La technique (L – ES – S)
Dans l’une des plus belles scènes du film de Fellini : « Casanova », on voit le séducteur italien danser avec une sorte d’automate dont le corps et le visage revêtent l’apparence d’une femme comme si toutes ses conquêtes ne visaient finalement qu’à se rapprocher de cet instant d’extase où l’homme et la machine s’harmonisent dans le mouvement impeccable de cette valse tournoyante. Les mécanismes et les rouages sont, de fait, bien plus dociles que les corps, mais nous n’y gagnons pas que le plaisir illusoire du pouvoir ou du confort. La technique est une activité qui permet à l’être humain de se reconnaître dans les objets qu’il fabrique comme si nous pouvions mesurer concrètement l’impact de notre existence d’homo sapiens dans tout ce que notre intelligence nous permet de construire et de transformer. Ainsi pour Hegel, la technique est l’une des modalités essentielles et pratiques de la reconnaissance de soi que l’homme peut arracher à la nature.
Henri Bergson insiste sur le rapport entre l’intelligence et la technique : « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo Faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. »
Nous faisons en effet, comme si l’homme était fondamentalement « sapiens », c’est-à-dire doué de pensée, de conscience, de raison et cela depuis toujours mais on ne voit pas bien comment ni pourquoi cette capacité nous aurait été « donnée », à moins de se satisfaire des récits mythologiques ou religieux. D’un point de vue historique, il faut bien convenir que c’est d’abord la technique qui a permis à l’homme d’acquérir cette visée utilitaire et transformatrice de son milieu naturel grâce à laquelle il a finalement inventé le progrès. Ce n’est pas parce que nous sommes intelligents que nous avons inventé la technique, c’est parce que nous sommes techniques que nous sommes intelligents. Nous sommes donc d’abord « homo faber ».
La notion la plus intéressante à situer en parallèle de la technique est l’art, tout simplement parce qu’elles s’incarnent toutes deux dans l’émergence d’objets « créés » pour l’art, « produits » pour la technique. D’autre part, ces deux notions ont une origine étymologique commune : « technè ». Les grecs ne distinguaient pas le travail de l’artisan et l’œuvre de l’artiste. Pourtant, nous faisons aujourd’hui la part de ce que nous construisons en vue d’un usage et de ce que nous concevons gratuitement, par soi-même. Se pourrait-il que l’œuvre d’art soit simplement pour nous le rappel pur de la présence, de l’objet qui n’est que « là » (Heidegger et les souliers de Van Gogh). Qu’en serait-il de l’objet technique dés lors ? Il serait exactement le contraire, à savoir une matérialité moins effective que dépassable, vectorielle, comme l’incitation à ne pas lui accorder davantage d’attention que celle qui est requise par un ustensile. C’est une piste très prolifique. L’œuvre d’art est là dans le présent. L’objet technique est toujours la promesse d’une action future qui reste à faire, d’où l’affairement de l’homme entouré d’objets techniques continuellement impliqué dans l’avènement d’un monde humain qui se profile à l’horizon de nos ustensiles. Martin Heidegger insiste beaucoup sur la distinction de ces deux rapports différents au monde et de ce qu’ils impliquent : là où l’ingénieur ne voit le Rhin qu’en tant que source d’énergie hydroélectrique, le poète célèbre simplement la puissance du fleuve par un poème (Holderlin).
La religion (L- ES – S)
Selon Rudolf Otto, le phénomène religieux se caractérise d’abord par ce qu’il appelle l’intuition du numineux, c’est-à-dire le sentiment d’écrasement éprouvé par la créature à l’égard de la présence transcendante d’un Dieu. Que nous existions, que le monde existe, éventuellement que Dieu existe si je suis croyant (pour les trois religions monothéistes), tout cela ne peut que nous inspirer à la fois de la terreur et de la fascination. C’est ce mixte que prend sur lui le terme « numineux ». Il y a dans l’épreuve que nous faisons de ce sentiment d’écrasement quelque chose qui fait écho à la misère de l’homme sans Dieu. De fait, nous sommes sans savoir pourquoi, ni comment ni dans quel but. Et la religion est d’abord une réponse à ce vide existentiel qu’il est absolument impossible de ne pas ressentir en existant. Autant les réponses que chacun de nous formulera par rapport à ce vide sont infiniment subjectives, autant ce questionnement portant sur notre présence est incontournable et explique l’universalité du « phénomène religieux ». Il rend également compte de cette attitude religieuse qui consiste à considérer des lieux, des reliques, des objets ainsi que notre semblable comme porteur d’une dimension sacrée, inviolable. La morale n’est pas la religion et nous pouvons respecter notre prochain sans appartenir à aucune religion, mais en même temps, il convient de réaliser que la morale s’est constituée à partir de la religion (c’est un peu comme la science et le mythe).
