La création d’une oeuvre d’Art est-elle plus libératrice que l’accomplissement d’un travail?
Aussi
diverses que puissent être les façons de percevoir et d’accueillir une
oeuvre d’Art, nous n’avons pas l’habitude de la considérer de la même
façon que le résultat d’un travail, d’abord parce que, dans ce dernier
cas, ce qui a été produit constitue la réponse à une demande, à un
besoin, à une nécessité extérieure, sociale, communautaire. Le travail,
au sens de travail salarié, suppose un cadre professionnel, lequel
induit lui-même une organisation. Celle-ci est conçue pour satisfaire
une demande qui, de prés ou de loin, regarde la société dans son
ensemble. C’est précisément à ce fond structurel profondément social que
le travail doit d’être également un critère d’intégration et
d’exclusion crucial. L’oeuvre d’art aujourd’hui ne nous semble
assimilable ni à cette valeur ni à cette finalité. Les conditions dans
lesquelles l’oeuvre d’art est créée ne sont pas susceptibles d’être
cadrées, ni mêmes définies de telle sorte que l’on ne peut d’aucune
manière concevoir un protocole de création d’une oeuvre. D’autre part,
au vu de l’originalité et de la nouveauté d’une oeuvre, elle semble
dépourvue de tout esprit d’intégration, voire de reconnaissance. De fait
nous sommes dans l’incapacité totale de désigner le type de besoin ou
d’impératif social auquel l’oeuvre d’art répondrait, par son émergence.
Il semble donc assez logique d’affirmer que la dynamique de création
d’une oeuvre est sans conteste plus spontanée que celle d’un travail.
Nous savons très clairement pourquoi nous travaillons, nous ne sommes
pas bien sûr de comprendre pourquoi l’artiste crée une oeuvre, et plus
encore « cette oeuvre ». Cette impossibilité dans laquelle nous nous
trouvons de pouvoir comprendre, rendre compte universellement et
rationnellement de la venue au monde de l’oeuvre accrédite cette idée
selon laquelle c’est le génie, l’inspiration, le style propre à cet
artiste qui se libèrent dans l’oeuvre et expliquent son unicité, son
originalité. A supposer qu’en effet l’oeuvre d’art permette à l’artiste
de libérer son « génie », il n’est pas acquis pour autant que
l’accomplissement d’un travail nous libère moins que l’oeuvre d’art, ne
serait-ce précisément que parce que l’effet de contrainte auquel il
répond et dont il s’efforce de nous libérer est peut-être plus fort que
celui par lequel l’artiste s’exprime au travers de son oeuvre. Il se
pourrait bien que le travail nous libère plus que l’art, non pas tant
par la valeur ou la « hauteur » de la liberté que l’on y gagne que par
l’âpreté de la nécessité dont on parvient à se dégager. Autant il ne
semble pas douteux que le travail et l’art nous libèrent d’un poids,
d’une contrainte ou d’une efficience qui demandent à s’exprimer, autant
il paraît difficile de placer sur le même plan ces deux actes de
libération. Que le travail nous libère différemment que l’art
implique-t-il qu’il nous libère moins ou davantage que lui? Cette
distinction qualitative peut-elle se quantifier? De ces activités
libératrices, l’une nous dégage-t-elle d’une nécessité plus impérative
que l’autre?
Mais de quoi nous libère vraiment le travail et de quoi nous libère l’oeuvre? Il nous faut encore affiner cette interrogation parce que la notion de libération désigne à la fois l’acte d’exprimer quelque chose et celui de se détacher d’une contrainte ou d’une nécessité. Qu’est-ce qui se libère et de quoi, dans le travail et dans l’art? Il importe de définir corrélativement la nature de la contrainte et celle de la dynamique ou de la qualité qui s’y libère.
Mais de quoi nous libère vraiment le travail et de quoi nous libère l’oeuvre? Il nous faut encore affiner cette interrogation parce que la notion de libération désigne à la fois l’acte d’exprimer quelque chose et celui de se détacher d’une contrainte ou d’une nécessité. Qu’est-ce qui se libère et de quoi, dans le travail et dans l’art? Il importe de définir corrélativement la nature de la contrainte et celle de la dynamique ou de la qualité qui s’y libère.
- Ainsi il semble évident que la première contrainte qui se manifeste à
nous est celle de la nature, aussi bien en tant que milieu que
nécessité impérative du fait de notre réalité organique. De cette
capacité à nous libérer de la nature par le travail et par l’art se
dégage quelque chose de spécifiquement humain. C’est donc notre essence,
notre statut d’être humain qui se libère dans la libération de la
contrainte de la nature et du monde naturel. La question que nous
essaierons de traiter en premier lieu est donc celle de savoir si la
création d’une oeuvre nous libère plus de la nature et du besoin que
l’accomplissement d’un travail. Ce qui définit notre humanité
s’effectue-t-il davantage dans la création artistique que dans le
travail?
-
Les contraintes qui s’imposent à nous sont aussi celles qui sont
corrélatives de la présence des autres humains, des conventions, des
protocoles, des codes au premier rang desquelles il convient de situer
le langage (R Barthes « la langue est fasciste »). Marquées qu’elles
sont par l’exigence de vie commune, ces contraintes s’imposent à notre
singularité, à notre existence. L’interrogation consiste donc ici à se
demander si la création de l’oeuvre rend effective la libération d’une
efficience existentielle, d’une façon d’être au monde irréductible au
« commun », de façon plus marquée que l’accomplissement de son travail.
-
Enfin, nous sommes soumis au temps, à sa fluidité, à la mortalité qu’il
implique. Il nous est absolument impossible de nous dérober au temps et
à la mort. Aussi irrévocable que soit cet « arrêt », cette donne
incontournable de notre existence, le travail et l’art désignent deux
activités qui occupent, imprègnent et marquent de leur sceau ce temps
auquel il est impossible d’échapper. Si nous référions constamment
chaque activité au temps qui passe et à la mort qui se profile, nous ne
ferions rien. Or nous ne faisons pas rien: nous travaillons, nous créons
et dans ces activités quelque chose d’un « Sens » malgré tout se
dessine. Ce qui se libère de cette tentative de libération du temps est
donc le sens.
Notre
démarche est maintenant clarifiée: chacun saisit bien, ne serait-ce que
dans la comparaison des énoncés suivants: « je crée une oeuvre », et
« je fais mon travail » tout ce que le premier suppose d’exceptionnel,
de rare, de quasiment miraculeux et génial par rapport au second qui, au
contraire, fait signe d’une activité banale, commune, comme si, par
elle, nous nous inscrivions dans une normalité: je ne fais « que » mon
travail. Mais précisément la question qui nous est posée n’est pas celle
de cette rareté ou de cette exceptionnalité de l’oeuvre d’art par
rapport au travail. Elle concerne plutôt celle de la libération dont
chacune de ces modalités d’activité: l’art et le travail sont
l’occasion, le « moment ». Se pourrait-il que ce qui se libère dans le
travail soit finalement plus important ou plus conséquent que ce qui
nous libère dans l’art, et de quoi se libère t-on dans l’un et dans
l’autre étant entendu que l’un n’est pas l’autre. Nous décrivons ici le
présupposé du sujet: nous ne travaillons pas quand nous créons une
oeuvre d’art. Il conviendra d’abord d’approfondir ce présupposé en
réalisant ce qui, en effet, distingue profondément l’un de l’autre. Nous
envisagerons ensuite les différentes formes de contrainte dont travail
et Art sont censées nous libérer en nous interrogeant à chaque fois sur
ce qui se libère exactement dans l’action même de ce détachement. Trois
formes de résistance peuvent nous apparaître comme constituant ce fond
dont il s’agit de se détacher à chaque fois que nous agissons soit pour
travailler soit pour créer une oeuvre:
-
La nature (la question devient donc: la création de l’oeuvre nous
détache-t-elle davantage de la nature que l’accomplissement d’un
travail? Il importera d’insister sur le fait que ce qui s’effectue dans
l’exercice même de ce détachement est, selon Hegel, notre humanité,
notre conscience, notre « être pour soi »
-
Les autres et les conventions (règles, protocoles, processus, codes) -
Ici la question devient: la création d’une oeuvre nous libère-t-elle
davantage de la pression des autres et des protocoles imposés par la vie
en communauté que l’accomplissement d’un travail? Ce qui se manifeste
dans cette capacité à se détacher des processus et des conventions de la
normalité, voire de l’humanité (langage) est notre existence, en tant
qu’elle consiste précisément dans ce que l’on ne saurait conceptualiser,
communiquer, c’est-à-dire, comme le fait remarquer Nietzsche: « rendre
communs ».
-
Le temps. Quoi que nous fassions, nous l’effectuons nécessairement dans
un moment du temps (et ce temps contient la promesse de mon
vieillissement et de ma mort). Le travail et l’art sont sans conteste
deux façons différentes de « faire passer le temps », « tromper son
ennui », comme dit l’expression avec beaucoup de subtilité, de s’en
divertir (Pascal), de le détourner ou tout simplement de l’annuler, d’en
manifester la superficialité: derrière ce que nous appelons le temps
s’effectue l’éternelle fluidité d’un « devenir ». « Il y a une minute du
temps qui passe, il faut la rendre dans son éternité » Cézanne. C’est
bien ce qu’exprime la musique plus et mieux qu’aucun autre art: cette
réalité pure d’un mouvement qui ne correspond aucunement avec
l’imposition de ce schéma successif de discontinuités et de divisions.
Ce que libère alors l’oeuvre d’art contrairement au travail salarié,
c’est l’intuition pure de cette continuité insaisissable à toutes
modalités d’organisations humaines: le devenir, ce que Bergson appelle
la durée. C’est aussi là l’intuition de Héraclite d’Ephèse et de cette
fameuse citation selon laquelle « nous ne nous baignons jamais dans le
même fleuve ». Nous ne sommes jamais, nous devenons toujours. Il n’est
pas d’autre Eternité à saisir que celle du « toujours » de ce mouvement
qui dépasse largement notre statut d’humains socialisés. Le sens de
notre vie consiste à saisir le sens de ce mouvement là, lequel n’a rien à
voir avec une finalité qui du haut de sa transcendance donnerait sens à
nos vies, mais plutôt de ce qui, de cet instant présent, tient
nécessairement de ce sens, de cette poussée incessante d’un monde
nouveau affleurant à la surface disparaissante de l’ancien.
Nous nous
rendrons compte au fil de ces parties que ce que l’on entend par Art ou
par travail varie selon les époques et selon les auteurs. Ainsi, par
exemple, la tripartition formulée par Hannah Arendt dans « condition de
l’homme moderne » décrit très exactement l’oeuvre (étant entendu que
l’oeuvre ne désigne pas exclusivement l’oeuvre d’art) comme supérieure
au travail dans la mesure où ce dernier caractérise l’activité visant à
produire des biens de consommation immédiats. Travailler ne distingue
aucunement l’homme de l’animal dans l’esprit de Hannah Arendt, c’est
pour cela que dans la cité grecque antique, ce sont les esclaves et les
animaux qui travaillaient (animal laborans). L’oeuvre marque précisément
ce passage d’une activité dans laquelle il s’agit de satisfaire les
exigences et les besoins de la vie à l’instauration d’un monde
proprement humain (Distinction fondamentale entre la vie et le monde).
L’homme qui satisfait ses besoins par le travail ne s’en libère pas
vraiment puisque il demeure sous la dépendance de la vie. L’oeuvre nous
libère donc d’avantage que l’accomplissement d’un travail parce que ce
dont il s’agit de se libérer est la vie, c’est-à-dire le besoin vital.
Hannah Arendt est donc importante à un double titre:
- Notre
liberté se constitue quand nous parvenons à nous libérer de la notion
même de libération du besoin précisément parce que la nécessité de se
libérer du besoin vital revient toujours et finalement ne nous libère de
rien, c’est une fausse libération (voire c’est une libération qui cache
en réalité exactement le contraire, soit la dépendance au besoin)
-
Le travail désigne finalement notre soumission à des processus (soit
naturels soit historiques). Tant que l’homme travaille, il n’agit pas.
L’oeuvre est cette activité intermédiaire qui oeuvre à rendre possible
l’action, le commencement d’un acte humain dans un monde humain qui lui
même se trouve dans un monde naturel. Le miracle d’un commencement dans
le monde, c’est l’action humaine (liberté) mais cette liberté elle-même
ne serait pas possible si l’oeuvre n’avait pas concrètement fait éclore
dans le monde l’instauration d’une cité. Il n’y a pas de politique sans
polis, ce qui est une autre façon de dire qu’il n’y a pas d’action sans
oeuvre. Si par création, nous entendons « commencement », apparition
dans le monde de quelque chose qui ne s’y trouvait pas avant et n’y
était nullement prévisible, alors il convient d’inverser l’expression du
sujet, il n’ y a pas création d’une oeuvre, il y a d’abord « oeuvre »
pour qu’il y ait ensuite création.
La
perspective de Hannah Arendt prend complètement à rebrousse-poil
l’ordre d’exposition des termes et des notions formulés dans le sujet:
« La création d’une oeuvre d’art est-elle plus libératrice que
l’accomplissement d’un travail? Si nous en restons à l’accomplissement
d’un travail, nous ne parviendrons jamais à produire des oeuvres,
lesquelles nous garantissent l’émergence d’une création (au sens
d’action politique). Où situer l’art dans une telle conception? Dans
l’oeuvre, sans aucun doute, mais toute oeuvre n’est pas d’art, pour
Hannah Arendt. On mesure ainsi, en considérant cette reformulation, que
Hannah Arendt répondrait résolument « oui » à cette question, mais qu’en
même temps ce « oui » est conditionné par une conception du travail qui
lui interdit d’envisager la possibilité que le travail, en tant qu’il
ne peut être qu’humain (ce que diraient Marx et Hegel), définit ce
qu’elle entend, elle, par « oeuvre ».
