sont des faits de l’homme. » Cette
opposition constante de soi à soi, de l’âme au corps qui, selon Alain,
caractérise la conscience, c’est ce qui fait défaut au zombie, figure dont
l’anomalie consiste moins à être un mort vivant qu’un corps non humain qui
marche et qui n’est animé que de l’instinct de mordre, de contaminer les
humains pour se répandre. De ce fait, toutes les fictions sur les morts-vivants
posent finalement cette question philosophique : comment maintenir de l’humanité
dans un monde dans lequel l’humanité a déserté le corps, c’est-à-dire dans un
monde de corps animés mais inhabités, dans lequel la conscience ne joue plus du
tout son rôle de « force de refus » ? Alexandre n’est pas tant
« grand » par ces faits d’armes que par sa noblesse, laquelle suppose
cette magnanimité, spécifiquement humaine selon Alain, du sacrifice.
Dans un cadre plus
spécifiquement philosophique, le zombie manifeste davantage la frontière qui
sépare le fait de vivre de celui d’exister que celle qui distingue le vivant du
« mort vivant ». Le zombi, marche. Il est un être animé, doté d’une
pulsion et d’une perception puisque il est sensible au bruit. Il recèle quelque
chose d’aussi inexorable qu’un organisme réglé qui suit imperturbablement son
cours. Il se déplace en masse, en horde et ne semble capable par contre
d’aucune prise d’initiative. Finalement le mort vivant n’est que vivant et ce
qui est mort en lui et cette aptitude à affirmer sa vie, à exister c’est-à-dire
à manifester la présence dans cet organisme d’une signature, d’une façon propre
d’aborder le phénomène biologique de l’existence. « L’homme disait Buffon
c’est le style » et nous pourrions ajouter que le style, c’est précisément
choisir d’exister plutôt que vivre. Le zombie c’est exactement ce que nous
pourrions appeler la vie inexistante comme si dans le fantasme du mort vivant,
l’Amérique (Romero est citoyen américain) disait quelque chose de sa terreur de
devenir une population de citoyens vivants, rongés par une multitude
d’addictions et incapables de vivre autrement la démocratie qu’en s’y réduisant
à l’état de masse, de foule (Tocqueville)
Pour résumer les points essentiels du texte : La nuance la plus
importante dans laquelle consiste la pensée de l’auteur, dans ce passage, se
situe dans la distinction entre « être tout » et « être
même ». Pour être même que soi, il faut « se reconnaître »,
c’est-à-dire qu’en me voyant agir, penser, ressentir, il importe que je fasse
le rapprochement entre cet acteur qui en moi ressent, agit, pense et ce
spectateur qui, en moi, se voit ressentir agir et penser. C’est exactement le
contraire d’un être qui ne serait que d’un bloc ou d’un seul coup. Dans le
sommeil, nous sommes entiers, trop inconscients pour nous apercevoir dormant.
Je vis, mais je ne sais pas que je vis. C’est cela :
« l’inconscience », telle qu’elle se manifeste aussi dans la pulsion,
l’appétit, la réaction, l’ivresse, la peur, etc.
Le premier effet de la
conscience consiste donc bien dans la division et dans la réflexion comme si
chacun des évènements qui m’arrivait se reflétait dans un miroir. Etre
conscient c’est être réfléchi dans les deux sens du terme (être réfléchi par le
reflet du miroir et être réfléchi au sens de quelqu’un qui réfléchit). De ce
fait, rien ne me touche directement, absolument. Je n’existe ni d’un seul coup,
ni d’un seul « tenant ».
Alain renverse donc le
rapport de causalité entre la conscience et le temps considéré comme
succession, mouvement : ce n’est pas parce que nous vivons dans le temps que
nous prenons conscience du temps, c’est parce que nous sommes conscients que
nous nous percevons dans le temps et qu’en effet, nous y sommes. L’insuffisance
du passé vient de la non-suffisance de l’être conscient qui s’éprouve tel qu’il
est : divisé, fini (c’est-à-dire pas infini comme Dieu), relatif,
contingent (est contingent ce qui aurait pu ne pas être). La conscience ouvre
donc l’espace de la perfectibilité, de la résolution, de la liberté : ce
n’est pas parce que j’ai été lâche hier que je le serai aujourd’hui. Je serai
courageux si je le veux : « ce
que je voulais, je le suis devenu. »
Cette formulation est aussi
décisive que problématique : être conscient, c’est être le témoin de son
existence, c’est intercaler de soi à soi l’espace de ce témoignage par quoi je
sectionne comme le monteur d’un film le fait avec la bande de la bobine des
scènes tournées ce « moi » que je viens juste de cesser d’être et qui
n’est déjà plus tout-à-fait « moi » (« le moi est un refus
d’être moi »). La conscience est donc à la fois la marque d’une forme
d’impuissance : celle d’être un Tout, de jouir de la fixité d’un être
inaltérable et d’une indiscutable puissance : celle d’être un sujet
autonome doté de volonté. Dans le dynamisme qui s’instaure de moi à moi par le
biais de la conscience, je peux « vouloir » parce que je peux
devenir, je suis en charge de ce que j’ai à être et cela dépend de moi. La
conscience a fait de moi un sujet capable de dire « Je » et de
décider en son nom de ce qu’il a à être.