Le second trait de la religion réside dans sa capacité à créer des communautés. Aucune société ne s’est historiquement constituée sans religion, même si certaines tentatives, plus ou moins abouties, tentent de s’émanciper de cette origine. Les notions même d’autorité, de hiérarchie, d’organisation sociale sont d’abord religieuses. Dés lors que nous approfondissons des phénomènes d’obéissance, quels que soient leur nature et leur cadre, nous trouverons nécessairement un fondement religieux.
Enfin la Religion est donatrice de sens. Elle permet au fidèle de vivre les instants de son existence comme autre chose que des fragments de temps dispersés qui n’aboutiraient à rien et n’accompliraient aucune finalité. Jorge Semprun insiste sur les dialogues entre prisonniers dans le camp d’Auschwitz. Aux déportés athées qui s’interrogeaient sur la possibilité de croire en Dieu dans ce lieu, Les croyants opposaient qu’il n’en existait pas de meilleur. C’est justement quand les raisons de croire sont épuisées que commence la foi. Donner du sens à ce qui n’en a peut-être pas, c’est ce qui justifie et qui fonde l’acte de croyance (Livre de Job).
Les trois philosophes du « soupçon » : Nietzsche, Marx et Freud ont ce point commun de défendre des positions antireligieuses. Pour Freud, la religion est infantilisante et ne réside que dans une amplification surdimensionnée de l’image du Père. Pour Marx, elle est aliénante et anesthésique (« la religion est l’opium du peuple »). Pour Nietzsche, les trois religions chrétienne, musulmane et juive amènent les fidèles à générer des sentiments de honte à l’égard des forces les plus authentiquement positives et nécessaires de notre existence. Elles nous interdisent de laisser en nous s’exprimer cette volonté de puissance qui constitue pourtant l’expression la plus entière de notre adhésion à la vie.
L’Histoire (L – ES)
Il y a l’histoire en tant qu’évènements : « res gestae », en latin et l’histoire en tant que récit des choses faites : historia rerum gestarum. Toute la question est de savoir si la première histoire peut être retranscrite par la deuxième. Peut-on rendre compte d’un événement passé, tel qu’il s’est vraiment passé ? La réponse est non bien sur, mais en même temps une marge acceptable (c’est-à-dire scientifiquement « viable) d’interprétation doit être définie afin qu’une conception véridique de l’histoire nous protège contre les révisionnistes et les tyrans qui comme Big Brother dans 1984 déforme le passé afin de justifier leur volonté d’imposer leur pouvoir dans le présent.
Mais d’où vient l’histoire précisément ? Le premier écrit revendiquant clairement d’être de l’histoire vient d’Hérodote : « Hérodote d'Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l'oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises. »
Il existe des peuples sans histoire, mais ceux qui ont choisi de garder la trace de leur passé le font à la fois pour éviter l’oubli des actions humaines et pour saisir les causes des évènements. Ce dernier point est fondamental. Avant que l’histoire apparaisse, les hommes se fiaient à la mythologie, à des récits magiques, surnaturels, divins qui expliquaient irrationnellement des faits, des catastrophes naturelles ou simplement l’existence des éléments naturels. Ce qui apparaît avec l’histoire c’est un désir d’explication rationnelle des faits : interroger le passé pour y trouver l’explication du présent. L’histoire est donc à la fois ne du mythe mais elle est née d’avoir rompu avec le mythe.