Le présupposé de ce sujet réside dans la distinction entre l’oeuvre
d’art et l’accomplissement d’un travail. Mais en quoi consiste
précisément cette différence?
"Il
reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois
que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore
est-il vrai que l'oeuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée
en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il
essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que
la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien
définie comme le dessin d'une maison, est une oeuvre mécanique
seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'oeuvre
à mille exemplaires. »
Alain, Système des beaux-arts (1920)
Quand
« l’acteur » (au sens de celui qui fait le geste) sait à l’avance ce
qu’il va faire, c’est du travail, quand l’idée de faire tel geste, ou
telle phrase, ou telle note, etc apparaît en même temps que le geste
lui-même, c’est de l’art. Il peut arriver qu’un artisan improvise. Il
est alors un artiste. Mais tant que l’idée précède l’acte, nous sommes
dans le travail. C’est non seulement l’anticipation du geste mais aussi
la conformité du geste avec un protocole, avec un mode d’emploi qui
définit le travail. Si en accomplissant tel acte, nous ne faisons que
suivre les règles d’une consigne ou d’un apprentissage ou d’un savoir
faire que l’on nous a transmis préalablement, nous ne créons rien, nous
appliquons et une machine programmée pour exécuter la même chose y
arriverait également, voire mieux, plus vite et à répétition. L’oeuvre
apparaît quand nulle part n’existait l’idée d’exécuter tel mouvement
avant que nous l’exécutions en effet. Une oeuvre d’art manifeste le
surgissement dans la réalité de ce qui n’était programmable nulle part
avant. Le mode d’emploi de l’oeuvre, c’est donc l’oeuvre et ce mode ne
peut convenir qu’à cette oeuvre.
Nous
pouvons toujours essayer de contredire Alain en évoquant par exemple
l’un des écrivains le plus laborieux et en même temps le plus génial de
la littérature française, à savoir Flaubert. La phrase parfaite ne lui
apparait jamais d’un coup. Elle n’apparaît pas "subitement », ni dans la
fulgurance d’une perfection instante. Donc on ne voit pas comment
appliquer la définition d’Alain au labeur Flaubertien. Mais en réalité,
Alain ne nous parle pas du tout de cette instantanéité. Qu’il y ait des
balbutiements, des ratures, des avancées, des échecs, des impasses, des
tentatives et des réécritures ne plaide aucunement en faveur d’une idée
préalable de la belle phrase. Ce qui fait de l’écriture de Flaubert de
la littérature, c’est qu’au fil de ce labeur finit par se dégager « la »
phrase, et celle-ci n’est pas du tout une sorte de conception anticipée
qui petit à petit finirait par apparaître telle qu’elle est vraiment à
l’esprit de l’écrivain. Elle n’y était pas « avant ». Elle ne se purifie
pas à mesure, elle est simplement ce qu’elle est quand elle est. On
peut bien dire qu’elle est le dernier moment d’un travail, mais « ce
qu’elle est » c’est justement le fait d’être « indépendamment du
travail ». Qu’elle soit postérieure à un processus n’implique pas
qu’elle soit le fruit de ce processus, tout simplement parce que si
c’était le cas, toute personne suivant un long processus de germination
arriverait nécessairement à la même phrase littéraire, ce qui,
évidemment, est faux. « Un beau vers, dit Alain, n’est pas d’abord un
projet, et ensuite fait. Mais il se montre beau au poète. » Quand on
suit une recette, on fait ça, puis ça, et ensuite ça. Le processus à
l’oeuvre dans l’écriture n’est pas du tout identique, et c’est justement
en tant qu’il n’est pas un processus qu’il aboutit à une oeuvre. Le
beau vers apparaît d’un coup parce qu’il ne peut pas ne pas apparaître
comme un ensemble, comme « un » vers venant à l'esprit de cette
personne, et seulement de celle-là à ce moment là, mais le cheminement
qui s’active pour que le vers soit beau n’est pas la succession de
phases prédéfinies, c’est, au contraire une forme de dépouillement, de
simplicité, d’adéquation miraculeuse et improgrammable où l’expression
paraît telle qu’elle doit être non pas au nom d’une idée préconçue mais
en vertu d’une sentence irrévocable et fulgurante. C’est ça!
Lorsque Marx distingue le travail des hommes et l’activité des
animaux comme les abeilles ou l’araignée, il n’utilise pas un autre
critère de distinction:
« Notre
point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient
exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui
ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure
de ses cellules de cire l'habilité de plus d'un architecte. Mais ce qui
distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus
experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la
construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit
préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas
qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières
naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a
conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit
subordonner sa volonté. »
C’est la même caractéristique, à savoir l’anticipation qui permet
de distinguer le travail de l’art pour Alain et le travail humain de
l’activité animale pour Marx. Cela signifie que ce qui pour le premier
définit le travail comme l’action qui ne peut se libérer d’un protocole,
d’une consigne voire d’un mode d’emploi complètement mécanique
constitue pour le second la marque même d’un travail raisonné, finalisé,
humain puisque rationnellement programmé. Par le travail, selon Marx,
l’homme se libère de l’action instinctive, aveugle, organique,
improvisée. Par l’œuvre selon Alain, l’artiste se libère du déterminisme
qui se réduit à suivre les règles imposées par un protocole de
fabrication. Toute l’ambiguïté du sujet se situe donc exactement ici.
1) L’accomplissement d’un travail nous libére-t-il davantage qu’une oeuvre d’art de la contrainte de la nature ou de l’animalité?
a) La triple libération (Maître / Nature/ Besoin)
La première contrainte dont le travail et l’oeuvre d’art semblent à même de nous libérer est la nature dans la mesure où travailler comme créer désignent l’action de transformer un matériau ou d’agir sur une force de façon à faire advenir un objet, une séquence d’image ou de sons qui soient humains, marqués du sceau de l’artiste ou du travailleur. Selon Hegel, c’est en tant que conscience, qu’ « être pour soi » que l’homme transforme la nature afin d’en retirer l’efficience d’une reconnaissance.
Dans la dialectique du maître et de l’esclave, c’est bien le travail qui constitue l’instrument même de la libération de ce dernier, comme si dans l’ouvrage même de transformation de la nature, l’esclave gagnait non seulement de quoi se libérer de la nature mais aussi de quoi se libérer du maître. Il y a là une « triple libération », et nous savons quel rôle fondateur cette pensée de Hegel a joué dans la philosophie de Marx qui y a vu la victoire inéluctable de la classe exploitée sur la classe dirigeante. Le maître et l’esclave sont donc deux figures historiques qu’il convient de voir déjà, comme Karl Marx l’a fait, comme la division au sein même de l’humanité entre deux classes. Commentant Hegel, Alexandre Kojéve insiste précisément sur le rôle libérateur du travail:
« Le Maître force l'Esclave à travailler. Et en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or, il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que – au prime abord – il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. »
Comment le maître a-t-il gagné le duel des consciences? Précisément en prenant le risque de la mort, c’est-à-dire en manifestant d’emblée, contrairement à l’esclave, un détachement vis-à-vis des besoins vitaux. Ce qui fait le maître, c’est qu’il n’est pas soumis à la nécessité naturelle de satisfaire ses besoins vitaux. C’est pourquoi l’esclave qui, lui, n’a pas manifesté cette distanciation est forcé par le maître à travailler. Mais le maître va devenir la victime de l’immédiateté de sa victoire car l’esclave, qui n’a pas pu arracher l’acte de sa reconnaissance au maître va devoir travailler la nature pour l’obtenir. C’est par la médiation de cette reconnaissance que l’esclave va finalement, au terme de la dialectique battre le maître. L’esclave est d’abord l’esclave de sa propre nature animale, soumise à l’instinct de conservation, mais au fur et à mesure qu’il va travailler la nature extérieure et ainsi transformer la nature en culture, le donné en construit, les éléments naturels en objets artificiels , il va domestiquer non seulement « la » nature mais aussi « sa » nature.
« En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d'Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l'Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne – ou, du moins, règnera un jour – en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l'homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise "immédiate" du Maître. L'avenir et l'Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l'identité avec soi-même, mais à l'Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu'il laisse – ne travaillant pas – intact. »
Quand le maître s’est affirmé en tant que tel face à l’esclave, le monde était naturel et c’est justement en étant renvoyé à une condition d’esclave que celui-ci est sommé de travailler le monde, d’en faire un monde humain, technique, artificiel. Esclave du monde naturel , le voici progressivement devenu maître du monde technique, monde dans lequel le maître qui a trop vite gagné, perd ses repères. C’est le sens même de la dialectique qui perd gagne et qui gagne va perdre. Le maître jouit d’une identité immédiate, et de ce fait, vouée à être dépassée. L’esclave du monde brut devient le maître du monde transformé et, par conséquent, le maître du maître.
« Si l'angoisse de la mort incarnée pour l'Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c'est uniquement le travail de l'Esclave qui le réalise et le parfait. [...]
Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l'Homme. L'homme qui veut - ou doit - travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à "consommer" immédiatement l'objet "brut". Et l'Esclave ne peut travailler pour le Maître, c'est-à-dire pour un autre que lui, qu'en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l'on préfère, il s'éduque, il "cultive", il "sublime" ses instincts en les refoulant. [...] Il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le Monde en se transformant, en s'éduquant soi-même; et il s'éduque, il se forme, en transformant des choses et le Monde. »
C’est finalement ce qui fait de l’esclave ce qu’il est, à savoir la peur de mourir qui va paradoxalement devenir l’énergie motrice de sa victoire. C’est parce qu’il est esclave qu’il travaille le monde et parce qu’il travaille le monde naturel qu’il va devenir maître. L’idée de Hegel telle qu’elle sera reprise par Marx, consiste donc à donner au travail un rôle émancipateur fondamental. La transformation de la matière première du monde en matière seconde civilise le travailleur, lui permet de renverser totalement le rapport initial qui le soumettait à la nature de ses instincts; elle l’éduque et lui permet de jouir d’une parfaite maîtrise de lui-même par la maitrise de la nature et finalement maîtrise du maître lui-même. C’est donc par le travail que l’homme se libère de la nature.
Mais qu’en est-il de l’oeuvre d’art dans la philosophie de Hegel? La valeur qu’elle porte est moins celle de la liberté que celle de la vérité conceptuelle: « ce n’est que dans l’art le plus élevé que l’idée et sa représentation correspondent vraiment l’une à l’autre, ou l’idée que la forme exprime est à son tour le vrai ». Si c’est de libération qu’il est alors question, le travail est incontestablement plus libérateur que l’art dont la fonction essentielle est de créer une manifestation sensible d’une idée intelligible.
b) Le travail, l’œuvre et l'Interdit
Cette libération par laquelle l’esclave s‘émancipe du joug naturel en transformant le monde naturel donné en monde construit et travaillé pour renverser le premier rapport Maître / Esclave, Il semble clair que Hannah Arendt n’y adhère nullement d’abord parce que « l’animal travaillant » n’y conquiert aucune individualité (il est parfaitement interchangeable), ensuite parce que le travail ne s’extrait pas selon elle du cycle éternel de la nature. Il satisfait ses besoins en agissant sur la nature mais il ne s’exclue pas du cycle infini des besoins. Schopenhauer dirait aussi qu’il ne se détache aucunement du vouloir-vivre en travaillant. L’homme n’existe pas par son travail, il « vit », et ce sera seulement grâce à l’oeuvre qu’il entrera selon Hannah Arendt dans une temporalité linéaire et historique qui rompra définitivement avec le cycle naturel. En troisième lieu, Hannah Arendt inverse totalement la relation entre le monde et la vie dans la dialectique maître/esclave. Autant, en effet, pour Hegel, c’est parce que l’esclave ne prend pas le risque de la mort et ne parvient pas à se détacher du besoin vital qu’il finit par agir sur le monde pour reconquérir ce que son rapport à la vie lui a fait perdre, autant pour Hannah Arendt, ce rapport de causalité entre ce que l’on a perdu par le vital et ce que l’on gagne par son action dans le monde est absolument inconcevable. Agir sur le monde, c’est être sorti de cette sphère privée dans lequel on reste soumis au besoin, et c’est précisément l’oeuvre qui rend possible ce premier détachement.
Tout ce qui distingue l’oeuvre du travail consiste précisément dans le caractère durable des objets produits, lesquels ne sont pas destinés à une consommation immédiate. Tout comme Marx le fait remarquer au sujet du travailleur salarié dans une économie capitaliste, il gagne à peine de quoi satisfaire ses besoins et reste ainsi dans la dépendance à l’égard d’un travail qui au sens propre, ne fait que le nourrir sans le faire exister. Oeuvrer n’est pas la même chose que travailler parce que l’on oeuvre en vue de faire advenir un monde qui survivra à notre destinée personnelle. On participe à l’instauration d’un milieu proprement humain qui n’est aucunement soumis aux rythmes ni aux incidences naturelles. Le critère de distinction entre le travail et l’oeuvre, même si Hannah Arendt ne pense pas ici seulement aux oeuvres d’art consiste donc dans la libération définitive des besoins vitaux et de notre dépendance naturelle à la nature.