Selon Alain, la conscience est à la fois la
garantie d’un jugement sûr par le biais duquel je peux être lucide sur mon
existence, mes sentiments, mes pensées. Distinguer sujet et objet, c’est me
distinguer de ce que je ne suis pas. Par la conscience, nous sommes des êtres décalés
mais ce décalage est exactement tout ce en quoi nous consistons et la
conscience de « devenir » nous fixe une tâche, celle de l’être que
nous avons à incarner , à accomplir, à assumer interminablement. Aux yeux de
qui ? Des autres, des lois, des institutions et de soi-même.
Mais la question se pose alors de savoir si
c’est bel et bien ma conscience qui décrit l’espace de la seule authenticité
possible en ouvrant cette voie de la reconnaissance, de l’assomption morale, de
la responsabilité civique, de la volonté ou bien si ce ne serait pas d’abord la
vie collective, la pression des autres qui nous aurait imposé la conscience
comme seule et unique modalité d’être soi. Être soi selon Alain c’est être à
soi comme à un autre (division), mais dés lors ne suis-je pas condamné à ne
jamais être authentiquement moi ? Se pourrait-il que la conscience soit en
elle-même une aliénation, c’est-à-dire un processus qui nous rend, en
nous-même, étranger à nous-même ? (la conscience est-elle une condition ou
un produit ?) Est-il vraiment vain de chercher une autre voie pour être
nous-mêmes que celle de cette reconnaissance de soi par soi initiée par notre
conscience, ou bien pouvons-nous envisager qu’il existe précisément dans tout
ce qui échappe à notre conscience une authenticité de notre être ? Faut-il
se chercher soi-même par l’entremise de la conscience ou hors d’elle ? Ne
serait-ce pas cette liberté ouverte par le fait d’être conscient qui serait
précisément illusoire ? Nous nous
proposons ici de relier les questions de l’authenticité et de la liberté en
nous interrogeant sur la question de savoir si la conscience telle qu’Alain l’a
définie dans ce texte consiste bien dans cette ouverture qui nous offre une
marge de manœuvre de nous à nous mêmes dans laquelle s’effectue notre liberté,
ou bien si au contraire tout ce qui nous est présenté par lui comme libération
ne serait pas plutôt aliénation, de telle sorte que notre authenticité
résiderait dans ce qui en nous n’est pas conscient. Est-ce parce que nous
sommes dotés de conscience que nous sommes libres ou, au contraire, à cause
d’elle que nous sommes aliénés ?