On peut également rapprocher l’histoire de la généalogie chez Nietzsche. Elle est pour lui le marteau avec lequel il faut philosopher, à savoir casser des idéaux, des valeurs auxquelles les hommes adhèrent sans se rendre compte qu’elles ont une histoire. Quand on fait l’histoire de la morale, de la conscience ou de l’idée de Dieu, on réalise que ces notions sont contingentes, qu’elles auraient pu ne pas exister.
La question essentielle que nous nous posons au sujet de l’histoire est celle du Sens : les évènements humains dessinent-ils quelque chose de « lisible » ? Dés lors que nous prenons un peu de recul par rapport à la confusion de l’actualité, discernons-nous une direction, un progrès ? Bref allons-nous quelque part, ou bien faut-il dire avec Macbeth (Shakespeare) que « l’histoire est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot » ?
Si nous ne voulons pas accepter ce que dit le dramaturge anglais, nous devons croire que l’histoire a un sens. Bossuet écrit une théodicée, c’est-à-dire qu’il croit que Dieu réalise ses fins, ses objectifs dans l’histoire, laquelle est comme une anamorphose. Nous ne voyons rien s’effectuer dans l’histoire parce que nous n’avons pas la clé du tableau, la bonne perspective, qui est celle de Dieu, mais cette perspective existe. Le mal que nous voyons dans l’histoire n’est donc qu’une histoire prise par « le mauvais bout ».
Hegel soutient qu’il existe une ruse de la Raison par le biais de laquelle les hommes, sans le savoir, accomplisse les finalités de la Raison, laquelle est une instance Eternelle qui a besoin de se reconnaître en se projetant dans une dimension temporelle et en revenant continuellement à elle-même de telle sorte que tous les moments de l’histoire marquent ce retour réflexif de la raison à elle-même.
Avec Marx, nous sommes dans une toute autre considération du Sens. Celui-ci ne vient pas d’ « en haut » mais des structures déterminant la vie des hommes dans leur quotidien. Le travail est le moteur de l’histoire et il se trouve qu’économiquement l’évolution des forces productives va vers une société sans classe. Ce ne sont ni les hommes, ni Dieu ni une instance supérieure, ce sont les structures sociétales qui font évoluer l’histoire et ces structures sont dominées par la production.
Mais qu’en est-il de l’objectivité de la discipline historique ? Selon Paul Ricoeur, il convient premièrement de faire porter l’objectivité de l’historien non sur la question de la restitution pure du passé mais sur celle de la méthode. Comme en science (Popper), on ne demande pas à un historien de dire la vérité mais de mettre au point une méthode susceptible de nous gratifier d’une version pertinente et efficace sur les évènements passés. D’autre part il importe de définir le type d’objectivité historique, laquelle déterminera en retour la bonne subjectivité de l’historien et la mauvaise (raconter ce qui nous arrange d’un point de vue idéologique). Enfin, il faut réaliser que l’étude de l’histoire permet à l’homme de pouvoir se situer et d’identifier en tant qu’homme dans l’histoire des peuples. L’objectivité de l’histoire, c’est celle qui nous permet d’assumer notre subjectivité, à la fois comme sujet du 21e siècle mais aussi en tant que membre de l’espèce humaine.
Théorie et expérience (L)
Quand nous parlons d’un homme d’expérience, nous voulons désigner une personne qui a appris « sur le tas », comme on dit, c’est-à-dire qui a suffisamment vécu pour que ces connaissances reposent sur l’épreuve qu’il a faite lui-même de ce dont il parle. Il a d’abord éprouvé physiquement des faits et cela lui a donné des façons de penser, des conclusions sur lesquelles on peut raisonnablement s’appuyer. L’expérience précède alors la conclusion.
Mais lorsque nous envisageons la question d’un point de vue scientifique, nous nous apercevons que c’est l’inverse. Kant insiste sur le fait que la science moderne (Bacon Galilée Descartes) a progressé en ayant d’abord des idées, des hypothèses et en interrogeant la nature à partir de ces « préconceptions ». D’Aristote à Galilée on passe d’une causalité découverte à une causalité provoquée. Nous n’avons rien à apprendre de la nature si nous ne lui posons pas d’abord des questions. C’est grâce à cette vision de la science que nous pourrons en finir avec le dogmatisme (un corps tombe plus vite qu’un autre parce qu’il est plus lourd : cette conclusion fausse s’est imposée durant toute la période de la scolastique, une époque dominée par une soumission aveugle (Jorge dans « le nom de la Rose ») à l’autorité d’Aristote.