Mais la question se pose de savoir comment le travail pour Hegel ou l’oeuvre pour Hannah Arendt parvient à nous libérer de la contrainte de la nature et de l’animalité. L’écrivain français Georges Bataille ne se contente pas de pointer, en évoquant l’Homo Faber, cette transformation d’un monde naturel donné en monde humain construit, il pose le parallèle entre cette transformation extérieure et cette réforme intérieure qui permet à l’homme de se poser comme un être culturel. « Tant qu’il y a homme, dit-il il y a d’une part travail et de l’autre négation par l’interdit de l’animalité de l’homme. » Même s’il ne prend pas parti sur la question de savoir si c’est cette répression culturelle de nos pulsions naturelles qui crée le travail ou le travail qui provoque cette retenue, il décrit ainsi la possibilité d’une troisième réponse qui n’est pas sans faire écho à la thèse défendue par Claude Lévi-Strauss: « la prohibition de l’inceste est le fait culturel par excellence » non pas seulement parce qu’il réprime une pulsion, mais surtout parce qu’il rend possible l’exogamie sans lesquels une famille ne pourrait pas sortir d’elle-même pour donner naissance à une société, à une Polis. Se pourrait-il finalement que ce ne soit ni l’oeuvre d’art ni le travail qui nous libère de la nature mais « l’interdit ». L’homme ne peut-il se libérer de contraintes naturelles qu’en s’imposant à lui-même des interdits culturels? Ne serait-ce pas par l’interdit que finalement l’homme se détacherait de la nature pour donner naissance à la culture?
La place de l’interdit dans la religion semble conforter cette thèse et appuyer ce paradoxe selon lequel c’est dans l’acte même de s’interdire que l’homme se libère. Aucune libération jamais ne saurait dés lors être « absolue ». C’est toujours sur le fond d’une limitation « autre », c’est-à-dire d’une autre « nature » que l’homme se libère d’une contrainte, de telle sorte que l’homme n’est jamais libre de dépasser la nature que dans les limites que lui fixent ses nouvelles lois, l’invention même de la loi, laquelle ne saurait se concevoir indépendamment de son ancêtre: l’interdit. Si la religion nous libère de la contrainte naturelle, elle nous maintient sous le joug d’une nouvelle conception de la liberté: celles des lois.
"Je pose en principe un fait peu contestable : que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apportait pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations, que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme." (Georges Bataille)
La création d’une oeuvre d’art ne nous libère donc pas davantage, dans cette dernière perspective, de la nature que l’accomplissement d’un travail, tout simplement parce que le fait même de notre libération est suffisamment paradoxal pour consister peut-être d'abord dans le passage de contraintes naturelles à l'imposition culturelle d'un Interdit fondamental. Le rapport entre le rite et l'organisation dans le travail d'une part, et la célébration esthétique et le sacré d'autre part, manifeste avec assez d'évidence l'existence de cette ascendance commune. Les hommes ne se libèrent jamais définitivement de quoi que ce soit: ils font simplement varier la texture de leurs liens.
c) Nature Naturante et Création
Dans tous les développements précédents, nous avons traité le terme de « nature » comme désignant les loi naturelles, ce qui n’est pas encore culturel, ce qui est brut, donné, instinctif, premier mais il existe philosophiquement un autre sens comme Baruch Spinoza, reprenant une distinction de la philosophie médiévale le fait remarquer dans l’Ethique:
« Je veux expliquer ici, ou plutôt faire remarquer ce qu'il faut entendre par Nature naturante et Nature naturée. Car déjà par ce qui précède j'estime qu'il est établi que, par Nature naturante, il faut entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, autrement dit les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire Dieu, en tant qu'il est considéré comme cause libre. Par Nature naturée, j'entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de la nécessité de chacun des attributs de Dieu, c'est-à-dire tous les modes des attributs de Dieu en tant qu'ils sont considérés comme des choses qui sont en Dieu, et qui ne peuvent ni être, ni être conçues sans Dieu » (Éthique, I, proposition XXIX, scolie).
En d’autres termes, nous n’avons envisagé la nature qu’en tant que « nature naturée ». Mais la nature, c’est aussi la cause libre, le principe efficient suivant lequel les êtres, les éléments, les forces « sont », s’activent. Le critique d’art Marcellin Pleynet insiste ainsi sur la capacité que manifestent de certaines toiles de Cézanne à restituer les ressorts suivant lesquels la Montagne Sainte Victoire est rendue visible dans la peinture. Ce n’est pas le motif tel qu’il est, ou tel qu’il pourrait être mais tel qu’il est en train de se faire visible, tel qu’il se produit sous l’efficience d’une nature naturante que le peintre parvient à décrire par sa toile. Comment? On sait que les peintures créées par Cézanne à la fin de sa vie s’efforcent de se tenir au plus prés de la sensation, comme si l’oeil était indissociable du motif, comme si enfin l’homme renonçait à la distinction entre le sujet et l’objet de la perception. Ce qui se passe, ce qui fait monde, c’est un « fait » et dans ce fait il ne faut dissocier ce qui perçoit et ce qui est perçu. On peut dés lors se concentrer sur l’essentiel: sur « cette minute du monde qui passe et qu’il s’agit de rendre dans son éternité ».
On peut tenter « de rendre visible l’invisible »: ce chatoiement de petites touches qui saturent le champ visuel et dont la concomitance provoque cette impression presque vivante, sensible et vibratile d’une nature en train de se faire visible non pas tant devant nos yeux que par eux, comme si Cézanne était parvenu à impliquer notre regard de sa toile bien en amont de la seule conscience et définition de ce qui est représenté. Ce que nous y voyons, ce n’est pas ce qui se donne à voir devant nous, mais ce que c’est que voir « en nous » (même si par ce « nous », il ne faut pas entendre notre moi mais plutôt notre aptitude à percevoir telle qu’elle est à l’œuvre en tout homme), ce que c’est que « la sensation ». En restituant ainsi la montagne Sainte Victoire telle qu’est se fait visible à un nerf optique, Cézanne se situe dans une forme d’objectivité littérale du motif, ce n’est pas lui qui le voit comme ça, c’est lui qui peint « ce que c’est que voir », tel que voir, en effet ,maintenant, ici, se produit, à l’occasion de la présence de cette montagne. La nature peinte par l’œuvre n’est alors ni plus ni moins que la nature « à l’œuvre », la nature naturante, le principe effectif au gré duquel les sensations se font sachant que les sensations sont plus vraies que les choses. L’art désignerait au gré de cette perspective un empirisme et un athéisme radical, en ce sens que rien ne serait plus vrai que la sensation et qu’aucun Dieu ne serait l’origine de la montagne, ni du monde. Pour comprendre le principe créateur du monde il suffit de regarder une toile ou d’écouter une musique parce que dans tout art ce qui s’effectue, c’est l’ouvrage, l’oeuvre de la venue au monde du monde même.
Nous retrouvons exactement cette conception chez Heidegger, notamment dans son analyse des souliers de Van Gogh: « Nous n'avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh . C'est lui qui a parlé. La proximité de l'œuvre nous soudain transportés ailleurs que là où nous avons coutume d'être. L'œuvre d'art nous a fait savoir ce qu'est en vérité une paire de souliers. .... L'œuvre n'a nullement servi, comme il pourrait le sembler d'abord, à mieux illustrer ce qu'est un produit. C'est bien plus l'être produit du produit qui arrive, seulement par l'œuvre et seulement dans l'œuvre, à son paraître. » C’est la vérité des souliers qui se dit dans cette oeuvre. Mais de quelle vérité est-il ici question? D’une vérité que l’on pourrait qualifier d’existentielle: ces souliers « sont », c’est vrai et c’est cette consistance qu’il s’agit de rendre effective par l’oeuvre. Nous pouvons essayer de clarifier cette définition de l’oeuvre en distinguant trois vérités des souliers
Nous pouvons rendre compte de la présence de ces souliers en décrivant ce qu’ils sont: ils sont là parce qu’on les a produits de telle ou telle façon. Ce sont les conditions techniques de leur genèse, de leur fabrication qui nous intéressent alors.
Nous pouvons également situer leur présence par rapport à la journée de la personne qui les a laissés comme cela à ce moment. Nous les percevons alors sous un angle historique, chronologique
Et puis nous pouvons également essayer de rendre compte du fait qu’ils soient là, qu’ils aient une certaine façon d’insister au réel, d’être consistant de telle façon ici et maintenant. Ils « sont ». C’est alors dans l’évènement pur de leur vérité existentielle que nous les ciblons et c’est de cette vérité là que l’oeuvre d’art est porteuse. Ce qu’est une paire de souliers, ce n’est alors ni la fiche technique des souliers, ni l’histoire des souliers qui se retrouvent comme ça à tel moment c’est ce que c’est qu’être au monde pour une paire de souliers.
L’oeuvre d’art ainsi définie par Heidegger ne nous libère pas de la nature, elle coïncide plutôt exactement avec elle en se situant au plus prés de ce que signifie Spinoza quand il évoque la nature naturante (la perspective de Spinoza n’est pas du tout celle de l’art cependant), soit la création même, la création en train de se faire. L’art nous permet de percevoir la nature à l’oeuvre, étant entendu qu’il n’est pas de « puissance d’auto-engendrement » comparable à celle qui permet au monde de venir au monde, et c’est bien cette puissance que l’oeuvre d’art capture par sa justesse, son humilité, son aptitude à se tenir au plus prés de ce simple phénomène qu’est la présence. Nous mesurons ainsi à quel point le sens de la notion de libération est essentiel pour répondre à la question posée: si par libération, il faut entendre libération de cette contrainte qu’est la nature, il nous faut convenir avec Hegel que le travail est bien ce qui fait l’humanité, ce qui la constitue dans l’efficience de cette transformation de la nature en culture. On peut aussi, toujours dans cette perspective noter l’importance de l’interdit: l’homme ne se libère jamais qu’en substituant à ce qu’il ne peut pas faire (nature) ce qu’il ne doit pas faire (interdit, morale, religion)? Mais si par libération, on entend plutôt expression, alors c’est l’oeuvre d’art qui, par sa capacité à se tenir au plus prés de ce processus d’auto-engendrement d’une nature naturante, nous libère davantage que l’accomplissement d’un travail.
2)
La création d’une oeuvre d’art nous libère-t-elle davantage des
contraintes imposées par les autres, les conventions, les codes et le
langage que l’accomplissement d’un travail?
a) Solidarité mécanique et solidarité organique (Emile Durkheim)
Nous avons vu avec Hegel à quel point la libération de l’homme par rapport à la nature grâce au travail était intégrée et indissociable du duel entre le maître et l’esclave de telle sorte que c’est d’un seul et même mouvement que l’esclave se libère conjointement de la nature et du maître. Il semble clair pour le philosophe allemand qu’il ne pourrait se libérer de la première sans avoir à se défaire de la tutelle du second (le maître). La perspective de Hegel ne s’interroge pas néanmoins, comme le fera la philosophie de Karl Marx sur la conscience de classe qui en résulte, à savoir que les ouvriers constitueront dans le mouvement de cette dialectique une classe qui dans sa lutte contre la classe des propriétaires des moyens de production, oeuvrera en vue d’une société sans classe, objectif final du communisme. Dans la conception marxiste, c’est donc par le travail que non seulement l’histoire des hommes a un sens mais aussi que l’humanité parvient à décadenasser cette séparation et cette domination d’une classe par une autre dont le capitalisme est responsable.
Nous mesurons bien la différence avec les arts de création (distinction de Hannah Arendt avec les arts d’exécution) dont la conception et la naissance induisent la solitude du créateur et ne saurait libérer quoi que ce soit de l’humanité ni impulser de sens à son histoire.
Il convient de porter maintenant attention à une définition plus précise du travail prenant en compte certaines de ses évolutions, notamment celle de la division du travail, et de nous efforcer d’analyser ses effets sur l’humanité aussi bien le genre humain que l’individu. Dans son livre « De la division du travail social », Emile Durkheim (1858 - 1917) distingue deux types de solidarité entre l’individu et la société dissociée par l’apparition de la spécialisation des tâches. Avant qu’elle s’impose, c’est-à-dire avant des sociétés de type industrielle, les compétences et les tâches étaient assez similaires entre les individus, de telle sorte que la solidarité entre les personnes et la société était assez indifférenciée. Dans cette structure, les individus pensent à peu prés la même chose et font l’expérience d’une dépendance commune à l’égard d’un ensemble dont ils sont que des rouages identiques les uns aux autres et ils se ressentent bel et bien comme tels. On parle alors de solidarité mécanique (rouage).
A partir de la division des tâches, les individus accèdent à une toute autre conscience d’eux-mêmes: ils accomplissent une tâche, un métier que tout le monde ne pourrait pas exercer. Ils se vivent nécessairement, par conséquent, comme autrement utile à la société que s’ils étaient seulement liés à elle par une solidarité mécanique:
« Il en est tout autrement de la solidarité que produit la division du travail. Tandis que la précédente implique que les individus se ressemblent, celle-ci suppose qu'ils diffèrent les uns des autres. La première n'est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective ; la seconde n'est possible que si chacun a une sphère d'action qui lui est propre, par conséquent une personnalité. Il faut donc que la conscience collective laisse découverte une partie de la conscience individuelle, pour que s'y établissent ces fonctions spéciales qu'elle ne peut pas réglementer ; et plus cette région est étendue, plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité. En effet, d'une part, chacun dépend d'autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et, d'autre part, l'activité de chacun est d'autant plus personnelle qu'elle est plus spécialisée. Sans doute, si circonscrite qu'elle soit, elle n'est jamais complètement originale ; même dans l'exercice de notre profession, nous nous conformons à des usages, à des pratiques qui nous sont communes avec toute notre corporation. Mais, même dans ce cas, le joug que nous subissons est autrement moins lourd que quand la société tout entière pèse sur nous, et il laisse bien plus de place au libre jeu de notre initiative. »
En un sens, la société est beaucoup plus contraignante dans un type de solidarité mécanique parce qu’il est impossible de se singulariser par son travail, mais même si Durkheim n’insiste pas trop sur cet aspect, il semble également évident qu’à partir du moment où nous sommes investis d’une charge plus spécifique, la responsabilité sociale pesant sur les épaules de l’individu est également plus forte. En faisant droit à notre individualité, la société fait reposer sur chacun de nous une fonction plus importante, certes mieux considérée mais aussi plus exigeante.