Cet Autre que je suis à moi-même du fait de ma conscience :
est-il encore moi ou bien plutôt un étranger, la trace en moi de la pression
des Autres, l’impossibilité qui m’est imposée de me sentir et de me vivre comme
étant « Moi » ? A cause de notre conscience, notre existence est
un devenir, une aventure mais elle est aussi l’histoire d’un exil dont on ne
sait pas si, comme celui d’Ulysse, il se termine vraiment par un retour à la
« Mère Patrie »
à un foyer identitaire, bref à un « moi »
1) La sagesse et la conscience d’être ignorant - Socrate (470 – 399
avant JC)
La conscience vient du latin cum scientia qui
signifie avec savoir (en le sachant). Il n’existe pas vraiment d’équivalent en
grec. Par conséquent, il est difficile de dire littéralement que Socrate nous invite à être conscient de nous-même
mais philosophiquement cela ne fait
guère de doute. Dans l’article qu’il consacre à la figure de Socrate (dans son
livre : « Qu’est-ce que la philosophie antique ? »), Pierre
Hadot nous fait précisément comprendre tout ce que Socrate a apporté de nouveau
voire de révolutionnaire dans la conception que les grecs et plus
particulièrement les athéniens se faisaient du savoir. La nouveauté de cet
apport tient précisément dans la conscience, c’est-à-dire dans l’idée selon
laquelle la lucidité avec laquelle on est capable de réaliser qu’on est
ignorant est préférable à un savoir faux, trop encyclopédique ou simplement
voué à entretenir une bonne opinion de soi aux yeux des autres. Mieux vaut savoir qu’on ne sait pas
(conscience) plutôt que savoir mal ou s’illusionner totalement sur soi-même en
se faisant passer pour un savant, illusion dont on est soi-même dupe
(Petite parenthèse sur l’étymologie : si aucun terme ne
correspond explicitement à la notion de « conscience », l’acte par
lequel on se prend soi-même comme son propre témoin était désigné par le
mot : « suneidésis » (connaissance partagée, connaître avec). On retrouve assez souvent
dans l’écriture de Platon le mot « egkrateïa » qui désigne la
tempérance mais aussi le contrôle, la maîtrise de soi. Ces deux termes sont liés
à la conscience, mais il faut bien réaliser à quel point, avant Socrate,
l’esprit même des Grecs était plutôt tourné vers l’accomplissement d’actions
extérieures, glorieuses, politiques, guerrières, renommées, susceptibles de se
faire connaître et reconnaître des autres citoyens. La vie choisie par Achille
dans l’Iliade, courte mais légendaire (legenda, digne d’être lue) illustre
parfaitement cette tendance.)
A l’articulation de la science et de la
religion, se libère alors une place pour un nouveau type de savoir qui n’en est
à proprement parler pas un puisque qu’il se définit plutôt comme un amour de la
sagesse une « Philo (philein: aimer) / Sophia (sagesse). C’est la raison
pour laquelle Socrate reprend à son compte la maxime figurant sur le temple de
Delphes dédié à Apollon : « Connais toi toi-même et tu
connaîtras l’univers et les Dieux ». La vérité sur l’univers et sur les
Dieux est moins dans cet univers même ou dans les Dieux eux-mêmes que dans
l’attention que le sujet en quête de savoir porte à lui-même. Nous retrouvons
l’origine de ce qu’Alain veut signifier quand il affirme que la conscience
n’est pas immédiate puisque elle se définit par cette capacité du sujet à
intercaler entre lui et l’univers et les Dieux cet espace d’un rapport à soi
authentique. Nous sommes à nous mêmes avant d’être au monde.
Peut-être faudrait-il avoir assez de recul par
rapport à la « légende » de Socrate pour voir cette sagesse comme une
« trouvaille ». Il est, avant tout, quelqu’un qui a perçu dans les
modes de questionnement de son époque et de réponse à ces interrogations
quelque chose de falsifié ou d’insuffisant. Deux conceptions de la connaissance
avaient « voix au chapitre » durant cette période, celle que Pierre
Hadot appelle l’aristocratie du savoir, à savoir les présocratiques :
Héraclite, Empédocle, Parménide, des maîtres opposant leurs théories sur les
éléments à l’ignorance de la foule, puis les démocrates du savoir, les
sophistes qui monnayaient la transmission de connaissances en proposant à ceux
qui pouvaient payer des techniques permettant de donner l’impression d’être
savant. Mais pour Socrate, le vrai savoir n’est ni élitiste ni transmissible, il est ce qui
résulte d’un examen constant de soi. Le savoir n’est pas une
« chose », ni même un état ou une condition que l’on pourrait déterminer
une fois pour toute, c’est un acte de réalisation de soi à soi d’où il ressort
toujours qu’il est impossible de savoir « totalement », « absolument »
quoi que ce soit.
Dés que l’on adopte la modalité adéquate de
connaissance, on réalise que l’on ne peut rien connaître définitivement. Aucun
savoir ne peut se clore sur lui-même comme une chose qu’il nous resterait à
assimiler. Il n’est donc pas question de transmettre « quelque
chose », mais de susciter chez l’interlocuteur une sorte de fulgurance, de
réalisation soudaine de la juste situation dans laquelle on se trouve et dans
laquelle on consiste. L’idée de Socrate peut-être conforme à la formulation de
l’oracle est qu’une fois installé dans cette lucidité, dans cette conscience,
on jouit de tout ce que l’on peut savoir y compris sur le monde, y compris sur
les Dieux, lesquels sont moins à célébrer tels qu’ils sont qu’à resituer dans
le contexte du rapport au fidèle (l’essentiel n’est pas de savoir si les Dieux
existent vraiment mais si, croyant en eux, j’agis bien). Entre la science et la
religion, grâce à la philosophie, l'éthique s'insinue dans le savoir. Socrate pose la
question de l’Ethos, là où les présocratiques défendaient plutôt des théories
physiques et les sophistes des conceptions politiques.
