jeudi 24 janvier 2019

Explication du texte d'Alain - Copie de Emilien Luigi (TL1)

Expliquez ce texte d’Alain extrait de son livre: « Les passions et la sagesse ». La connaissance de la doctrine de l'auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension du texte, du problème dont il est question.

        « Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n'a à conduire que son propre destin, en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l'opinion dominante au sujet des affaires publiques. "Car, se dit-il, comme je n'ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m'attende à être conduit; à faire ce qu'on fera, à penser ce qu'on pensera." Remarquez que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut-être une opinion; mais c'est à peine s'il se la formule à lui-même ; il rougit à la seule pensée qu'il pourrait être seul de son avis.
        Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l'on appelle l'opinion publique. "La question n'est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre." Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s'interroger eux-mêmes.
        Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu'ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. Et il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu'il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n'est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s'imposer à tous, sans que personne pourtant l'ait jamais formée de lui-même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne ne pense. D'où il résulte qu'un État formé d'hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n'ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d'abord. et devant les autres aussi. »


Nous avons tous déjà fait cette expérience : à une dîner de famille, lors d’un débat et de manière plus générale dans une situation où les idées peuvent être exprimées, on se retrouve dans l’impossibilité d’affirmer notre propre opinion. Pourquoi donc ? Ce n’est pas que l’on soit particulièrement stupide ou que l’on ait point pensé au sujet dont il est question. Ce qui motive cette forme de crainte, de timidité, voire de peur est tout simplement la peur qu’autrui, celui qui nous écoute, ne partage pas du tout notre avis. Alors, de peur d’être ridicule, de décevoir, l’on préfère chercher ce que pensent les gens en général, l’opinion que la plupart partagent : en d’autres mots, l’on cherche la doxa et l’on se détourne de sa propre opinion. C’est exactement ce processus que décrit le philosophe Alain dans cet extrait de Les passions et la sagesse qui pousse l’individu à avoir peur d’avoir des opinions qu’autrui ne partage pas et par conséquent sa recherche à se conformer aux « opinions communes ». Ce processus se révèle dans toute son ampleur dans un domaine bien particulier : celui de la politique. Par ce mouvement qui nous affecte tous, en dépit de l’importance de la position que l’on occupe, nous pousse à agir de manière aveugle selon des idées dont il est difficile de prouver l’existence. Si « on » pense cela, alors je peux décider, moi qui peux prendre des décisions au sein d’un gouvernement, de mettre en œuvre cette pensée, même si elle échappe à la rationalité, la raison, le bon sens. Parce ce mouvement, on obscurcit notre conscience, garant de la morale. L’enjeu de ce texte est alors révélé dans toute son importance : ce mouvement explique qu’un gouvernement puisse commettre les pires atrocités, les pires stupidités possibles, aveuglé par la tyrannie de ce que semble penser la foule.
   