Les sociétés industrielles d’aujourd’hui sont donc, dans cet esprit, plus libératrices en ce sens qu’elles reconnaissent et utilisent nos capacités propres, ou du moins qu’elles encouragent l’individu à se singulariser par la fonction qu’il occupe (alors que dans les solidarités mécaniques, nous sommes tous identiques les uns aux autres et plutôt encouragés à penser comme tout le monde. Mais la pression sociale, non plus au sens de conformisme mais de responsabilité à assumer, est indiscutablement plus fortes dans les solidarités organiques.
Nous avons vu avec Hegel à quel point la libération de l’homme par rapport à la nature grâce au travail était intégrée et indissociable du duel entre le maître et l’esclave de telle sorte que c’est d’un seul et même mouvement que l’esclave se libère conjointement de la nature et du maître. Il semble clair pour le philosophe allemand qu’il ne pourrait se libérer de la première sans avoir à se défaire de la tutelle du second (le maître). La perspective de Hegel ne s’interroge pas néanmoins, comme le fera la philosophie de Karl Marx sur la conscience de classe qui en résulte, à savoir que les ouvriers constitueront dans le mouvement de cette dialectique une classe qui dans sa lutte contre la classe des propriétaires des moyens de production, oeuvrera en vue d’une société sans classe, objectif final du communisme. Dans la conception marxiste, c’est donc par le travail que non seulement l’histoire des hommes a un sens mais aussi que l’humanité parvient à décadenasser cette séparation et cette domination d’une classe par une autre dont le capitalisme est responsable.
Nous mesurons bien la différence avec les arts de création (distinction de Hannah Arendt avec les arts d’exécution) dont la conception et la naissance induisent la solitude du créateur et ne saurait libérer quoi que ce soit de l’humanité ni impulser de sens à son histoire.
Il convient de porter maintenant attention à une définition plus précise du travail prenant en compte certaines de ses évolutions, notamment celle de la division du travail, et de nous efforcer d’analyser ses effets sur l’humanité aussi bien le genre humain que l’individu. Dans son livre « De la division du travail social », Emile Durkheim (1858 - 1917) distingue deux types de solidarité entre l’individu et la société dissociée par l’apparition de la spécialisation des tâches. Avant qu’elle s’impose, c’est-à-dire avant des sociétés de type industrielle, les compétences et les tâches étaient assez similaires entre les individus, de telle sorte que la solidarité entre les personnes et la société était assez indifférenciée. Dans cette structure, les individus pensent à peu prés la même chose et font l’expérience d’une dépendance commune à l’égard d’un ensemble dont ils sont que des rouages identiques les uns aux autres et ils se ressentent bel et bien comme tels. On parle alors de solidarité mécanique (rouage).
A partir de la division des tâches, les individus accèdent à une toute autre conscience d’eux-mêmes: ils accomplissent une tâche, un métier que tout le monde ne pourrait pas exercer. Ils se vivent nécessairement, par conséquent, comme autrement utile à la société que s’ils étaient seulement liés à elle par une solidarité mécanique:
« Il en est tout autrement de la solidarité que produit la division du travail. Tandis que la précédente implique que les individus se ressemblent, celle-ci suppose qu'ils diffèrent les uns des autres. La première n'est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective ; la seconde n'est possible que si chacun a une sphère d'action qui lui est propre, par conséquent une personnalité. Il faut donc que la conscience collective laisse découverte une partie de la conscience individuelle, pour que s'y établissent ces fonctions spéciales qu'elle ne peut pas réglementer ; et plus cette région est étendue, plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité. En effet, d'une part, chacun dépend d'autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et, d'autre part, l'activité de chacun est d'autant plus personnelle qu'elle est plus spécialisée. Sans doute, si circonscrite qu'elle soit, elle n'est jamais complètement originale ; même dans l'exercice de notre profession, nous nous conformons à des usages, à des pratiques qui nous sont communes avec toute notre corporation. Mais, même dans ce cas, le joug que nous subissons est autrement moins lourd que quand la société tout entière pèse sur nous, et il laisse bien plus de place au libre jeu de notre initiative. »
En un sens, la société est beaucoup plus contraignante dans un type de solidarité mécanique parce qu’il est impossible de se singulariser par son travail, mais même si Durkheim n’insiste pas trop sur cet aspect, il semble également évident qu’à partir du moment où nous sommes investis d’une charge plus spécifique, la responsabilité sociale pesant sur les épaules de l’individu est également plus forte. En faisant droit à notre individualité, la société fait reposer sur chacun de nous une fonction plus importante, certes mieux considérée mais aussi plus exigeante.
Les sociétés industrielles d’aujourd’hui sont donc, dans cet esprit, plus libératrices en ce sens qu’elles reconnaissent et utilisent nos capacités propres, ou du moins qu’elles encouragent l’individu à se singulariser par la fonction qu’il occupe (alors que dans les solidarités mécaniques, nous sommes tous identiques les uns aux autres et plutôt encouragés à penser comme tout le monde. Mais la pression sociale, non plus au sens de conformisme mais de responsabilité à assumer, est indiscutablement plus fortes dans les solidarités organiques.
C’est
bien cette notion de « solidarité » que la distinction de Durkheim nous
permet d’éclairer dans la perspective de la libération, précisément
parce qu’elle s’applique au lien qui relie l’individu avec la société.
Quelle est exactement la nature de la contrainte que la société impose à
chacun de ses membres et quelle est l’influence du travail sur elle? Il
ne fait aucun doute dans l’esprit de Durkheim que la solidarité
mécanique des sociétés de type féodal est beaucoup plus dure et
aliénante que celle de la société organique:
« C'est pourquoi nous proposons d'appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu'elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l'unité des corps vivants. Ce qui achève de justifier cette dénomination, c'est que le lien qui unit ainsi l'individu à la société est tout à fait analogue à celui qui rattache la chose à la personne. La conscience individuelle, considérée sous cet aspect, est une simple dépendance du type collectif et en suit tous les mouvements, comme l'objet possédé suit ceux que lui imprime son propriétaire. Dans les sociétés où cette solidarité est très développée, l'individu ne s'appartient pas, nous le verrons plus loin ; c'est littéralement une chose dont dispose la société. Aussi, dans ces mêmes types sociaux, les droits personnels ne sont-ils pas encore distingués des droits réels. »
« C'est pourquoi nous proposons d'appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu'elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l'unité des corps vivants. Ce qui achève de justifier cette dénomination, c'est que le lien qui unit ainsi l'individu à la société est tout à fait analogue à celui qui rattache la chose à la personne. La conscience individuelle, considérée sous cet aspect, est une simple dépendance du type collectif et en suit tous les mouvements, comme l'objet possédé suit ceux que lui imprime son propriétaire. Dans les sociétés où cette solidarité est très développée, l'individu ne s'appartient pas, nous le verrons plus loin ; c'est littéralement une chose dont dispose la société. Aussi, dans ces mêmes types sociaux, les droits personnels ne sont-ils pas encore distingués des droits réels. »
L’importance
accordée par Durkheim au travail est absolument déterminante, dans la
mesure où c’est bien l’indifférenciation des tâches au sein de la
solidarité mécanique qui aboutit à la réification (du latin « res rei »:
chose - réification transformer en choses) des citoyens. C’est le sens
profond de la terminologie mécanique / organique. L’individu pris dans
des solidarités de type mécanique n’est pas vraiment reconnu, dans la
mesure où son apport à la société n’est pas spécialisé: « la conscience
individuelle est une simple dépendance du type collectif et en suit tous
les mouvements, comme l’objet possédé suit ceux que lui imprime son
propriétaire. »
Par contre, dans une société animée d’un principe de solidarité organique, chaque individu est reconnu comme une partie vivante, nécessaire, voire irremplaçable pour l’ensemble. Aucun corps humain ne peut vivre sans coeur, lequel a une fonction spécifique et assumée au sein de l’organisme. Durkheim suggère que la division du travail, en provoquant le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique, libère l’homme en lui reconnaissant une compétence particulière, au même titre que tel organe du corps prend place au sein de l’organisme en y assumant une fonction qu’il est seul à pouvoir assurer.
L’étymologie même du terme « organique »: organon en grec, instrument suffit à montrer néanmoins les limites de cette libération. Le travail, au sens de travail salarié, ne saurait accorder au travailleur de statut sans que celui-ci ne manifeste un rapport d’instrumentalisation à l’égard de l’ensemble du corps social. Si la division du travail affecte aux hommes des métiers correspondant à des compétences particulières et fait ainsi droit à une forme limitée de singularité, celle ci ne saurait toutefois aucunement prétendre à une émancipation à l’égard de l’organisme, au sens propre, ni des lois qui le lient à la société dans son ensemble.
b) Le génie de l’artiste le libère-t-il des règles?
Par contre, dans une société animée d’un principe de solidarité organique, chaque individu est reconnu comme une partie vivante, nécessaire, voire irremplaçable pour l’ensemble. Aucun corps humain ne peut vivre sans coeur, lequel a une fonction spécifique et assumée au sein de l’organisme. Durkheim suggère que la division du travail, en provoquant le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique, libère l’homme en lui reconnaissant une compétence particulière, au même titre que tel organe du corps prend place au sein de l’organisme en y assumant une fonction qu’il est seul à pouvoir assurer.
L’étymologie même du terme « organique »: organon en grec, instrument suffit à montrer néanmoins les limites de cette libération. Le travail, au sens de travail salarié, ne saurait accorder au travailleur de statut sans que celui-ci ne manifeste un rapport d’instrumentalisation à l’égard de l’ensemble du corps social. Si la division du travail affecte aux hommes des métiers correspondant à des compétences particulières et fait ainsi droit à une forme limitée de singularité, celle ci ne saurait toutefois aucunement prétendre à une émancipation à l’égard de l’organisme, au sens propre, ni des lois qui le lient à la société dans son ensemble.
b) Le génie de l’artiste le libère-t-il des règles?
Nous avons bien vu, notamment grâce à Alain à quel point l’oeuvre
supposait, au contraire, une modalité de création détachée de tout
protocole, de toute planification. L’oeuvre d’art ne semble donc ni
condamnée à se plier à la demande des autres au sein de la société (lois
du marché, de l’offre et de la demande), ni tenue de se conformer à
des règles préalables. Mais Alain ne nous en dit pas beaucoup plus que
cette capacité de l’oeuvre d’art à se produire indépendamment de tout
processus préalable. Dans sa « critique de la faculté de juger »,
Emmanuel Kant décrit de façon beaucoup plus précise cette émancipation
de l’oeuvre d’art à l’égard de toutes règles:
« En effet, tout art suppose des règles, et c’est d’abord sur le fondement qu’elles constituent qu’une production, si elle doit être artistique, sera représentée comme possible. Mais le concept des beaux-arts ne permet pas de déduire le jugement portant sur la beauté de leurs productions d’une quelconque règle qui ait un concept comme principe déterminant, par conséquent se fonde sur un concept de la manière dont ces productions sont possibles. Donc les beaux-arts ne peuvent eux-mêmes concevoir la règle à laquelle devra obéir la réalisation de leur production. Or, puisque sans règle préalable, aucune production ne peut jamais être qualifiée d’art, il faut que la nature donne ses règles à l’art dans le sujet ; autrement dit les beaux-arts ne sont possibles qu’en tant que production du génie.
On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-dire être exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables »
KANT, Critique de la faculté de juger (1790).
« En effet, tout art suppose des règles, et c’est d’abord sur le fondement qu’elles constituent qu’une production, si elle doit être artistique, sera représentée comme possible. Mais le concept des beaux-arts ne permet pas de déduire le jugement portant sur la beauté de leurs productions d’une quelconque règle qui ait un concept comme principe déterminant, par conséquent se fonde sur un concept de la manière dont ces productions sont possibles. Donc les beaux-arts ne peuvent eux-mêmes concevoir la règle à laquelle devra obéir la réalisation de leur production. Or, puisque sans règle préalable, aucune production ne peut jamais être qualifiée d’art, il faut que la nature donne ses règles à l’art dans le sujet ; autrement dit les beaux-arts ne sont possibles qu’en tant que production du génie.
On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-dire être exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables »
KANT, Critique de la faculté de juger (1790).
Il est impossible de comprendre ce texte si l’on ne comprend pas
qu’Emmanuel Kant décrit une rupture fondamentale dans la compréhension
de la notion d’Art. Avant l’apparition de ce qui a été appelé « les
beaux arts », à la fin du 18e siècle, l’art était un terme très proche
de la notion de technique ou de savoir faire. On possédait « l’art » de
construire des maisons, des vêtements, etc. C’est seulement à partir de
cette époque qu’est apparue l’idée que la beauté d’une toile ne pouvait
pas se résumer à sa perfection technique. Dans ce passage, Kant va très
subtilement jouer des deux sens du mot « art » en essayant de rendre
compatibles deux caractéristiques de l’art, l’une de l’ancien sens,
l’autre du nouveau (Beaux Arts) soit 1) qu’il ne saurait exister aucune
oeuvre d’art sans règles 2) Que le beau ne saurait être un concept: « le
beau est ce qui plaît universellement sans concept ». Cela signifie que
ni l’homme, ni, a fortiori, l’artiste ne saurait posséder dans sa
raison le concept même de Beau. Par conséquent, l’artiste ne détient pas
dans sa personne, ni dans son statut d’être humain le concept qui
pourrait servir de principe à la création d’une oeuvre d’art (au sens de
« beaux-arts »). Nous sommes alors en présence d’un dilemme: aucune
oeuvre d’art ne peut voir le jour sans règles, mais il est impossible
que l’homme possède le concept qui lui permettrait de réguler cette
création, il faut donc bien que ce soit la nature qui donne ses règles à
l’art en utilisant l’artiste comme dépositaire de ce talent, et c’est
là ce que l’on appelle « le Génie ». « Les Beaux Arts ne sont donc
possibles qu’en tant que productions du génie, mais ce génie est ce dont
l’artiste use sans en posséder le principe puisque le Beau n’est pas un
concept.