Socrate n’enseigne rien donc mais interroge les
athéniens, au hasard de ses rencontres. Son objectif est de toucher, au fil
d’une conversation dans laquelle il met son interlocuteur en situation
d’exposer sa « pseudo-connaissance », ce point, cette zone
d’impuissance dans laquelle la personne questionnée devra bien reconnaître son
ignorance. Tout pour elle est dés lors inversé : ce qu’elle sait se trouve
être en réalité ce qu’elle ignore et ce qu’elle ignore l’occasion pour elle de
découvrir en elle un nouveau savoir : elle ne sait rien mais savoir qu’on
ne sait rien, c’est déjà quelque chose. Quoi ? Une prise de conscience de
soi. Ce qu’elle ignore lui permet de savoir qu’elle ignore, c’est donc un
savoir. Dans le dialogue de Platon : « Théétète », Socrate
affirme qu’il est « un
accoucheur ». « Ma mère, dit-il faisait accoucher les corps, moi je
fais accoucher les âmes. » C’est ce qu’il appelle la maïeutique (art
d’accoucher) : au fil du dialogue, l’interlocuteur naît à lui-même (nous
serions tentés de dire « revient à lui-même » mais nous nous situons
ici dans la période historique qui a inauguré ce type de savoir, comme si
Socrate libérait l’espace d’un nouveau rapport à soi que la plupart de ses
contemporains ignoraient ou faisaient sembler d’ignorer et ce serait justement la
dénonciation de ce déni que les athéniens n’auraient pas pardonné au
philosophe).
Dans le dialogue qui porte son nom, Ménon,
embarrassé par Socrate le compare très justement à une raie torpille, ce
poisson qui se défend en infligeant des électrochocs à son agresseur. Il s’agit
bien de plonger la personne dans un état de torpeur, de doute.
« L’interlocuteur de Socrate, dit Pierre Hadot, ne sait plus pourquoi il
agit. Il prend conscience des contradictions de son discours et de ses propres
contradictions internes. Il doute de lui-même (…) il prend de la distance
vis-à-vis de lui-même, il se dédouble, une partie de lui-même s’identifiant
désormais à Socrate dans l’accord mutuel que Socrate exige de son interlocuteur
à chaque étape de la discussion. En lui s’opère ainsi une prise de conscience
de soi. »
Finalement la révolution de Socrate réside dans le déplacement de
curseur de la notion de vérité dans le fil qui relie le sujet à l’objet :
il n’est plus question de connaître la vérité (objective) de l’objet mais la
vérité (éthique, sincérité) du sujet qui connaît ou qui ignore. Si je réalise
que j’ignore, je sais, si je sais sans me situer par rapport à ce savoir,
j’ignore.
« Je n’ai nul souci de ce dont se soucient
la plupart des gens, affaire d’argent, administration des biens, charges de
stratège, succès oratoires en public, magistratures, coalitions, factions
politiques. Je me suis engagé, non dans cette voie (…) mais dans celle où à chacun
de vous en particulier, je ferai le plus grand des bienfaits en essayant de le
persuader de se préoccuper moins de ce qui est à lui que de ce qu’il est, lui,
pour se rendre aussi excellent, aussi raisonnable que possible. »
Platon – Apologie de Socrate
Il y a
la connaissance que l’on « a » (savoir) et la conscience qu’on prend
de soi, laquelle nous impose non seulement d’être différent de ce que l’on
était avant mais aussi de nous impliquer de nous soucier de nous connaissant.
En clair il vaut mieux se soucier de ce
que l’on est plutôt que de ce que l’on a.