Parmi toutes les expériences qui ont marqué l’histoire de la science, il faut accorder une place spécifique à celle de la double fente de Young, pas tant en elle-même que pour ce qu’elle a permis de révéler de la dualité onde/corpuscule, notamment pour la physique quantique. On peut résumer les enseignements de cette expérience telle qu’elle a été revisitée par Richard Feynman notamment en 3 points :
1 – Un électron projeté sur une plaque en tant que corpuscule peut se comporter comme une onde et passer à la fois par la fente A et par la fente B
2 – Cette nature de l’électron change au gré du protocole d’observation (si on place un appareil de détection il est un corpuscule (réel), si on ne place pas d’appareil, il se conduit comme une onde (possible)
3 – Ce n’est pas parce qu’un phénomène se produit que nous l’observons, c’est parce que nous l’observons (d’une certaine façon) qu’il se produit (d’une certaine façon). Nous ne pouvons plus considérer que les faits se produisent devant un observateur neutre et distinct de l’événement qu’il observe. Le fait qu’il l’observe change sa nature.
Karl Popper essaie d’établir clairement ce qui fait d’une proposition qu’elle peut être dite scientifique. Un homme politique ou un homme de religion ne décrivent pas leurs thèses autrement qu’en partant du principe qu’elles sont vraies (Le Christ commence toujours ses prises de paroles par « en vérité je vous le dis.. »). Le scientifique, au contraire ne vise qu’à mettre sa théorie à l’épreuve des faits, c’est-à-dire que justement elle n’est pas encore une théorie, elle n’est qu’une hypothèse. Toute proposition scientifique est falsifiable soit parce qu’elle est mathématique et qu’elle se formule donc dans une langue transparente de bout en bout (c’est-à-dire qu’un mathématicien ne peut pas cacher son erreur), soit parce que l’on peut faire une expérience susceptible de la contredire (falsifiabilité). Si l’expérience est contredite, la théorie est réfutée, si elle est validée, elle est « réfutable ». La grande rigueur de la méthode scientifique consiste dans la capacité des théories de ne valoir qu’à l’intérieur de ce « suspens » entre le réfutable et le réfuté (toujours réfutable – pas encore réfutée). C’est à partir de ce critère de scientificité que Karl Popper exclue la psychanalyse et le marxisme de la science parce que l’on ne peut pas réfuter un psychanalyste qui attribuera toujours notre résistance à des causes psychanalytiques, pas davantage qu’un marxiste qui cherchera notre origine sociale et qualifiera notre acceptation ou notre refus à partir d’elle.
La vérité ( L – ES – S)
C’est la notion la plus difficile (et peut-être aussi la plus importante) à définir. Il faut, pour le moins concevoir la vérité de trois façons différentes :
1- La vérité comme accord entre un jugement et un fait. Je dis la vérité quand ce que je dis d’une réalité correspond à cette réalité. « Jurez-vous de dire la vérité ? » : il y a là beaucoup de choses à dire sur cet engagement et sur ces conséquences juridiques et pénales (notamment sur le redoublement induit par cette « promesse » : je dis que je dis la vérité mais il y a comme dirait Lacan distinction entre le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation donc division d’un sujet conscient auquel implicitement on reconnaît non pas le droit mais le fait de ne pas être exactement celui qui dit qu’il est).