Mais qu’est-ce que le génie? Kant le définit par le biais de quatre critères:
1) L’originalité (ce n’est pas l’acquisition de règles qui permet de produire une oeuvre d’art. L’artiste suit bien des règles mais il ne les a ni apprises, ni acquises. C’est la nature qui les lui inspire, et il ne comprend pas ce qu’il fait).
2) L’exemplarité (une oeuvre a beau être originale, elle n’est pas pour autant absurde. Il faut donc qu’une oeuvre se fasse reconnaître comme belle: mesure et règle du jugement)
3) Inconcevable et incommunicable par l’artiste. Puisque ce sont les règles de la nature qui s’imposent à lui quand il crée, l’artiste ne sait pas vraiment ce qu’il fait et est incapable de transmettre sa « méthode ». Il n’y a pas de méthode.
4) Naturel. Il existe donc une forme de spontanéité dans l’oeuvre, si par ce terme, nous entendons libre, naturel et non personnel à l’auteur car ce dernier ne fait que suivre les règles que la nature lui dicte ou lui « souffle ». Rien dans une oeuvre ne saurait être référé, ni comparé à un protocole scientifique.
Mais qu’est-ce que le génie? Kant le définit par le biais de quatre critères:
1) L’originalité (ce n’est pas l’acquisition de règles qui permet de produire une oeuvre d’art. L’artiste suit bien des règles mais il ne les a ni apprises, ni acquises. C’est la nature qui les lui inspire, et il ne comprend pas ce qu’il fait).
2) L’exemplarité (une oeuvre a beau être originale, elle n’est pas pour autant absurde. Il faut donc qu’une oeuvre se fasse reconnaître comme belle: mesure et règle du jugement)
3) Inconcevable et incommunicable par l’artiste. Puisque ce sont les règles de la nature qui s’imposent à lui quand il crée, l’artiste ne sait pas vraiment ce qu’il fait et est incapable de transmettre sa « méthode ». Il n’y a pas de méthode.
4) Naturel. Il existe donc une forme de spontanéité dans l’oeuvre, si par ce terme, nous entendons libre, naturel et non personnel à l’auteur car ce dernier ne fait que suivre les règles que la nature lui dicte ou lui « souffle ». Rien dans une oeuvre ne saurait être référé, ni comparé à un protocole scientifique.
L’artiste ne saurait donc en aucune façon, dans la conception du génie
développée par Emmanuel Kant, être instrumentalisé, réduit au rang de
simple organe dans un ensemble, comme l’est finalement le travailleur
dans la division du travail, mais en même temps il ne semble pas que
l’on puisse dire pour autant qu’il est « libéré ». L’émancipation des
règles du travail dont il bénéficie en tant que dépositaire de génie ne
le libère pas pour autant des règles de la nature. Ce que l’artiste
exprime n’est pas en lui, n’est pas le fruit de sa raison, mais il a
bien l’intention de créer une oeuvre d’art, et même si l’oeuvre ne
correspond aucunement, dans son contenu à un projet qu’il aurait conçu
dans son esprit (il n’en a pas les moyens pour Kant), il répond dans sa
forme à ce que l’artiste veut faire: une oeuvre d’art. De l’oeuvre nous
pourrions dire à la fois que l’artiste, en la faisant, ne savait pas ce
qu’il faisait et qu’en même temps elle est exactement ce qu’il voulait
faire (à savoir qu’il voulait faire « une » oeuvre). Si la création de
l’oeuvre le libère ce n’est donc aucunement de ce qu’il voulait
exprimer, puisque ce n’est pas « cela » qu’il voulait exprimer, mais de
ce fait purement formel (comme une déclaration d’intention) de créer
« une » oeuvre.
C’est là l’ambiguïté que la conception du Beau selon Kant doit clarifier. Toute oeuvre d’art est une finalité sans fin. Elle est bien ce que l’artiste voulait faire mais en même temps, il ne l’a pas voulu en tant que telle et de plus, elle n’a pas de finalité au même titre qu’un objet technique. On ne peut pas la juger comme le produit d’une compétence auquel cas elle serait le fruit d’un travail. « En face des produits des beaux arts dit Kant , on doit prendre conscience que c’est là une production de l’art et non de la nature; mais dans la forme de ce produit, la finalité (le but) doit sembler aussi libre de toute contrainte par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature. »
C’est là l’ambiguïté que la conception du Beau selon Kant doit clarifier. Toute oeuvre d’art est une finalité sans fin. Elle est bien ce que l’artiste voulait faire mais en même temps, il ne l’a pas voulu en tant que telle et de plus, elle n’a pas de finalité au même titre qu’un objet technique. On ne peut pas la juger comme le produit d’une compétence auquel cas elle serait le fruit d’un travail. « En face des produits des beaux arts dit Kant , on doit prendre conscience que c’est là une production de l’art et non de la nature; mais dans la forme de ce produit, la finalité (le but) doit sembler aussi libre de toute contrainte par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature. »
C’est « la nature qui donne ses règles à l’art » et le génie de
l’artiste consiste à prendre conscience de ses lois de la nature (c’est
exactement ce par quoi ces lois deviennent règles et conséquemment ne
sont pas contraignantes). C’est donc librement que l’artiste produit une
oeuvre qu’il ne comprend pas, tout en ayant l’intention de la créer.
« Le beau est exclusivement dans la nature mais l’art produit une belle
représentation d’une chose ». Cela permet de comprendre qu’aucune oeuvre
d’art ne peut être créée sans intention mais en même temps qu’elle
n’est jamais l’application par l’artiste de règles qu’il mettrait en
oeuvre de lui-même en fonction d’un savoir qu’il posséderait puisque le
beau n’est pas un concept.
Pour bien comprendre ce qu’est une oeuvre esthétique pour Kant, on peut revenir à l’étymologie esthesis: la sensation. Il existe des idées qui ne correspondent à aucune perception et n’en sont pas moins des idées: l’idée de Dieu, l’idée d’infini, l’idée de monde, l’idée d’âme, etc. Une oeuvre d’art, c’est exactement l’inverse, c’est une perception (Kant dit une intuition) dont on ne peut avoir aucune Idée. La beauté c’est une sensation trop riche pour être circonscrite et désignée par un concept, comme si le sensible débordait le conceptuel, l’intelligible. Il n’y pas de concept correspondant à l’intuition qui est trop forte, trop riche, trop puissante pour être concentrée dans un concept. Le beau c’est ce qui excède le savoir lui-même. Alors que dans toute connaissance, l’imagination se soumet à l’entendement, dans l’oeuvre d’art, l’imagination excède l’entendement et du coup le stimule sans pour autant lui donner les moyens de « se poser », de déployer son oeuvre d’élucidation habituel. Kant considère qu’il existe des idées esthétiques. Une idée n’est pas un concept. Cela signifie que la beauté de l’oeuvre stimule nos idées sans jamais leur permettre d’atteindre la forme achevée, du point de la connaissance, d’un concept.
Donc personne ne peut rien comprendre à l’oeuvre, tout simplement parce que le beau n’est pas un concept. L’artiste a seulement pris conscience des lois de la nature dont il a fait des règles (simplement en en prenant conscience mais cela n’implique pas qu’il les comprenne) grâce auxquelles l’oeuvre a été créée. Il est donc tout à fait possible d’affirmer, à la fois, que toute oeuvre d’art est créée par la nature et par l’artiste même si l’artiste n’a pas la maîtrise ni la compréhension de ce qu’il a fait. C’est ce que l’on appelle le génie (disposition innée par laquelle la nature donne ses règles à l’art). Mais d’où vient alors que nous soyons « tous » touchés par le Beau? C’est que le génie a la capacité « à exprimer et à rendre universellement communicable ce qui est indicible dans l’état d’âme lors d’une certaine représentation. » C’est ça l’oeuvre, c’est la « certaine représentation », exemple unique de communication sans mots, ni concepts, ni langage. La beauté peut ainsi stimuler des idées sans être un concept. On peut ainsi juger une oeuvre à l’expression des idées qu’elle suscite en nous. Ces idées se manifesteront à nous de façon incroyablement plus libérées qu’elles ne le font dans le domaine dans la connaissance. Il y a là quelque chose comme un libre jeu de l’imagination détachée des contraintes de rationalité de l’entendement.
Il ne fait donc aucun doute, pour Emmanuel Kant, que la création d’une oeuvre nous libère davantage que l’accomplissement d’un travail, parce que les conventions imposées par un travail restent mécaniques, alors que c’est la nature qui, par le génie, impose ses règles à l’oeuvre, mais le terme même de règles fait signe de la prise de conscience par l’artiste de cette expression de la nature dans l’oeuvre. Il sait qu’il fait une oeuvre sans savoir pour autant ce qui fait oeuvre puisque c’est la nature qui dans l’oeuvre se libère et s’accomplit.
Pour bien comprendre ce qu’est une oeuvre esthétique pour Kant, on peut revenir à l’étymologie esthesis: la sensation. Il existe des idées qui ne correspondent à aucune perception et n’en sont pas moins des idées: l’idée de Dieu, l’idée d’infini, l’idée de monde, l’idée d’âme, etc. Une oeuvre d’art, c’est exactement l’inverse, c’est une perception (Kant dit une intuition) dont on ne peut avoir aucune Idée. La beauté c’est une sensation trop riche pour être circonscrite et désignée par un concept, comme si le sensible débordait le conceptuel, l’intelligible. Il n’y pas de concept correspondant à l’intuition qui est trop forte, trop riche, trop puissante pour être concentrée dans un concept. Le beau c’est ce qui excède le savoir lui-même. Alors que dans toute connaissance, l’imagination se soumet à l’entendement, dans l’oeuvre d’art, l’imagination excède l’entendement et du coup le stimule sans pour autant lui donner les moyens de « se poser », de déployer son oeuvre d’élucidation habituel. Kant considère qu’il existe des idées esthétiques. Une idée n’est pas un concept. Cela signifie que la beauté de l’oeuvre stimule nos idées sans jamais leur permettre d’atteindre la forme achevée, du point de la connaissance, d’un concept.
Donc personne ne peut rien comprendre à l’oeuvre, tout simplement parce que le beau n’est pas un concept. L’artiste a seulement pris conscience des lois de la nature dont il a fait des règles (simplement en en prenant conscience mais cela n’implique pas qu’il les comprenne) grâce auxquelles l’oeuvre a été créée. Il est donc tout à fait possible d’affirmer, à la fois, que toute oeuvre d’art est créée par la nature et par l’artiste même si l’artiste n’a pas la maîtrise ni la compréhension de ce qu’il a fait. C’est ce que l’on appelle le génie (disposition innée par laquelle la nature donne ses règles à l’art). Mais d’où vient alors que nous soyons « tous » touchés par le Beau? C’est que le génie a la capacité « à exprimer et à rendre universellement communicable ce qui est indicible dans l’état d’âme lors d’une certaine représentation. » C’est ça l’oeuvre, c’est la « certaine représentation », exemple unique de communication sans mots, ni concepts, ni langage. La beauté peut ainsi stimuler des idées sans être un concept. On peut ainsi juger une oeuvre à l’expression des idées qu’elle suscite en nous. Ces idées se manifesteront à nous de façon incroyablement plus libérées qu’elles ne le font dans le domaine dans la connaissance. Il y a là quelque chose comme un libre jeu de l’imagination détachée des contraintes de rationalité de l’entendement.
Il ne fait donc aucun doute, pour Emmanuel Kant, que la création d’une oeuvre nous libère davantage que l’accomplissement d’un travail, parce que les conventions imposées par un travail restent mécaniques, alors que c’est la nature qui, par le génie, impose ses règles à l’oeuvre, mais le terme même de règles fait signe de la prise de conscience par l’artiste de cette expression de la nature dans l’oeuvre. Il sait qu’il fait une oeuvre sans savoir pour autant ce qui fait oeuvre puisque c’est la nature qui dans l’oeuvre se libère et s’accomplit.
c) La création d’une oeuvre d’art nous libère-t-elle davantage que l’accomplissement d’un travail de la dictature du langage?
Que
faut-il entendre par ce terme de dictature? Exactement ce que désigne
Roland Barthes en affirmant que la langue est fasciste (voir texte plus
bas: "peut-on venir au monde sans langage?"). Le langage est la
manifestation d’une absolue contrainte sous l’efficience de laquelle il
nous est impossible de ne pas prendre position dans le monde et sur lui,
en continu, comme si la contemplation, le sans opinion, la pure
neutralité étaient rigoureusement impossibles. Il nous arrive tous
d’affirmer quelque chose puis de nous rendre compte que les mots ont
dépassé notre intention, non pas parce que nous avons parlé
précipitamment mais tout simplement « parce que nous avons parlé » et
qu’une formulation plus nuancée, plus précise aurait été meilleure, mais
à peine repartons nous en quête de cette reformulation qu’à nouveau les
expressions qui nous viennent , aussi bonnes soient-elles, ne nous
semblent pas exactement conformes à l’intention. Il faut dire ou penser
quelque chose et cette injonction nous interdit de demeurer dans une
expectative silencieuse qui pourtant, à bien des égards, nous semble se
situer à la hauteur exacte de la vérité « vécue ». Nous ne pouvons pas
simplement « être là ». Nous « pensons » que nous sommes là et
commentons déjà intérieurement cette situation en nous disant à
nous-mêmes telle ou telle chose. Parler, penser, se dire, juger, c’est
perdre le fil d’une existence sans commentaire ni témoin ni jugement.