Aussi
dramatique qu’ait été historiquement la conséquence de cet appel au souci de
soi de la part de Socrate, à savoir sa mise en accusation par Mélétos
(orateur), Lycon (poète) et Anytos (politicien) et finalement son exécution,
elle revêt quelque chose d’assez prévisible, non seulement parce que la
nouveauté et le caractère atopique (marginal, décalé, impossible à situer) de ce
style de vie ont séduit de nombreux jeunes athéniens (dont Platon) mais aussi
parce qu’elle impliquait un bouleversement complet des valeurs et des
mentalités des citoyens d’Athènes. Lors de son procès, Socrate décrit
précisément quelles sont les circonstances qui l’ont conduit à adopter cette
façon de se comporter. Pourquoi interpelle-t-il ses concitoyens en les
interrogeant sur ce qu’ils pensent savoir, voire sur la matière dont ils se
considèrent comme les spécialistes afin de leur faire réaliser qu’ils n’en
connaissent rien et juste avant de les laisser dans cet état de trouble, de
doute où enfin ils se perçoivent tels qu’ils sont vraiment : à savoir
ignorants (mais conscients de l’être, donc sages en un sens, ou du moins
désireux de l’être) ? L’un des amis de Socrate : Khairephon , revient
du temple d’Apollon à Delphes où il a consulté l’Oracle en l’informant de la
réponse de la Pythie à la question qu’il lui a posée : Y’a-t-il en Grèce
un homme qui soit plus sage que Socrate ? La réponse de l’oracle dont
Socrate parle ici est donc négative.
« Considérez maintenant pourquoi je vous en
parle. C’est que j’ai à vous expliquer l’origine de la calomnie dont je suis
victime. Lorsque j’eus appris cette réponse de l’oracle, je me mis à réfléchir
en moi-même : « Que veut dire le dieu et quel sens recèlent ses paroles ? Car
moi, je n’ai pas l’impression d’être sage ni de prés ni de loin. Que veut-il
donc dire, quand il affirme que je suis le plus sage ? Car il ne ment
certainement pas ; cela ne lui est pas permis.» Pendant longtemps je me
demandai quelle était son idée ; enfin je me décidai, quoique à grand-peine, à
m’en éclaircir de la façon suivante : je me rendis chez un de ceux qui passent
pour être des sages, pensant que je ne pouvais, mieux que là, contrôler
l’oracle et lui déclarer : « Cet homme-ci est plus sage que moi, et toi, tu
m’as proclamé le plus sage. » J’examinai donc cet homme à fond ; je n’ai pas
besoin de dire son nom, mais c’était un de nos hommes d’État, qui, à l’épreuve,
me fit l’impression dont je vais vous parler. Il me parut en effet, en causant
avec lui, que cet homme semblait sage à beaucoup d’autres et surtout à lui-même,
mais qu’il ne l’était point. J’essayai alors de lui montrer qu’il n’avait pas
la sagesse qu’il croyait avoir. Par là, je me fis des ennemis de lui et de
plusieurs des assistants. Tout en m’en allant, je me disais en moi-même: «Je
suis plus sage que cet homme-là. Il se peut qu’aucun de nous deux ne sache rien
de beau ni de bon ; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait
rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me
semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je
ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir.» Après celui-là, j’en allai
trouver un autre, un de ceux qui passaient pour être plus sages encore que le
premier, et mon impression fut la même, et ici encore je me fis des ennemis de
lui et de beaucoup d’autres. »
Platon (428- 348 avant JC)
« Quel sens recèlent
ses paroles ? » : l’appel à se soucier de soi-même plutôt qu’à
acquérir des honneurs, de l’argent, de la renommée naît d’abord d’une interprétation.
La totalité de ce passage extrait de « l’apologie de Socrate » de
Platon peut se concevoir comme une distinction des notions de sagesse d’une
part et de savoir, de science ou de savoir-faire d’autre part. Socrate ne
comprend pas cette parole de l’oracle (elle-même porteuse (interprète) de la
parole du Dieu Apollon). Il n’est pas « savant » et ne se connaît
aucune compétence de spécialiste en quelque matière que ce soit. Qu’est-ce
qu’un homme sage pour l’opinion courante ? Un physicien qui tente de
comprendre le monde, un homme politique qui parle en public et participe à la
gestion de la cité, un dramaturge qui essaie de comprendre les actions des
hommes ou de définir les critères de l’action noble, de l’excellence, etc.
Encouragé par cette
révélation, il se décide à la mettre à l’épreuve des faits, un peu comme un
savant de la science d’aujourd’hui qui tente une expérience pour savoir si son
hypothèse est plausible. Prenons l’exemple d’Anytos qui est probablement
l’homme auquel Il fait référence quand il évoque « l’un de nos hommes
d’état ». L’hypothèse consiste donc à poser qu’il existe une perspective
au gré de laquelle lui, Socrate, simple citoyen sans savoir ni compétence
affirmée dans quelque domaine que ce soit serait plus sage que cet homme,
pourtant grandement réputé et reconnu pour sa sagesse. Socrate va même jusqu’à
affirmer qu’il prend l’initiative du dialogue afin de se convaincre que
l’oracle a tort.