    D’où vient ce processus qui nous pousse à ne pas former nos propres opinions mais, au contraire, à penser comme les opinions communes — du latin communis, qui appartient à tous. Il trouve en effet ses racines dans la dépendance d’autrui. Comme le suggère le mot « commun », ce sont finalement les opinions que les autres partagent que l’on finit par adopter au détriment de ses propres idées. Mais pourquoi la dépendance d’autrui ? Alain prend l’exemple du citoyen. Un citoyen est par définition un membre de la cité — civis en latin — et par conséquent il ne peut pas tout décider tout seul. Le pouvoir ne réside pas complètement dans ses mains mais dépend bien plus d’une coopération avec les autres pour arriver à des décisions, projets, idées finaux. Ainsi, le citoyen est poussé par autrui à s’enquérir de ce que pense la doxa sur tel ou tel sujet. Imaginons maintenant un autre cas : celui d’un tyran dont il ne fait aucun doute que son pouvoir est ferme et que rien ne pourra renverser. Il se trouve dans un tout autre cas que le citoyen dans la mesure où autrui est dépendant de ses décisions mais, son autorité et pouvoir étant assurés, il n’a point besoin de se conformer à ce que pense la doxa. En ce sens, il est opposé au citoyen qui se trouve dans une relation d’interdépendance complète avec autrui. Alors s’engage le processus : le citoyen a beau être doté de qualités qui lui permettent de former des opinions censées comme la raison et la volonté — n’oublions pas que ce texte s’inscrit dans la philosophie d’Alain et de manière plus générale dans une tradition qui met à l’honneur la volonté dans une tradition héritée de Descartes —, comme il n’est pas seul à agir, comme il ne détient pas à lui seul le pouvoir, il se doit de se conformer à ce que Alain nomme « l’opinion dominante ». L’auteur qualifie ce processus motivé « par une espèce de sagesse » mais il convient toutefois de s’attarder sur ces termes. Le terme mélioratif n’est à aucun moment à prendre dans son sens littéral : la sagesse que décrit Alain semble être plutôt un effet pervers qui nous pousse à ne pas agir en fonction de notre raison dirigée par notre conscience. En ce sens, il ne s’agit pas du tout d’une sagesse car ce processus me pousse à dérober ma vraie pensée à ma conscience pour lui soumettre en échange celle de la doxa, par une forme de calcul, de commodité.
    Le rapport que nous avons à nous-même est compliqué par autrui. On peut rapprocher cette idée de la philosophie de Sartre. Prenons par exemple quelqu’un qui regarde à travers un trou de serrure. Comme il n’y a personne pour le juger, pour lui faire remarquer que ce qu’il fait entrave aux règles de politesse élémentaire, il continue sans se soucier de cela. Pourtant, que se passe-t-il si quelqu’un arrive dans la pièce. Alors cette personne est arrachée à elle-même : « autrui est le médiateur entre moi et moi-même ». Cela signifie que c’est par la présence d’une autre conscience qui a vu mes actes et qui les juges que soudain, j’ai honte de ce que je faisais. Avant, il n’y avait pas de raison d’être honteux : comme personne ne me voyait, j’étais un simple sujet. Mais dès lors que je ne suis plus seul dans la pièce, dès qu’apparaît un tiers je deviens un objet et par conséquent cela dégage l’espace de la critique en moi.
Dans le processus que décrit Alain, c’est bien un sujet doté d’une conscience réflexive qui, en présence d’autrui, a peur d’avoir des opinions qui ne sont pas les mêmes que celles d’autrui. La honte qui peut en résulter est donc également dépendante d’autrui et cela mène au fait que l’on n’ose plus affirmer avec énergie sa pensée. Pourtant, elle existe bel et bien, mais la simple possibilité d’être, dans le regard d’autrui, le seul à penser de la sorte, est un motif suffisant pour préférer se référer à la doxa. Le sujet perd alors son caractère « énergique » mentionné un peu plus haut. Pourtant, ce processus qui nous pousse à prendre pour notre pensée celle d’autrui se fait, comme le dit l’auteur, « de bonne foi », c’est-à-dire avec honnêteté, en toute sincérité. Le citoyen fait cela en pensant qu’il s’agit d’une bonne chose que de faire entrer en résonnance son opinion avec l’opinion publique. A aucun moment il n’est question d’inconscient, une notion inventée par Freud mais complètement rejetée par Alain qui affirmait à cet égard « qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ».
   
Cette opinion publique n’est pourtant pas directement présente dans l’esprit du sujet qui la cherche. Pour pouvoir la concevoir il faut essayer de la trouver par différentes sources qui constituent son expression la plus précise : c’est bien le rôle de la presse et des discours. Par exemple, la presse relate mais surtout juge des faits, un article n’étant jamais impartial, et en la lisant, on peut tenter de se faire une idée de ce que « on » pense. Pourtant, il semble tout à fait évident qu’il est impossible de trouver un consensus dans ces expressions d’une opinion publique qui, en vérité, n’existe absolument pas. Prenons l’exemple de la presse. Quel serait l’opinion publique sur une telle guerre qui déchire un pays voisin ? La première division surgirait probablement au moment d’en comprendre les causes profondes. En outre, les différents partis politiques y verraient des moyens d’illustrer le bien-fondé de leurs idées en montrant comment eux, en opposition aux autres, auraient trouvé une solution radicale au problème. Ainsi, il est vain de vouloir trouver une expression de l’opinion commune. C’est pourquoi Alain la qualifie de « cet être fantastique ». Le terme « être » rappelle quelque chose de vivant et donc en constante transformation.
De plus, « fantastique » a une signification très précise que seule l’étymologie peut nous faire comprendre : du grec phantastikos, il signifie « irréel, imaginaire ». Par les exemples des « journaux » et « des orateurs », l’auteur situe, comme il l’avait fait auparavant avec le mot « citoyen », le sujet de sa réflexion dans le domaine politique. D’un commun mouvement, l’individu et les citoyens ne forment pas leurs opinions, ne tentent plus de se documenter sur un tel sujet pour avoir les informations nécessaires pour avoir une opinion éclairée mais tentent au contraire de déterminer ce que pense l’opinion publique à ce sujet. Cette interrogation mutuelle, vaine recherche, s’étend également aux « gouvernants » : en effet, ils pensent avoir besoin de l’opinion publique pour gouverner. En effet, les gouvernants sont dépendants de « ce grand corps » : s’ils prennent une décision qui ne lui convient point du tout, il se peut que le peuple, mécontent, critique cette décision, voire, dans les cas les plus extrêmes et violents, se révolte. Les gouvernants n’auraient pas alors perçu le kairos pour faire mettre en application leurs idées et cela justifie leur dépendance du peuple qu’ils gouvernent. De la même manière, le peuple se tourne vers les gouvernants pour « savoir ce qu’il faut penser et vouloir ». Cela signifie que le gouvernement et le peuple se fixent mutuellement des sortes de normes de pensée, s’imposent ce qu’il « faut » penser dans le sens d’obligation morale. 
Prenons un exemple. Est-ce que les Saoudiens sont fondamentalement tous homophobes ou est-ce qu’ils acceptent la norme imposée par leur gouvernement qui pénalise l’homosexualité de peine de mort. Inversement, il est possible de retourner la question et de se demander si la législation en vigueur n’est pas le fruit du gouvernement saoudien qui a tenté de sonder ce que pense son peuple en la matière et a décidé de ce châtiment en vue de ce qu’il y a trouvé. Ainsi, les gouvernants comme le peuple cherchent à savoir ce que pensent les uns les autres pour tenter d’appréhender ce qu’impose la norme de la doxa de penser et de vouloir.
   