Nous « affirmons », nous « décrétons » et même lorsque nous essayons de
nuancer par le biais de différentes modalités l’assertion, ces modalités
elles-mêmes sont des opérations linguistiques qui manifestent de
nouvelles prises de position. Nous pouvons toujours moduler autant que
nous voulons la trop grande généralité d’un énoncé, ce sera toujours la
puissance affirmative du langage qui se corrigera elle-même sans jamais
s’annuler. Quoiqu’on dise, on le « dit », et c’est toujours déjà trop
par rapport à la justesse dépouillée et gracieuse de « cette façon
d’être ce qui est », inhérente à toute situation, de toute réalité, de
tout instant.
Parler, c’est aussi reprendre, trouver toujours « déjà là » des
expressions toutes faites. Aussi subtile et raffinée que soit
éventuellement notre utilisation de notre langue, nous rendons par des
noms communs des expériences remarquables, uniques et perdons ainsi le
contact avec l’exceptionnelle rareté de tout instant. Qu’on qu’on dise
de quelque réalité que ce soit, on la stigmatise en la décrivant, on la
perd de vue, on la dénature, on la compare, on la réfère stupidement à
une autre situation avec laquelle elle ne présente, en fait, aucun
rapport. Le langage est un instrument de dissimulation de la beauté
singulière et irréductible de tout moment.
Mais qu’avons-nous d’autre? Rien, reconnaît Roland Barthes: « le
langage humain est sans extérieur, c’est un huis clos. » Cela signifie
que nous ne pouvons venir au monde sans langage pour la bonne raison que
c’est grâce au langage qu’il est un monde et non un chaos. Tout langage
est un système de signes qui nous permet de classer nos sensations, nos
perceptions et les objets que nous rencontrons. Privés de cette
puissance classificatrice, nous serions projetés dans un amas informe de
bruits, de couleurs, de mouvements, de forces au sein duquel, aucune
pensée, aucun sens ne pourrait plus se constituer, se construire.
Rien ne semble plus révélateur de ce point de vue que la création du
monde par l’Eternel dans les premiers mots de l’ancien Testament: « Dieu
sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière « jour »
et il appela les ténèbres « nuit ». La référence au langage créateur est
encore plus nette dans l’évangile selon Jean, dans le nouveau
testament: « Au commencement était le verbe, et le verbe était avec
Dieu, et le verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Toutes
choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait n’a été
fait sans lui. » Dieu a fait surgir le monde du chaos en dissociant des
éléments, des forces, des cycles, mais il n’aurait pas pu les dissocier
sans être le langage lui-même, le verbe.
Le langage est donc toujours là « avant » dans le monde, parce
qu’il est ce sans quoi il n’y aurait pas de monde. Il est l’opérateur
même du commencement, le commencement du commencement, ce qui fait que,
quoi que l’on dise, que l’on pense que l’on éprouve, que l’on vive, on
ne peut le vivre qu’en le nommant, ce qui implique que nous nous
soumettions aux figures toujours préalablement efficientes du langage.
Dans Mille Plateaux, le philosophe Gilles Deleuze insiste sur ce pouvoir
inhérent à la notion même de langage: « Le langage n’est même pas fait
pour être cru, mais pour obéir et pour faire obéir…Qu’on se le dise! Les
mots ne sont pas des outils, mais on donne aux enfants du langage et
des cahiers comme on donne des pelles et des pioches à des ouvriers. Une
règle de grammaire est un marqueur de pouvoir, avant d’être un marquer
syntaxique. L’ordre ne se rapporte pas à des significations préalables,
ni à une organisation préalable d’unités distinctives. C’est l’inverse.
L’information n’est que le strict minimum nécessaire à l’émission,
transmission et observation des ordres en tant que commandements (…) Le
langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie; la vie ne parle
pas, elle écoute et attend. Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son
fils, il y a une petite sentence de mort - un verdict, disait Kafka. »
La référence aux enfants et aux ouvriers souligne déjà par
elle-même le rapport au travail, mais c’est dans le rapport à la
fonction distinctive et classificatrice que l’assimilation à l’ordre, au
mot d’ordre est la plus riche et la plus significative. Gilles Deleuze
veut dire ici que l’ordre n’est pas une fonction du langage qui
viendrait s’imposer sur des distinctions entre éléments, entre forces,
entre objets déjà faites, mais que la dictature du langage réside déjà
pleinement dans cette efficience distinctive. Nous sommes nous déjà
interrogés sur la possibilité en français qu’il existe d’autres
personnes que les six envisagées par la conjugaison? Pouvons-nous
exprimer une action qui ne serait pas initiée par je, tu, il, nous,
vous, ils, mais par une autre personne, Pourquoi pas un mixte du je et
du tu qui, pour autant, ne serait pas un « nous ». A combien de
subtilités de l’adresse échappons nous malheureusement en nous
contentant de ces six personnes. Nous pourrions tenir exactement le même
propos pour le genre masculin et féminin. C’est bien en ce sens que le
langage nous impose une dictature sans équivalent parce qu’elle fait
tellement partie de notre pensée, de notre être, que nous ne pouvons pas
même nous révolter contre elle qu’en nous y soumettant de plus belle.
Comment positionner le travail et ses différents sens par rapport à
la puissance aussi écrasante qu’exhaustive de cette dictature là? Par
rapport au travail salarié, la relation semble assez simple: si en
effet, il n’existe pas de mot qui ne soit un mot d’ordre, il n’existe
pas non plus de travail sans consignes. Tout travail suppose que l’on
obéisse ou que l’on donne un mot d’ordre et même celui qui l’émet se
soumet en le disant aux règles mêmes de ce qui peut se dire ou pas. Par
conséquent il n’est rien du travail salarié qui puisse se libérer de la
dictature du langage. Dans la définition du travail comme transformation
d’une matière naturelle et brute en matière seconde et artificielle, la
réponse est moins évidente mais elle semble toute aussi négative car on
ne voit pas en effet comment l’homme aurait pu effectuer sans
transformation sans éprouver d’abord le fil de cette distinction entre
lui et le monde.
Si nous reprenons dans cette perspective les premières séquences du film
de Stanley Kubrick, nous pourrions questionner l’émergence verticale
du monolithe. Ce que symbolise son aplomb dans la troupe de singes est
tout à la fois clair, puisque c’est à partir de son apparition que naît
l’outil, et complexe parce qu’il existe aussi une multiplicité de
réalisations qui se trouvent induites par cet « évènement ». La
conscience qu’un outil peut modifier notre milieu suppose que nous nous
sommes distingués de ce milieu, et finalement pour aussi balbutiant
qu’il soit, il est difficile de concevoir le présupposé de cette
distinction sans langage.
Par contre ce sens tout à fait particulier du travail (ce qui
travaille un esprit, une matière, une situation) comme évolution
anonyme, inassignable et insensible d’un « état » ne semble pas empêché,
ni même aliéné par le langage. Peut-être les mots nous empêchent-ils de
saisir l’efficience continue de son ouvrage mais ils ne le contrarient
pas et c’est peut-être le propre de l’art que de le révéler en
contournant ou « en trichant la langue ». Se pourrait-il que ce soit
finalement l’activité d’un monde en travail que l’oeuvre d’art
miraculeusement capture sur la toile, sur la page, sur la partition, ou
sur la pellicule ?
Ce qui intéresse Henri Bergson, c’est précisément cette capacité de
l’oeuvre d’art à court-circuiter la banalisation, l’appauvrissement de
notre perception du monde des sentiments et de nous-mêmes dont le
langage est la cause. Nous sommes suffisamment occupés, notamment du
fait de notre implication sociale, à « agir utilement » que nous
rangeons toutes nos perceptions, toutes nos sensations sous les
étiquettes des noms communs grâce auxquels nous pouvons les exprimer,
les communiquer, les optimiser dans une perspective socialisante,
professionnelle, utilitaire. Mais nous nous privons dés lors de tout ce
que ces sensations ou ces expériences ont nécessairement d’uniques ne
serait-ce que parce que nous les avons vécus à tel ou tel moment. Je dis
de telle rose que je cueille tel jour à tel endroit qu’elle est une
fleur, je la distingue ainsi bel et bien d’(autres végétaux possibles
mais je confonds les roses, les tulipes, les glaïeuls, etc. Je précise
que c’est une rose, encore me faudra-t-il préciser sa couleur et ainsi
de suite, jusqu’à ce que je puisse circonscrire au plus prés ce qui
d’elle cette rose d’aujourd’hui. Mais aussi loin que je puisse aller
dans cette ouvrage de description, je ne parviendrai jamais à dire ce
qui fait qu’elle est singulière, parce que cela ne peut pas se dire par
des mots communs.
Mais alors que font les poètes, les romanciers dont parle Bergson pour
ressentir cette singularité et pour l’exprimer tout en se servant de
mot? C’est Roland Barthes qui répond à cette question en évoquant la
tricherie salutaire de la littérature.
Il
va en effet être nécessaire de tricher, de tordre, de « terroriser" la
langue, de la barbariser pour lui faire « avouer" quelque chose d’autres
que des lieux communs. Tricher la langue, cela peut signifier ni plus
ni moins que l’outrager dans sa cohérence grammaticale, lui imposer de
nouvelles règles, comme ça « pour voir » et constater qu’un « sens »
s’en détache néanmoins plus fort que si nous en étions resté à l’usage
commun et à l’application soumise des règles de grammaire existante.
"Tout chef d’oeuvre, dit Marcel Proust, est écrit dans une langue
étrangère » en ce sens qu’il n’y pas de style littéraire sans cette ruse
idiosyncrasique de la tricherie de la langue. Dans ce poème:« prendre
corps » , Gherassim Luca pousse très loin cette tricherie. Il barbarise
la langue au point d’utiliser des noms, des substantifs comme s’ils
étaient des verbes et pour ce poème d’amour, force est de reconnaître
que la connotation érotique de cette écriture s’en voit décuplée:
"Je te narine je te chevelure
je te hanche
tu me hantes
je te poitrine je buste ta poitrine puis te visage
je te corsage
tu m’odeur tu me vertige
tu glisses
je te cuisse je te caresse
je te frissonne tu m’enjambes
tu m’insupportable
je t’amazone
je te gorge je te ventre
je te jupe
je te jarretelle je te bas je te Bach
oui je te Bach pour clavecin sein et flûte »
Quelque chose ici se libère qui n’aurait pas pu être dit ailleurs
ni autrement. La question n’est pas vraiment de savoir si l’on apprécie
ou pas. Ce qui est exprimé l’est d’une façon qui court-circuite les
schémas habituels et linguistiques de la compréhension littérale et même
imagée. Le raccourci induit par le substantif-verbe conjugué crée un
effet de proximité sans équivalent, de telle sorte que l’on perçoit sans
comprendre les mots "comme un énoncé". La création de l’oeuvre
littéraire libère sans aucun doute de la dictature du langage davantage
que l’accomplissement d’un travail, au moins pour les deux premiers sens
envisagés (salarié, transformation d’une matière première en matière
seconde)
3) La création d’une oeuvre d’art nous libère-t-elle davantage du temps que l’accomplissement d’un travail?
a) La durée immortelle de l’oeuvre
Il est donc possible de se libérer de la langue sans la quitter, ce qui, de toute façon, est impossible. La libération de cette contrainte qu’est le langage se fait encore dans le langage tout en maltraitant en lui sa fonction propre, fondamentale, essentielle (le classement) comme si le poète ou le romancier parvenait à le subvertir de l’intérieur. Quelque chose d’une réalité indicible, ineffable pointe, insiste dans la littérature, mais il n’est rien d’elle qui soit constituée d’autre chose que de mots. L’écrivain parvient à nous faire pressentir quelque chose de cette présence pure dont nous parle Heidegger: le « Da-Sein », mais ce pressentiment demeure, un peu comme la création d’Adam par Dieu sur le plafond de la chapelle Sixtine peint par Michel-Ange, une désignation, un acte linguistique. Aussi émancipatrice soit-elle, cette libération reste donc somme toute relative.
La question de la libération des contraintes temporelles est moins ambiguë de ce point de vue, parce que nous percevons d’emblée ce que peut signifier s’échapper du temps et cette expression revêt pour le moins trois significations:
On peut s’échapper du temps en réalisant ici et maintenant un ouvrage qui restera après nous, qui marquera ainsi dans le temps notre capacité à demeurer par notre création après notre vie physique (immortalité)
Il est également possible de prendre cette expression comme désignant le fait d’échapper du temps historique, d’être seulement au présent (Présent : Présence)
On peut envisager enfin cette expression comme la possibilité de s’impliquer suffisamment dans son ouvrage que l’on en perd le sentiment du temps (s’extraire de la planification du temps social et professionnel (avoir des choses à faire) pour toucher du doigt dans l’absorption pure au sein d'une activité une sorte d’éternité: s’oublier dans l’action)
Nous avons déjà évoqué la tripartition de Hannah Arendt. Le travail produit des biens de consommation immédiat, l’oeuvre des structures et des objets qui aspirent à une plus longue durée et rendent possible un monde humain, enfin l’action qui s’effectue dans le monde grâce à la polis (cité). C’est généralement dans cet ordre d’importance croissante que la tripartition est décrite parce qu’Hannah Arendt est avant tout une philosophe politique (l’action). Mais elle situe dans ce passage de « le crise de la culture » chacune de ces activités par rapport à la longévité de ce qu’elles produisent et définit clairement l’oeuvre d’art comme supérieure aux deux autres:
« Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et oeuvres d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l'oeuvre d'art. En tant que tels, ils se distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les oeuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage: mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. »
Hannah Arendt, La Crise de la culture
Les fruits du travail sont irréductiblement liés au cycle infernal de la consommation. Ils ne peuvent donc prétendre d’aucun biais s’arracher à la temporalité humaine et sont esclaves de ce rythme à deux temps de la production et de la consommation. Ce qui nous surprend davantage dans ce texte, c’est qu’Hannah Arendt reconnaît que les actions politiques des hommes ne jouissent pas de la même immortalité que les oeuvres d’art. Pourquoi? Parce qu’elle dépendent de ce « réceptacle » humain qu’est l’écriture historique. Il ne suffit pas que les hommes agissent dans le monde. Encore faut-il que l’homme les inscrive dans ce support mémoriel qu’est l’histoire. Jules César ne se contente pas de gagner la guerre des Gaules, mais il l’écrit et nous savons bien qu’il revisite à sa façon certains faits. Aussi supérieure que soit l’action au travail, aussi élevé que soit le zoon politikon par rapport à l’animal laborans, les produits de son activité ne peuvent en aucune manière aspirer à une immortalité comparable à celle de l’oeuvre d’art. Hannah Arendt va jusqu’à affirmer que « les oeuvres d’art sont les plus mondaines des choses », et nous savons bien ce qu’implique cette affirmation dans l’opposition systématique que fait la philosophe entre la vie et le monde. Hannah Arendt a voué sa vie entière à l’étude de la politique mais c’est comme si, dans ce texte, elle se rangeait à certaines conclusions des travaux de son ancien professeur et mentor Heidegger, lequel a toujours insisté sur l’importance de l’oeuvre d’art comme ouverture vers le « Da Sein ».