Pour les deux autres conceptions de la vérité, on peut s’en remettre à Pascal. Il y a
2- Les vérités de cœur, c’est-à-dire les vérités intuitives, celles dont on sent bien qu’elles sont vraies sans avoir à justifier qu’elles nous apparaissent comme telles. Je sais que je ne rêve pas en ce moment, je sais qu’il y a de l’espace entre moi et cet écran, je sais qu’ « il y a » des nombres, c’est-à-dire qu’il y a dans le monde des mesures possibles, de la quantification. Je le sais sans aucun doute mais je ne peux pas le démontrer et ce n’est pas la peine que j’essaie. Si je suis croyant c’est ce type même de vérité subjective qui fait que je sais que Dieu existe. La meilleure définition de cette vérité peut se retrouver dans ce texte de Soren Kierkegaard
« Ce qui me manque, au fond, c’est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître, sauf dans la mesure où la connaissance précède toujours l’action. Il s’agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu au fond veut que je fasse ; il s’agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir. Et quel profit aurais-je d’en dénicher une soi-disant objective, de me bourrer à fond des systèmes des philosophes et de pouvoir, au besoin, les passer en revue, d’en pouvoir montrer les inconséquences dans chaque problème ?
Quel profit pour moi qu’une vérité qui se dresserait, nue et froide, sans se soucier que je la reconnusse ou non, productrice plutôt d’un grand frisson d’angoisse que d’une confiance qui s’abandonne ? Certes, je ne veux pas le nier, j’admets encore un impératif de la connaissance et qu’en vertu d’un tel impératif on puisse agir sur les hommes, mais il faut alors que je l’absorbe vivant et c’est cela maintenant à mes yeux l’essentiel. C’est de cela que mon âme a soif, comme les déserts de l’Afrique aspirent après l’eau… C’est là ce qui me manque pour mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d’en arriver par-là à baser ma pensée sur quelque chose – non pas d’objectif comme on dit, et qui n’est en tout cas pas moi – mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s’y attache, même si le monde croulait. C’est bien cela qui me manque et à quoi j’aspire. »
3 - Les vérités de Raison, celles qui sont le produit d’une démonstration, en fait, c’est exactement « cette vérité nue et froide » dont parle Kierkegaard, celle qui s‘impose à toute personne suivant un raisonnement strict. Elles sont rationnelles, logiques et absolument universelles. Quelque chose de la raison s’y effectue et s’y exprime, comme si l’être humain éprouvait dans l’enchaînement de ces vérités non pas ce qu’il peut penser mais ce qu’il ne peut pas ne pas conclure, tout simplement parce que la raison s’y réalise pleinement mais aussi rigoureusement. La science y fait l’épreuve de cet effet de contrainte dans lequel consiste sa légitimité la plus pure et la plus restrictive.
Faut-il dire la vérité quoi qu’il en coûte et si oui, laquelle ? C’est cela le plus difficile à établir : quelle est la définition de la vérité qu’il faut suivre dans les différentes situations de la vie ? Faut-il dire à un homme qui va mourir qu’il va mourir ? Oui si l’on ne croit qu’à la vérité type 3. Non si l’on penche plutôt du côté de la vérité type 2 et que l’on sait qu’une telle révélation détruira l’aspiration de cette personne à donner un sens à sa vie.
Pour de nombreux sujets sur la vérité, il faut penser à la critique de Nietzsche : « la vérité est une illusion dont on a oublié qu’elle en est une. » Nietzsche vise en réalité le fait que la vérité est un effet de croyance de la langue. En effet, dans toute langue se produisent des opérations de métaphore et de métonymie qui aboutissent à une falsification du réel. Nous rendons compte d’une réalité par une seule composante de cette réalité (métonymie la voile pour le bateau) ou bien par une image censée valoir pour ce qu’elle ne fait qu’illustrer. Nous décrivons un moment d’une réalité par un terme puis faisons entrer ce terme dans une logique systématique et linguistique qui nous fait croire que nous la comprenons mieux quand en réalité nous n’avons fait que nous mouvoir dans une dimension parallèle au réel. Je dis de telle couleur qu’elle est bleue puis je fais des distinctions, des rapprochements avec d’autres couleurs. Il y aura peut-être quelque chose d’approchant entre ce que je dis de la couleur bleue et ce qu’elle est mais en même temps rien jamais ne pourra combler cette distance entre le nom et la chose. « Nous ne nous comprenons que par des quiproquos » et « l’homme est pris dans les filets du langage. »
La Démonstration (L- ES – S)
Nous pouvons entièrement nous fier à une démonstration à partir de l’instant où la pensée qui l’accomplit est attentive. Mais, en même temps, la démonstration, en tant qu’enchaînement de propositions, ne se suffit pas à elle-même. Elle a besoin de principes, de prémisses, c’est-à-dire soit d’axiomes, soit de postulats soit de certitudes fondées sur l’expérience. En d’autres termes, la démonstration est fiable en tant que modalité logique de relation entre des propositions mais il lui faut des propositions de départ qui elles, ne font pas l’objet d’une démonstration. « il faut bien s’arrêter » (Ananké Stenaï) comme dit Aristote, mais on peut tout aussi bien dire : « il faut bien commencer ».