Mais l’expérience révèle en
effet quelque chose qui change la donne de l’hypothèse de départ, c’est qu’un
savoir à l’égard duquel on ne procède à aucun examen de soi est vain, caduque,
et finalement vide. Quelque chose pose problème dans cet étiquetage social et
professionnel par le biais duquel un tel va s’affirmer comme le spécialiste du
gouvernement de la cité, tel autre de l’art de la guerre, tel autre de l’art de
discourir, etc. Si je participe au
gouvernement de la cité sans être conscient de cette charge, c’est-à-dire sans
me positionner constamment par rapport à cette tâche, je peux sombrer dans la
démesure de la croyance en la maîtrise absolue comme s’il existait quelque part
une clé de cette capacité qui serait en ma possession et je finirai par être
dupe de cette illusion et par tromper également ceux qui croient en moi. Ce
n’est pas que cet homme soit totalement dépourvu du savoir qu’il prétend
posséder, c’est qu’il en aborde la pratique d’une mauvaise façon :
techniquement et non consciemment, comme s’il s’agissait d’une chose que l’on
pourrait avoir et non d’une tâche au regard de laquelle il s’agit de mesurer
son être, de l’évaluer, de le questionner.
Une connaissance que l’on
se contente de retenir et de transmettre afin de s’imposer aux autres comme
savant est obsolète, nulle. « Science sans conscience n’est que ruine de
l’âme », comme dira Rabelais bien plus tard. Anytos a des connaissances
mais ce savoir est en réalité ignorance parce qu’il n’est pas l’objet d’un
questionnement par la conscience, suis-je vraiment conscient de ce que je
prétends connaître ? Peut-on dire d’Einstein qu’il fut vraiment conscient
de la formule rédigée E=mc 2 telle qu’il la publie dans son article sur la
relativité restreinte ? Pas entièrement puisque il n’a cessé d’affirmer
qu’il ne l’aurait jamais fait paraître s’il en avait deviné les conséquences
(bombe nucléaire), conséquences qu’en un sens il ne pouvait pas scientifiquement
ignorer. Ne s’est-il pas menti à lui-même en faisant semblant de ne pas se
rendre compte des possibilités terrifiantes ouvertes par une telle
équation ?
Quelle que soit l’étendue
d’un savoir, ou la compétence d’un savant, il existe un autre rapport que celui
qui relie le savant (Einstein) à son objet (la physique) soit la relation du savant à lui-même par
rapport à l’objet. En publiant ce principe d’équivalence entre la masse et
l’énergie, Einstein est indiscutablement un savant mais il est aussi un savant
qui a manqué de sagesse.
L’oracle a mis Socrate sur
la piste d’un certain genre de connaissance totalement nouveau, un savoir qui
n’est pas assimilation mais plutôt coïncidence : toi qui prétends savoir
ceci ou cela, te connais-tu toi-même dans le mouvement de ce savoir ou te
laisses-tu duper par lui, par la renommée qu’elle te donne aux yeux des autres,
par la bonne opinion qu’elle te permet d’entretenir vis-à-vis de
toi-même ?
C’est en ce sens qu’il y a
une forme d’ironie dans la maïeutique de Socrate car il se prétend ignorant de
tout savoir en commençant le dialogue, mais il ne précise pas qu’il n’est pas
question du sens habituel de savoir, soit posséder des connaissances.
L’interlocuteur pense ainsi lui rendre service en lui transmettant cette connaissance
qu’il possède en tant que spécialiste : « moi, soldat je vais te
dire ce qu’est le courage puisque c’est mon métier d’être courageux. » et
Socrate aura beau jeu dans le dialogue de faire comprendre au guerrier que
c’est peut-être son métier mais ce n’est pas « son être », qu’il est
courageux par obligation, professionnellement, accidentellement pourrait-on
dire mais sans jamais s’être vraiment interrogé sur cette qualité.
Pierre Hadot décrit ainsi
la maïeutique : « Socrate ne sait rien. Il sait qu’il ne sait rien. A
la fin de la discussion, l’interlocuteur n’a donc rien appris. Il ne sait même
rien du tout. Mais pendant tout le temps de la discussion, il a expérimenté ce
qu’est l’activité de l’esprit, mieux encore, il a été Socrate lui-même, c’est-à-dire
l’interrogation, la mise en question, le recul par rapport à soi, c’est-à-dire
finalement la conscience. »
Mais alors, comment
pouvons-nous comprendre que l’interlocuteur en question ne soit aucunement
reconnaissant à Socrate de l’avoir ainsi éclairé, ramené à
lui-même : « ici encore, je me fis des ennemis de lui et de
beaucoup d’autres » ? Comment en vouloir à Socrate d’avoir révélé en
soi une nouvelle modalité d’adresse à soi, une conscience qui nous permet de ne
pas nous tromper sur nous-mêmes ?