« A proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes mais pour le monde. » Le trouble que nous éprouvons devant une oeuvre d’art vient donc précisément de cet aplomb sidérant dont nous percevons bien qu’il ne pointe aucunement vers un progrès de l’humanité, vers un avenir de l’humanité. Toute oeuvre d’art est un « no future » fondamental. C’est là toute son ambiguïté: si elle demeure, c’est parce que la durée qui se profile à son horizon n’est pas humaine. Son « être là » n’est l’instrument d’aucune fonction. Il ne porte aucunement la promesse d’un avenir humain radieux.
b) Le présent de l’oeuvre
Cette opposition entre le temps historique et ce « hors temps » esthétique est également mis en valeur par André Malraux, mais il lui ajoute une nouvelle dimension en insistant moins sur le rapport au monde de l’oeuvre que sur son rapport au temps qui selon lui ne peut consister qu’en un présent. Bien sûr, en un sens, un historien de l’art pourra toujours reconnaître dans une oeuvre des traces des techniques, des mentalités, des idées de son siècle d’origine mais cela voudrait-il signifier que toute oeuvre d’art est exclusivement le produit de son époque, de la même façon, par exemple, que tel innovation technique est prise exclusivement dans son époque d’origine? Ainsi par exemple, nous retrouvons dans certaines oeuvres du peintre-sculpteur Giacometti des échos avec l’art étrusque (du 8e siècle au 1er avant JC) Ce rapprochement est possible et l’on sait que Giacometti ne connaissait pas ses oeuvres, ce qui prouve qu’un intuition esthétique ne s’ancre aucunement dans une époque. La comparaison avec l’objet technologique est ici frappante: on ne retrouvera pas d’ordinateur égyptien ou d’Ipod grec.
Cela signifie que l’on ne visite aucunement une époque quand on visite un musée, même si les conservateurs ou les commissaires d’exposition décident parfois de présenter des « périodes ». En tant qu’oeuvres, ce ne sont pas des périodes que l’on visite:
« Il est impossible de concevoir le Musée comme historique. Pour un peintre du moins. Ce serait simplement ridicule. Vous vous imaginez un peintre qui arrive devant le Musée en considérant chaque salle comme un produit? Les colonies produisent des bananes... Le XVIe siècle produit l'art du XVIe siècle ? C'est dément ! Il est bien entendu que pour n'importe quel peintre, ce qui compte de l'art du passé est présent... J'avais pris l'exemple du saint : pour celui qui prie, le saint a son point d'appui dans une vie historique. Mais il a une autre vie au moment où on est en train de le prier : quand on le prie, il est présent. En somme, le saint est dans trois temps : il est dans son éternité, il est dans son temps historique ou chronologique, et il est dans le présent. Pour moi, ce serait presque la réponse à la question « qu'est-ce pour vous qu'une œuvre d'art ? » C'est une œuvre qui a un présent. Alors que tout le reste du passé n'a pas de présent. Alexandre a une légende, il a une histoire, mais il n'a pas de présent. Vous sentez bien que vous ne pouvez pas ressentir de la même façon une peinture de Lascaux et un silex taillé. Le silex taillé est dans l'histoire chronologique. Le bison peint y est aussi, mais en même temps, il est ailleurs. »
André Malraux - « Le miroir des limbes »
Lorsqu’un fidèle catholique prie un Saint en particulier, André Malraux définit cet acte comme se situant au croisement de trois temporalités:
Ce saint a une histoire. Peut-être est-il un martyr qui a été torturé à telle époque à tel endroit par tel peuple. Il est une figure historique.
En tant que pratiquant d’une religion, il relie nécessairement ce saint à Dieu puisque c’est en son nom qu’il est devenu saint. Il est aussi une figure religieuse et de ce fait sa prière revêt une dimension éternelle puisque divine
Enfin il le prie forcément dans le présent de son actualité. C’est dans un présent que le fidèle prie donc ce Saint.
La rencontre avec une oeuvre d’art, elle, ne peut aucunement se concevoir dans une modalité de temps historique ou spirituelle (Eternité). Elle est « là » donc elle n’est pas présence spirituelle, abstraite désincarnée et elle ne fait signe d’aucun passé. Je peux toujours faire le rapprochement entre les sculptures de Giacometti (20e siècle) et celle de l’art étrusque du 8e siècle avant JC, cela ne me fera pas davantage avec la vérité de ces oeuvres, avec l’aplomb pur et donné de l’évènement de ces oeuvres qui ne consiste que dans le fait « d’être là » (ce que dit Heidegger en ce sens est indépassable).
Dans la perspective même de la création, l’idée d’étirer une figure ou un corps vers le haut pour en réduire la silhouette à un trait plus ou moins épaissi s’est manifesté aux hommes avec 28 siècles d’écart. Elle pointe vers un « hors temps » fondamental ou, comme le dit Malraux vers un présent qu’on ne peut pas dater. Et nous pourrions dire la même chose des peintures de bisons de Lascaux (qui d’ailleurs présentent certaines ressemblances avec certaines toiles de Picasso). L’acte de les peindre tel qu’il fut exécuté par les hommes préhistoriques ne peut être situé dans la même temporalité que l’acte de tailler des silex qui, comme Stanley Kubrick l’a montré avec l’outil, s’inscrivent dans un temps technologique, dans un progrès linéaire et humain. Dans tous les sens du terme, on se fixe un avenir en taillant un silex, soit celui, proche, de couper soit celui, lointain du couteau et de tous les progrès que les hommes apporteront à ce geste et à cet objet. Mais quel avenir se donne-t-on en peignant des bisons sur une grotte? Aucun, et c’est en ce sens que André Malraux décrit le présent comme le critère même de l’oeuvre d’art. Nous travaillons toujours en vue de quelque chose mais nous créons nécessairement dans ce « hors temps » d’un pur présent, et c’est aussi à ce présent que nous sommes confrontés quand nous admirons l’oeuvre quelle que soit notre époque.
c) Le travail, l’habitude et l’Extase
Se pourrait-il cependant que cette libération à l’égard d’une temporalité marquée par les critères d’une rentabilité économique, technologique, voire historique et humaine s’effectue également dans le travail? Tel est finalement le fond du problème posé par le sujet. Aussi irréfutable que soit la démonstration d’André Malraux quant au produit du travail et de l’oeuvre, il ne résout pas pour autant la question de la libération, laquelle induit la notion de sentiment ou pour le moins d’état d’esprit. Indépendamment de ce qui est réalisé: produit technique, services, acte politique ou oeuvre d’art, ne serait-il pas possible de séparer complètement l’état d’esprit ou la nature de l’implication du travailleur du produit final pour insinuer dans l’action pure, voire dans sa répétition la plus laborieuse et la plus absurde la voie possible vers une liberté authentique voire un bonheur? L’oeuvre est bel et bien du présent, d’un présent inamovible et « hors temps », mais ce qui est à l’ouvrage dans l’oeuvre ou dans le produit, soit l’énergie pure du travailleur, son épuisement à la tâche ne pourrait-il pas faire signe d’une absorption, d’un oubli de soi semblable à l’extase au sein duquel l’expérience d’une libération absolue du temps se ferait jour, ouvrant par là même à une jouissance extatique, au sens le plus étymologique de ce dernier terme (se tenir hors de…)?
Dans ça passage du Gai savoir, Friedrich Nietzsche répond positivement cette question et renvoie donc dos à dos l’opposition entre le travail et l’art qui constitue le présupposé du sujet. Il y a moyen de rejoindre l’art dans le travail voire de les dépasser tous deux vers une expérience du bonheur pur, dés lors que l’on est à même de substituer peu à peu, insensiblement le jeu à la répétition et la jouissance au jeu lui-même. C’est bien ce qu’exprime au mieux l’expression courante « s’abîmer à la tâche », sombrer voluptueusement dans l’abîme de la tâche, dans le vertige de la pure exécution muette, silencieuse, détachée du besoin et du produit fini.: travailler pour travailler, agir pour agir, faire pour défaire et refaire à nouveau. Il s’agirait ainsi de remplacer définitivement la poiesis par de la praxis mais indépendamment de la tâche en elle-même, pousser Aristote plus loin que lui-même en posant les tâches les plus répétitives et les plus abrutissantes comme ouvertes à l’implication de la praxis:
« Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d'un mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes. »
Friedrich Nietzsche
Se pourrait-il que l’accomplissement d’un travail nous libère tout autant que la création d’une oeuvre parce qu’il n’est finalement question, dans l’un comme dans l’autre, (ou pourrait-on dire, en passant de l’un à l’autre) que d’une seule et même dynamique qui suit son cours, via l’habitude, vers un bonheur, vers l’extase d’une action n’aspirant à rien moins qu’être elle-même. Ce passage contredit totalement les thèses de Hannah Arendt parce que c’est dans le travail, voire dans ce que le travail recèle de plus abrutissant, de plus inconscient, que l’homme peut se détacher du besoin et sentir affleurer à lui, dans les moments de pause l’ennui de ne plus travailler.
Mais dans cet effort visant à tromper l’ennui, c’est bien, comme le dit l’expression le temps que l’on tue. Le jeu, c’est finalement ce qui, dans les temps modernes, va progressivement amener Charlot à danser sur les chaînes de montage, dans les rouages mêmes de la mécanisation la plus outrée et la plus aliénante du système nerveux humain, mais c’est aussi en un tout autre sens, ce qui conduit Pénélope à se rabaisser au niveau d’une simple esclave pour tisser un linceul qu’elle détissera la nuit. Nietzsche explore ici un paradoxe saisissant dont la révélation pourrait bien répondre définitivement à notre problème: c’est dans l’abrutissement le plus radical à la tâche imposé par le travail que se dissimule l’efficience la plus pure et la plus exacte de l’extase, du bonheur accompli. Il convient de suivre à la lettre les trois moments décrits par Nietzsche:
- D’abord se soumettre au besoin, être l’esclave de la dialectique de Hegel, convertir peu à peu l’abrutissement en habitude, la répétition en exercice, la consigne en variable (Pénélope refait incessamment la toile mais rien ne dit qu’elle refait les mêmes motifs)
- Ensuite accéder au jeu, détacher le travail des besoins, chercher dans la parfaite maîtrise du geste forcé l’expression de la gestuelle libre, donner du sens à l’absurde.
- Enfin jouir de la plus totale absorption de notre être à la tâche, non plus vécue comme telle, mais comme une praxis, comme un inconscient heureux atteint dans le carcan le plus aliénant du tribal malheureux, accéder ainsi à une dimension qui n’est déjà plus tout à fait humaine au coeur même de l’activité dont l’homme est pourtant la créature damnée (Genèse)
Conclusion
La création ne nous libère pas davantage que le travail. Il faut
trouver et ouvrir dans les contraintes imposées par le travail l’espace
du jeu et de l’habitude. Cela revient à convertir la poiesis en praxis,
comme le fait Pénélope. Elle se libère des contraintes des hommes, du
mariage forcé, et même de celles de l’épopée en remettant inlassablement
sur le métier son ouvrage, en s’investissant exclusivement dans le
présent de l’action indépendamment de son fruit supposé. Elle dit
« oui » à l’Eternel retour Nietzschéen. Sisyphe travaille-t-il en
roulant sa pierre jusqu’au sommet de la montagne? Oui, mais pas
seulement: il construit du sens, il a renoncé à le trouver dans la
croyance et c’est cette construction que l’on désigne aussi du nom
« d’art ». On fait une oeuvre dés lors que l’on donne du sens au
travail. C’est la raison pour laquelle, comme le dit Albert Camus il
faut imagine Sisyphe heureux. »
« Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui parait ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, а lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
(Albert Camus -Le Mythe de Sisyphe, p-198, NRF, Gallimard, 1965)
3) La création d’une oeuvre d’art nous libère-t-elle davantage du temps que l’accomplissement d’un travail?
Il est donc possible de se libérer de la langue sans la quitter, ce qui, de toute façon, est impossible. La libération de cette contrainte qu’est le langage se fait encore dans le langage tout en maltraitant en lui sa fonction propre, fondamentale, essentielle (le classement) comme si le poète ou le romancier parvenait à le subvertir de l’intérieur. Quelque chose d’une réalité indicible, ineffable pointe, insiste dans la littérature, mais il n’est rien d’elle qui soit constituée d’autre chose que de mots. L’écrivain parvient à nous faire pressentir quelque chose de cette présence pure dont nous parle Heidegger: le « Da-Sein », mais ce pressentiment demeure, un peu comme la création d’Adam par Dieu sur le plafond de la chapelle Sixtine peint par Michel-Ange, une désignation, un acte linguistique. Aussi émancipatrice soit-elle, cette libération reste donc somme toute relative.