On peut ainsi s’interroger sur la pensée de Descartes : « je pense, donc je suis ». Le « donc » qui semble justifier le terme de démonstration (puisque il laisse entendre que le « je suis » est la conséquence du « je pense ») est-il vraiment légitime ? On peut remarquer que cette formulation est celle du discours de la méthode, mais pas celle des « méditations métaphysiques » : « il faut tenir pour constant que cette proposition : « je suis, j’existe » est vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois dans mon esprit. » Un malin génie peut me tromper sur tout ce que je pense être mais pas sur le fait que je suis. Est-ce une démonstration ? Non, c’est une intuition, un retour réflexif à une conscience qui a nécessairement besoin d’exister, ne serait-ce que pour être trompée. On pourrait parler ici d’ « évidence métaphysique », d’un point de départ ferme et assuré mais ce n’est pas une démonstration.
C’est néanmoins Descartes qui donne à la démonstration une importance cruciale voire exclusive et déterminante dans la démarche de progrès de nos connaissances. C’est tout le sens de la méthode : « On voit clairement pourquoi l’arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c’est que seules elles traitent d’un objet assez pur et simple pour n’admettre absolument rien que l’expérience ait rendu incertain, et qu’elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement. Elles sont donc les plus faciles et les plus claires de toutes, et leur objet est tel que nous le désirons, puisque, sauf par inattention, il semble impossible à l’homme d’y commettre des erreurs. »
Cette citation décrit exactement la force de la démonstration : « elle n’admet rien que l’expérience ait rendu incertain » : en d’autres termes, les propositions démontrées ne sont pas sujettes à la contingence (ce qui aurait pu ne pas se produire) de ce qui advient dans la réalité. Une proposition rigoureusement déduite d’une autre qui l’a été également d’une autre et ainsi de suite jusqu’au principe, ou au postulat est « nécessairement » vrai et pas accidentellement réelle. Voilà pourquoi les mathématiques sont à la fois abstraites et présentes dans toutes les sciences expérimentales à titre de « lien », d’enchaînement.
Il est donc évident que nous pouvons nous contenter de connaissances partielles et expérimentales si notre but n’est pas une connaissance certaine et universelle, mais si tel est bien notre objectif, il faut considérer la démonstration comme le modèle de toute vérité.
Nous pouvons mesurer l’engagement de Descartes pour la démonstration dans la démarche qu’il entreprend pour démontrer l’existence de Dieu. Parmi toutes les idées qui sont dans mon esprit, il en est une dont je ne peux absolument pas être l’auteur, c’est l’idée d’infini (Dieu) tout simplement parce que je suis un être limité. Comment un être limité pourrait-il être la cause efficiente de la notion même d’illimité ? Donc il faut qu’un être infini existe hors de moi et m’ait imposé son idée de l’extérieur.
Pascal considère cette démonstration comme étant totalement malhonnête et finalement inadéquate car ce Dieu là (l’infini est celui des philosophes et des savants) pas des fidèles (« Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » ; Kierkegaard serait entièrement d’accord avec Pascal sur ce point, Dieu est ce dont notre foi peut poser l’existence, et pas du tout ce dont notre raison doit démontrer la nécessité.
Le philosophe qui s’est le plus radicalement opposé à Descartes sur la démonstration est néanmoins l’empiriste écossais David Hume. Il est impossible, selon lui, d’appliquer à la réalité les lois et les principes de la démonstration, précisément parce que tout demeure contingent. Aussi loin que l’on puisse aller dans l’association entre deux phénomènes il est impossible d’apposer à leur enchaînement la notion logique, démonstrative de causalité. En d’autres termes, ce n’est pas parce que l’eau est portée à 100° degrés qu’elle bout, mais on peut dire qu’il y a là corrélation. On pourrait dire que Hume substitue un « et » au « donc ». L’eau est à 100° « ET » elle bout.