Pour la même raison que
celle qui conduit, dans un tout autre contexte (Matrix), Cypher à retourner
dans la matrice pour jouir d’un bonheur artificiel et programmé. Quelque chose
de « l’appel à être » de Socrate porte atteinte à la tranquillité
fonctionnelle et normative de la vie citoyenne puisque il appelle le soldat à
une autre maîtrise que celle du métier de soldat, le dirigeant à être autre
chose qu’un simple dirigeant « technique ». C’est ce que Kierkegaard désignera
du terme d’appel à l’individu. Nous retrouvons exactement l’expression de cette
gêne, de cet embarras que provoque l’appel à la conscience au cœur de la cité
dans cette remarque où Nietzsche décrit l’homme selon Schopenhauer isolé dans
l’ignorance de ses contemporains : « Sous cent masques divers, jeunes gens, adultes, vieillards,
pères, citoyens, prêtres, fonctionnaires, marchands font la parade et ne
songent qu’à la comédie qu’ils donnent ensemble sans penser le moins du monde à
eux-mêmes. A la question : « pourquoi vivez-vous ? »
ils répondraient aussitôt avec orgueil : « pour devenir un bon citoyen,
un savant, un homme d’état ! » « Toutes les institutions
humaines ne sont-elles pas destinées à empêcher les hommes de sentir leur vie,
grâce à la dispersion constante de leurs pensées. » « La hâte est générale parce que tous
veulent s’échapper à eux-mêmes. »
Nietzsche exprime ici une
perspective fondamentale : se pourrait-il que « l’appel à être »
de Socrate, « à se connaître soi-même » soit précisément ce que nous
nous efforçons de faire taire en nous, de recouvrir derrière des impératifs
professionnels, sociaux, politiques parce que quelque chose de cette injonction
nous tétanise et nous terrifie ? Nous saurions bien en nous-même qu’il n’y
a pas de plus grande affaire que celle-ci : « sentir sa vie »
comme dit Nietzsche, être conscient de soi en toute occasion mais nous
préférerions nous disperser dans les affaires publiques, nous divertir en
jouant un rôle sur l’échiquier de la vie sociale, incarner un personnage.
Un problème se pose ici
néanmoins, problème que Nietzsche a parfaitement relevé, c’est que la
conscience est exactement ce sans quoi il nous serait impossible de jouer cette
comédie. Le philosophe allemand a toujours été à la fois fasciné par la figure
de Socrate et agacé par elle, par le souci des valeurs et la tournure morale de
l’injonction Socratique (mais c’est peut-être le Socrate de Platon qui lui pose
ce problème). Il ne pardonne surtout pas à Socrate d’avoir donné à la
philosophie une dimension « humaine, trop
humaine ». Socrate a anthropocentré la philosophie alors que nous
devrions peut-être, au contraire, nous situer d’abord comme pris, au même titre
que toute chose ici présente dans l’univers, dans un complexe de forces
physiques au fil desquels se dessine notre existence. Nietzsche apprécie
l’appel à l’individualité mais pas à l’humain. La conscience se trouve être à la fois ce par
quoi l’individu se saisit lui-même et se libère des fausses occupations
imposées par la vie en cité et l’instance qui rend possible que nous jouions
cette multitude de rôles imposées par nos rôles, nos fonctions, nos préjugés,
nos images. Elle est à la fois ce qui rend possible notre aliénation et ce qui
nous en libère. Le problème Socrate reste entier et avec lui celui de la
conscience.
Pour résumer les points essentiels du texte de
Platon : Il convient de bien préciser la perspective
dans laquelle nous abordons cette référence à Socrate : nous nous
interrogeons sur la question de savoir 1) si la conscience nous permet de ne
pas nous tromper sur nous, si elle est la garantie d’une compréhension
authentique de soi-même 2) si elle nous rend libres.