Ainsi, il est parfaitement possible que des décisions soient prises en accord avec cette pseudo-pensée commune qui n’existe pas, décisions qui peuvent parfaitement échapper à la morale ou même la raison. Cette « folle conception » dont parle l’auteur peut parfaitement être acceptée de tous, sans pourtant n’avoir été vraiment pensée de manière individuelle par qui que ce soit. Pourtant, comme le « grand corps » et les « gouvernants » sont dans cette dépendance mutuelle où ils essayent de trouver l’opinion commune qui n’existe pas, ils finissent par prendre pour argent comptant des choses erronées. Ainsi, le processus que décrit l’auteur obscurcit d’une certaine manière notre conscience : non seulement nous substituons par ce mouvement à notre pensée ce qu’on pense qu’autrui pense, de peur d’être le seul à penser de la sorte, mais ce processus nous rend aveugle au point qu’il puisse nous rendre acceptable ce que, si l’on était seul, nous semblerait tout à fait inadmissible. C’est ainsi que l’auteur explique que des êtres dotés des raisons tels que les hommes, alors qu’ils ont reçu une éducation qui leur a enseignés et transmis des dogmes, des principes sur lesquels ils sont censés construire leur vie, se comportent de façon qui échappe totalement à la raison, « comme un fou ».
En ce sens, ce texte se distingue de la philosophie de Simone Veil. Dans son livre L’enracinement, elle décrit un processus qu’elle nomme « mettre à part », par lequel les hommes n’établissent plus les liens de cause à effet. Ainsi, par exemple, je ne donne pas une pièce à un mendiant alors qu’il me la demande. Par habitude, je ne lui donne rien, et peu à peu, dans ma conscience, je ne réalise plus que c’est injustifiable de ne pas venir en assistance à un être qui en a besoin. Ce processus aboutit aux mêmes conséquences que chez Alain — cette philosophe mentionne des « comportements si incohérents, notamment toutes les fois qu’intervient le social, les sentiments collectifs » et son point de vue est en conséquence tout à fait similaire à celui d’Alain. Même si le processus décrit par les deux auteurs diffère, l’importance des « sentiments collectifs » chez Simone Veil ou « opinions communes » chez Alain mène à la conséquence désastreuse d’un groupe d’homme, un Etat dans le texte d’Alain, qui agissent de manière tout à fait irrationnelle. Alain analyse enfin les racines profondes de ce qu’il appelle « ce mal » : la peur du jugement que représente par la nécessité de sa condition autrui nous empêche d’une part de « former son opinion », c’est-à-dire de formuler ses propres idées après une réflexion personnelle, mais d’aller chercher l’opinion publique sans défendre ou prêter attention à ce que l’on pense vraiment.

   
Alain décrit donc ici le processus qui nous pousse à préférer l’opinion commune à la nôtre, même si cette dernière existe. La peur du jugement d’autrui nous pousse dans ce processus dont les conséquences peuvent être terribles : cette opinion commune n’existant en vérité pas du tout, ce processus qui pousse le peuple et les gouvernants à la chercher constamment nous fourvoie, nous fait accepter des idées qui ne sont, d’une part, pensées par personne, et d’autre part qui échappent complètement à la raison. Ainsi, un Etat peut commettre, avec toute la bonne foi du monde, les pires atrocités, pensant qu’il s’agit de ce que souhaite ou pense le peuple. Ce texte est extrait d’une œuvre parue en 1960, c’est-à-dire après deux Guerres Mondiales où l’humanité a vu la montée du totalitarisme et des atrocités défiant tout entendement humain. Ce texte non seulement permet de comprendre — sans justifier bien sûr — comment de tels évènements ont pu avoir lieu. La compréhension des causes qui poussent à ce mal semble alors être essentielle pour une compréhension plus approfondie de la manière dont autrui influence la relation que l’on a de soi à soi mais aussi avec autrui lui-même ainsi que notre raison.

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