L’interprétation (L-ES)
Elle a trois fonctions : décrypter, prêter du sens, et donner une version de…Interpréter signifie en effet, lire d’une certaine façon le vol des hirondelles ou les entrailles des animaux sacrifiés si l’on est aruspice. Interpréter est aussi considérer comme signifiant ce qui ne l’est pas nécessairement ou plutôt ce qui n’a pas forcément été accompli dans le sens que l’interprète lui donnera. Enfin on interprète un rôle dans une pièce si l’on est artiste de Théâtre.
Il est très éclairant de distinguer l’interprétation de l’explication. Cette dernière vise à donner la cause d’un fait alors que l’interprétation se « limite » à lui assigner un sens. Autant l’explication répond à la question : « pourquoi ? », autant l’interprète s’interroge sur ce que « veut dire » un fait ou une expression. Ainsi l’interprétation est forcément plus subjective, plus audacieuse et créatrice que l’explication qui se limite à rendre compte de la causalité d’un fait qui est ce qu’il est. L’interprétation dépasse ce niveau peut-être imprudemment et posant qu’au-delà de ce qu’il est physiquement, il signifie quelque chose « implicitement ». Autrement dit l’interprétation se conjugue toujours au conditionnel ou elle devrait l’être, comme le suggère finalement Spinoza en pointant du doigt les délires éventuels d’une interprétation qui finalement s’égare et se prend pour une explication.
La psychanalyse freudienne décrit des interprétations de symptômes névrotiques ou psychotiques souvent très éclairantes mais il reste impossible de franchir la limite entre l’interprétation et l’explication, ne serait-ce que parce que les délires manifestes sont fondamentalement et indubitablement des « signes ». Sur ce point Freud a raison, mais, de ce fait, il est clair que l’on ne peut que proposer des interprétations. Il est plus que probable que la paranoïa du président Schreber soit due à son homosexualité refoulée, mais en même temps, la relation de causalité entre l’homosexualité refoulée et la paranoïa ne peut d’aucune façon se concevoir comme une loi que les psychiatres pourraient suivre universellement et appliquer à tous les cas de paranoïa.
Le texte de Kant extrait de la préface à la seconde interprétation de la critique de la Raison Pure : « Lorsque Galilée fit rouler ses sphères (…) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle. » pose question dans le rapport entre l’expérimentation scientifique et l’interprétation, car après tout, que fait le scientifique si ce n’est tenter une interprétation et l’éprouver par une expérience ? Selon lui, les progrès de la science moderne tienne justement dans cette capacité des chercheurs de formuler des hypothèses comme autant de questions qu’il convient de poser à la nature et sans attendre qu’elle nous révèle d’elle-même ses secrets. Mais dés lors, les théories scientifiques ne seraient-elles pas des interprétations fiables plutôt que des explications indépassables ? Reliées à la falsifiabilité de Karl Popper, cette assimilation de la théorie scientifique à l’interprétation gagne encore en puissance.
Cette perspective ouvre de nouveaux horizons. Nous avons vu que la psychanalyse entre autres (mais nous pourrions parler aussi de l’histoire et de toutes les sciences humaines) nous proposent des interprétations mais il se pourraient que les sciences dures soient exactement dans la même situation. Toute connaissance ne serait-elle pas interprétation ?
Nietzsche va encore plus loi en affirmant qu’il n’y a pas de faits mais juste des interprétations de faits. C’est aussi ce que le juré 8 de « 12 hommes en colère » s’efforce de prouver en démontrant pour chacun des témoignages à charge qu’il ne permet jamais de poser l’existence du meurtre en tant que « fait ». Il convient de percevoir cette constante de faits toujours vécus au travers d’un filtre interprétatif et reconnaître ainsi qu’il n’existe aucune raison de privilégier la notre par rapport aux autres. Ce que l’interprétation permet de contrarier c’est le dogmatisme.
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