Socrate,
indépendamment du fait qu’il n’a rien écrit, est présenté à la fois par Platon
et par plusieurs témoignages recueillis dans les œuvres d’Aristophane ou de
Xénophon, comme le défenseur d’une toute nouvelle modalité de savoir, ou plutôt
de sagesse que l’on peut sans aucun doute définir comme un appel à la prise de
conscience de soi : « Connais- toi toi-même et tu connaîtras
l’Univers et les Dieux. » (Oracle de Delphes)
Nous pouvons d’emblée
faire rétrospectivement (25 siècles) le lien entre le texte d’Alain et
l’extrait du passage de l’apologie de Socrate par Platon : la prise de
conscience impose une forme de défiance à l’égard de toute croyance en un
savoir absolu. Par exemple, un homme qui dirait qu’il sait tout sur les Dieux
se prendrait lui-même pour un Dieu et se tromperait sur soi. Tout savoir est
relatif en deux sens : 1) parce qu’il est partiel 2) parce qu’il est
d’abord une expérience, une relation. Par conséquent, ce qui importe dans le
rapport à cet objet, ce n’est pas tant lui que la lucidité sur le rapport que
l’on entretient avec lui. La clé de toute connaissance sur un objet extérieur
c’est nous-même, le rapport à soi.
Avec Socrate, nous
sommes donc confrontés au premier individu qui a saisi et défendu cette
modalité de connaissance et à l’effet que cela a produit sur ses contemporains.
Accusé par Mélétos,
Anytos et Lycon de corruption de la jeunesse et d’impiété ? Socrate
entreprend ici de décrire à ses juges comment et pourquoi il a défendu dans la
cité cette façon d’être à soi et surtout aux athéniens. Tout part finalement
d’une réflexion sur les nuances de sens de la notion de sagesse. Etre sage,
est-ce être savant ou habile ou doté d’un authentique
« savoir-faire » ? Socrate affirme qu’il s’est vu sommé
d’explorer cette notion à cause de la réponse de l’oracle à la question posée
par l’un de ses amis Khairephon : si Apollon dit que Socrate est l’homme
le plus sage de Grèce, c’est qu’il y a peut-être matière à s’interroger.
Socrate se questionne
et c’est pour cela qu’il va lui-même questionner. Comme tout savant, il ne se
lance pas dans l’expérience au hasard, il a une hypothèse à confirmer ou à
infirmer : en quoi serai-je plus sage que tous ces hommes connus et
admirés pour leur sagesse ? Y aurait-il une perspective au gré de laquelle
la réputation que l’opinion publique (Doxa) prête à une personnalité serait
fausse ?
La réponse est oui.
Cet homme d’Etat visité par Socrate croit qu’il sait et parvient à donner
l’impression qu’il sait mais, comme il ne doute jamais de ce savoir, il en est
dupe et donc est moins sage que Socrate qui, tout en ne sachant rien, sait
qu’il ne sait pas. Cet homme politique qui dirige ne se connaît pas lui-même
dirigeant, donc ne sait pas ce qu’il fait. Quelque chose l’aliène. Quoi ?
Les idées reçues, le regard des autres, l’orgueil, la prétention, la soif de
pouvoir et d’honneurs, etc.
Cette attitude de
Socrate va créer l’hostilité de nombreuses personnes (l’admiration de quelques
autres dont Platon lui-même). Deux raisons peuvent expliquer cette hostilité,
en plus de l’humiliation d’être publiquement réfuté par un homme du peuple,
mais il s’agit de deux raisons qui s’opposent : 1) soit on insiste à juste
raison sur la nouveauté radicale de ce type de savoir – Il s’agit de créer dans
une cité qui célèbre et excelle dans ce que l’on pourrait appeler la « sphère
publique », une dimension d’un tout autre ordre tourné vers le sujet plus
que vers l’extérieur, la gloire, l’efficacité politique : une sphère
privée 2) soit on relève que Socrate « appuie là où ça fait mal » et
qu’il incite ses concitoyens à se tourner vers ce qu’ils préfèrent ignorer
parce qu’ils savent très bien que tout leur empressement pour leur nom, leur
richesse ou leur réussite est seulement un moyen de se détourner de l’essentiel
(« divertissement » dira Pascal dans une autre perspective) .
Pour Socrate, il ne
fait donc aucun doute que l’on ne peut atteindre une connaissance de soi
authentique qu’à la condition de prendre conscience de soi. Que peut-on lui
opposer ? Que l’on ne peut peut-être pas miser autant qu’il le fait sur ce
« même » ou sur cette âme vers laquelle il faudrait toujours se
tourner. Socrate est mort par le poison mais n’aurait-il pas lui-même engendré
un poison bien plus venimeux qu’il aurait diffusé via Platon, via la
philosophie même chez les hommes : un examen de conscience perpétuel
susceptible d’engendrer l’indécision, la culpabilité, l’insatisfaction et
finalement le malheur.
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