La question de la libération des contraintes temporelles est moins ambiguë de ce point de vue, parce que nous percevons d’emblée ce que peut signifier s’échapper du temps et cette expression revêt pour le moins trois significations:
On peut s’échapper du temps en réalisant ici et maintenant un ouvrage qui restera après nous, qui marquera ainsi dans le temps notre capacité à demeurer par notre création après notre vie physique (immortalité)
Il est également possible de prendre cette expression comme désignant le fait d’échapper du temps historique, d’être seulement au présent (Présent : Présence)
On peut envisager enfin cette expression comme la possibilité de s’impliquer suffisamment dans son ouvrage que l’on en perd le sentiment du temps (s’extraire de la planification du temps social et professionnel (avoir des choses à faire) pour toucher du doigt dans l’absorption pure au sein d'une activité une sorte d’éternité: s’oublier dans l’action)
Nous avons déjà évoqué la tripartition de Hannah Arendt. Le travail produit des biens de consommation immédiat, l’oeuvre des structures et des objets qui aspirent à une plus longue durée et rendent possible un monde humain, enfin l’action qui s’effectue dans le monde grâce à la polis (cité). C’est généralement dans cet ordre d’importance croissante que la tripartition est décrite parce qu’Hannah Arendt est avant tout une philosophe politique (l’action). Mais elle situe dans ce passage de « le crise de la culture » chacune de ces activités par rapport à la longévité de ce qu’elles produisent et définit clairement l’oeuvre d’art comme supérieure aux deux autres:
« Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et oeuvres d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l'oeuvre d'art. En tant que tels, ils se distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les oeuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage: mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. »
Hannah Arendt, La Crise de la culture
Les fruits du travail sont irréductiblement liés au cycle infernal de la consommation. Ils ne peuvent donc prétendre d’aucun biais s’arracher à la temporalité humaine et sont esclaves de ce rythme à deux temps de la production et de la consommation. Ce qui nous surprend davantage dans ce texte, c’est qu’Hannah Arendt reconnaît que les actions politiques des hommes ne jouissent pas de la même immortalité que les oeuvres d’art. Pourquoi? Parce qu’elle dépendent de ce « réceptacle » humain qu’est l’écriture historique. Il ne suffit pas que les hommes agissent dans le monde. Encore faut-il que l’homme les inscrive dans ce support mémoriel qu’est l’histoire. Jules César ne se contente pas de gagner la guerre des Gaules, mais il l’écrit et nous savons bien qu’il revisite à sa façon certains faits. Aussi supérieure que soit l’action au travail, aussi élevé que soit le zoon politikon par rapport à l’animal laborans, les produits de son activité ne peuvent en aucune manière aspirer à une immortalité comparable à celle de l’oeuvre d’art. Hannah Arendt va jusqu’à affirmer que « les oeuvres d’art sont les plus mondaines des choses », et nous savons bien ce qu’implique cette affirmation dans l’opposition systématique que fait la philosophe entre la vie et le monde. Hannah Arendt a voué sa vie entière à l’étude de la politique mais c’est comme si, dans ce texte, elle se rangeait à certaines conclusions des travaux de son ancien professeur et mentor Heidegger, lequel a toujours insisté sur l’importance de l’oeuvre d’art comme ouverture vers le « Da Sein ».
« A proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes mais pour le monde. » Le trouble que nous éprouvons devant une oeuvre d’art vient donc précisément de cet aplomb sidérant dont nous percevons bien qu’il ne pointe aucunement vers un progrès de l’humanité, vers un avenir de l’humanité. Toute oeuvre d’art est un « no future » fondamental. C’est là toute son ambiguïté: si elle demeure, c’est parce que la durée qui se profile à son horizon n’est pas humaine. Son « être là » n’est l’instrument d’aucune fonction. Il ne porte aucunement la promesse d’un avenir humain radieux.
b) Le présent de l’oeuvre
Cette opposition entre le temps historique et ce « hors temps » esthétique est également mis en valeur par André Malraux, mais il lui ajoute une nouvelle dimension en insistant moins sur le rapport au monde de l’oeuvre que sur son rapport au temps qui selon lui ne peut consister qu’en un présent. Bien sûr, en un sens, un historien de l’art pourra toujours reconnaître dans une oeuvre des traces des techniques, des mentalités, des idées de son siècle d’origine mais cela voudrait-il signifier que toute oeuvre d’art est exclusivement le produit de son époque, de la même façon, par exemple, que tel innovation technique est prise exclusivement dans son époque d’origine? Ainsi par exemple, nous retrouvons dans certaines oeuvres du peintre-sculpteur Giacometti des échos avec l’art étrusque (du 8e siècle au 1er avant JC) Ce rapprochement est possible et l’on sait que Giacometti ne connaissait pas ses oeuvres, ce qui prouve qu’un intuition esthétique ne s’ancre aucunement dans une époque. La comparaison avec l’objet technologique est ici frappante: on ne retrouvera pas d’ordinateur égyptien ou d’Ipod grec.
Cela signifie que l’on ne visite aucunement une époque quand on visite un musée, même si les conservateurs ou les commissaires d’exposition décident parfois de présenter des « périodes ». En tant qu’oeuvres, ce ne sont pas des périodes que l’on visite:
« Il est impossible de concevoir le Musée comme historique. Pour un peintre du moins. Ce serait simplement ridicule. Vous vous imaginez un peintre qui arrive devant le Musée en considérant chaque salle comme un produit? Les colonies produisent des bananes... Le XVIe siècle produit l'art du XVIe siècle ? C'est dément ! Il est bien entendu que pour n'importe quel peintre, ce qui compte de l'art du passé est présent... J'avais pris l'exemple du saint : pour celui qui prie, le saint a son point d'appui dans une vie historique. Mais il a une autre vie au moment où on est en train de le prier : quand on le prie, il est présent. En somme, le saint est dans trois temps : il est dans son éternité, il est dans son temps historique ou chronologique, et il est dans le présent. Pour moi, ce serait presque la réponse à la question « qu'est-ce pour vous qu'une œuvre d'art ? » C'est une œuvre qui a un présent. Alors que tout le reste du passé n'a pas de présent. Alexandre a une légende, il a une histoire, mais il n'a pas de présent. Vous sentez bien que vous ne pouvez pas ressentir de la même façon une peinture de Lascaux et un silex taillé. Le silex taillé est dans l'histoire chronologique. Le bison peint y est aussi, mais en même temps, il est ailleurs. »
André Malraux - « Le miroir des limbes »
Lorsqu’un fidèle catholique prie un Saint en particulier, André Malraux définit cet acte comme se situant au croisement de trois temporalités:
Ce saint a une histoire. Peut-être est-il un martyr qui a été torturé à telle époque à tel endroit par tel peuple. Il est une figure historique.
En tant que pratiquant d’une religion, il relie nécessairement ce saint à Dieu puisque c’est en son nom qu’il est devenu saint. Il est aussi une figure religieuse et de ce fait sa prière revêt une dimension éternelle puisque divine
Enfin il le prie forcément dans le présent de son actualité. C’est dans un présent que le fidèle prie donc ce Saint.
La rencontre avec une oeuvre d’art, elle, ne peut aucunement se concevoir dans une modalité de temps historique ou spirituelle (Eternité). Elle est « là » donc elle n’est pas présence spirituelle, abstraite désincarnée et elle ne fait signe d’aucun passé. Je peux toujours faire le rapprochement entre les sculptures de Giacometti (20e siècle) et celle de l’art étrusque du 8e siècle avant JC, cela ne me fera pas davantage avec la vérité de ces oeuvres, avec l’aplomb pur et donné de l’évènement de ces oeuvres qui ne consiste que dans le fait « d’être là » (ce que dit Heidegger en ce sens est indépassable).
Dans la perspective même de la création, l’idée d’étirer une figure ou un corps vers le haut pour en réduire la silhouette à un trait plus ou moins épaissi s’est manifesté aux hommes avec 28 siècles d’écart. Elle pointe vers un « hors temps » fondamental ou, comme le dit Malraux vers un présent qu’on ne peut pas dater. Et nous pourrions dire la même chose des peintures de bisons de Lascaux (qui d’ailleurs présentent certaines ressemblances avec certaines toiles de Picasso). L’acte de les peindre tel qu’il fut exécuté par les hommes préhistoriques ne peut être situé dans la même temporalité que l’acte de tailler des silex qui, comme Stanley Kubrick l’a montré avec l’outil, s’inscrivent dans un temps technologique, dans un progrès linéaire et humain. Dans tous les sens du terme, on se fixe un avenir en taillant un silex, soit celui, proche, de couper soit celui, lointain du couteau et de tous les progrès que les hommes apporteront à ce geste et à cet objet. Mais quel avenir se donne-t-on en peignant des bisons sur une grotte? Aucun, et c’est en ce sens que André Malraux décrit le présent comme le critère même de l’oeuvre d’art. Nous travaillons toujours en vue de quelque chose mais nous créons nécessairement dans ce « hors temps » d’un pur présent, et c’est aussi à ce présent que nous sommes confrontés quand nous admirons l’oeuvre quelle que soit notre époque.
c) Le travail, l’habitude et l’Extase
Se pourrait-il cependant que cette libération à l’égard d’une temporalité marquée par les critères d’une rentabilité économique, technologique, voire historique et humaine s’effectue également dans le travail? Tel est finalement le fond du problème posé par le sujet. Aussi irréfutable que soit la démonstration d’André Malraux quant au produit du travail et de l’oeuvre, il ne résout pas pour autant la question de la libération, laquelle induit la notion de sentiment ou pour le moins d’état d’esprit. Indépendamment de ce qui est réalisé: produit technique, services, acte politique ou oeuvre d’art, ne serait-il pas possible de séparer complètement l’état d’esprit ou la nature de l’implication du travailleur du produit final pour insinuer dans l’action pure, voire dans sa répétition la plus laborieuse et la plus absurde la voie possible vers une liberté authentique voire un bonheur? L’oeuvre est bel et bien du présent, d’un présent inamovible et « hors temps », mais ce qui est à l’ouvrage dans l’oeuvre ou dans le produit, soit l’énergie pure du travailleur, son épuisement à la tâche ne pourrait-il pas faire signe d’une absorption, d’un oubli de soi semblable à l’extase au sein duquel l’expérience d’une libération absolue du temps se ferait jour, ouvrant par là même à une jouissance extatique, au sens le plus étymologique de ce dernier terme (se tenir hors de…)?
Dans ça passage du Gai savoir, Friedrich Nietzsche répond positivement cette question et renvoie donc dos à dos l’opposition entre le travail et l’art qui constitue le présupposé du sujet. Il y a moyen de rejoindre l’art dans le travail voire de les dépasser tous deux vers une expérience du bonheur pur, dés lors que l’on est à même de substituer peu à peu, insensiblement le jeu à la répétition et la jouissance au jeu lui-même. C’est bien ce qu’exprime au mieux l’expression courante « s’abîmer à la tâche », sombrer voluptueusement dans l’abîme de la tâche, dans le vertige de la pure exécution muette, silencieuse, détachée du besoin et du produit fini.: travailler pour travailler, agir pour agir, faire pour défaire et refaire à nouveau. Il s’agirait ainsi de remplacer définitivement la poiesis par de la praxis mais indépendamment de la tâche en elle-même, pousser Aristote plus loin que lui-même en posant les tâches les plus répétitives et les plus abrutissantes comme ouvertes à l’implication de la praxis:
« Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d'un mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes. »
Friedrich Nietzsche
Se pourrait-il que l’accomplissement d’un travail nous libère tout autant que la création d’une oeuvre parce qu’il n’est finalement question, dans l’un comme dans l’autre, (ou pourrait-on dire, en passant de l’un à l’autre) que d’une seule et même dynamique qui suit son cours, via l’habitude, vers un bonheur, vers l’extase d’une action n’aspirant à rien moins qu’être elle-même. Ce passage contredit totalement les thèses de Hannah Arendt parce que c’est dans le travail, voire dans ce que le travail recèle de plus abrutissant, de plus inconscient, que l’homme peut se détacher du besoin et sentir affleurer à lui, dans les moments de pause l’ennui de ne plus travailler.
Mais dans cet effort visant à tromper l’ennui, c’est bien, comme le dit l’expression le temps que l’on tue. Le jeu, c’est finalement ce qui, dans les temps modernes, va progressivement amener Charlot à danser sur les chaînes de montage, dans les rouages mêmes de la mécanisation la plus outrée et la plus aliénante du système nerveux humain, mais c’est aussi en un tout autre sens, ce qui conduit Pénélope à se rabaisser au niveau d’une simple esclave pour tisser un linceul qu’elle détissera la nuit. Nietzsche explore ici un paradoxe saisissant dont la révélation pourrait bien répondre définitivement à notre problème: c’est dans l’abrutissement le plus radical à la tâche imposé par le travail que se dissimule l’efficience la plus pure et la plus exacte de l’extase, du bonheur accompli. Il convient de suivre à la lettre les trois moments décrits par Nietzsche:
- D’abord se soumettre au besoin, être l’esclave de la dialectique de Hegel, convertir peu à peu l’abrutissement en habitude, la répétition en exercice, la consigne en variable (Pénélope refait incessamment la toile mais rien ne dit qu’elle refait les mêmes motifs)
- Ensuite accéder au jeu, détacher le travail des besoins, chercher dans la parfaite maîtrise du geste forcé l’expression de la gestuelle libre, donner du sens à l’absurde.
- Enfin jouir de la plus totale absorption de notre être à la tâche, non plus vécue comme telle, mais comme une praxis, comme un inconscient heureux atteint dans le carcan le plus aliénant du tribal malheureux, accéder ainsi à une dimension qui n’est déjà plus tout à fait humaine au coeur même de l’activité dont l’homme est pourtant la créature damnée (Genèse)
Conclusion
« Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui parait ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, а lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
(Albert Camus -Le Mythe de Sisyphe, p-198, NRF, Gallimard, 1965)
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