C’est
bien en ce sens qu’il convient d’entendre le terme de « naturel »
dans cette sélection. Epicure ne nous invite pas à revenir à un mode de vie
sauvage ou brut. Par « naturel », il faut plutôt comprendre
« physique », un retour à la considération de notre constitution
organique : nous sommes un composé d’atomes, c’est-à-dire de petites
unités de matière. Plus ces composantes s’harmonisent convenablement entre
elles, meilleure sera la santé du corps et c’est la même chose pour l’âme qui
bien que distincte du corps n’en est pas moins aussi un ensemble d’atomes. De
bons aliments sont des aliments qui facilitent les rapports entre ces parties
dont je suis constitué, les mauvais ceux qui entraînent des incompatibilités ou
des dysfonctionnements au sein de cette entente. Les désirs vains, d’un point
de vue alimentaire, sont donc ceux qui m’influencent négativement vers des
nourritures « antagonistes » susceptibles de « semer la
zizanie » dans le corps. Si je n’ingère que des aliments gras, la surcharge
pondérale qui en résultera sera difficile à supporter si ma masse musculaire,
elle, ne s’est pas accrue en rapport avec cet excès de graisse. Un corps malade
est un organisme dont les éléments évoluent de façon non concertée et
chaotique.
On
comprend ainsi le sens véritable du terme : « plaisir ». Il
est très agréable de manger un gâteau plein de matières grasses avec un apport
calorifique extrêmement élevé mais ce « plaisir » agit à l’encontre
de cet autre plaisir dans lequel consiste la jouissance d’un corps dont toutes
les parties entretiennent entre elles un rapport stable et harmonieux.
Le
plaisir réside donc dans l’équilibre et la tempérance, qualités dont
l’observation ne peut pas se concevoir comme une exigence que la volonté
raisonnable imposerait au corps de l’extérieur. Ce n’est pas du tout par un
effort de la volonté que je suivrai un régime d’alimentation approprié mais
seulement en me laissant porter par ce qui en moi est le plus matériel, le plus
organique, à savoir le bon fonctionnement des atomes dont je suis constitué.
Plutôt que de s’élever vers des « Idées » et des régions supposées
supérieures de l’âme et du monde supraterrestre (Platon), notre raison doit se
contenter de saisir la vraie nature de notre être qui est matérielle.
Dans
la fameuse allégorie de la Caverne du Livre 7 de la République de Platon, il ne
fait pas de doute qu’Epicure resterait dans l’obscurité comme un prisonnier
d’autant plus heureux qu’il ne vivrait pas ces prétendues chaînes nous reliant
au sensible comme des entraves mais bel et bien comme des liens nourriciers,
fondamentaux qui ne nous trompent aucunement sur la juste nature de notre
condition terrestre et seulement terrestre.
Dans
une optique Epicurienne, le prisonnier se détachant de ses chaînes court
absurdement à sa perte, il se défait de ce lien physique qui seul peut lui
garantir « l’autarkeia » (l’autarcie). Il convient au contraire de sentir ces
chaînes pour réaliser qu’elles font partie intégrante de notre corps et nous
relient directement au vivant, c’est-à-dire à la seule condition authentique
dans laquelle nous consistons.
La
plupart des médecins et des diététiciens s’accordent à reconnaître l’obésité
comme un trouble anxiogène. C’est toujours la peur qui nous incite à trop
manger. Nous compensons par l’excès de nourriture la piètre opinion que nous
avons de nous-mêmes ou la peur de n’être pas à la hauteur d’une tâche, d’une
condition, d’une vie. Nous sommes bien loin avec Epicure de cette analyse
psychologique élémentaire, et pourtant, la référence à l’angoisse, à la peur de
manquer est bien présente dans sa lettre, mais c’est précisément pour prendre
le contre-pied total de cette attitude. Le meilleur moyen de résister à
l’épreuve du manque (et de fait nous savons qu’Athènes n’était pas du tout à
l’abri de la disette à cette époque – Epicure ici ne parle pas dans le vide
mais il a bel et bien appliqué ses principes à ses disciples en réduisant les
portions de nourriture lorsque les approvisionnements en blé se sont fait un
peu plus rares, ce qui est arrivé quelquefois) est de s’habituer à peu pour ne
pas être pris au dépourvu en cas de famine. Nous sommes très, très loin des
conseils ascétiques de Diogène qui s’entraîne assidument à la pauvreté en
s’imposant des privations extrêmement dures. Mais en même temps, on mesure le
décalage avec notre époque en réalisant que pour Diogène comme pour Epicure, ce
n’est pas vers l’accumulation de biens extérieurs, de réserves de nourritures
ou de surenchère dans le délire survivaliste visant à faire face à toutes les
opportunités que s’orientent les sagesses de la Grèce antique mais plutôt dans
une maîtrise de ses désirs, autrement dit vers « l’intérieur ».
C’est
soi-même qu’il convient de raisonner plutôt que de s’obstiner inutilement à
croire que l’on peut parer à toutes les éventualités. L’autarcie n’incline
nullement vers le délire consumériste de l’accumulation de tous les biens
nécessaires pour « tenir », mais vers la recherche intérieure d’un
équilibre au sein duquel le corps peut subsister sans souffrir. L’alternance de
périodes fastes et de disettes peut être surmontée parce que l’équilibre qu’il
nous faut assurer afin que notre corps ne soit pas en état de manque permanent
correspond exactement à la loi même du vivant, à cet échange constant de particules
grâce auquel nous vivons. En d’autres termes, lorsque notre corps est soumis
par des évènements indépendants de sa volonté l’empêchant de jouir d’une
nourriture abondante n’est pas tant contraint par une extériorité agressive que
ramené à la nécessité intérieure de l’équilibre dans laquelle consiste vraiment
son efficience organique (échange et harmonie des atomes qui le composent).
Cette
importance donnée par Epicure à l’équilibre naturel de la santé de notre corps
est confirmée par les découvertes les plus récentes en Biologie. L’apoptose des
cellules, c’est-à-dire leur capacité propre à retarder ou précipiter leur fin
de vie, nous a permis de réaliser des mécanismes tout-à-fait sidérants dans
l’aptitude d’un corps à survivre dans un milieu hostile, certaines cellules se
sacrifiant au profit de l’ensemble dont elles ne sont que les composantes.
C’est comme si chacune d’elle disposait de son propre mécanisme
d’autodestruction et modulait intérieurement sa « vitesse de
mortalité » en fonction des signaux émis par les autres cellules dans
l’intérêt de ce tout que constitue le corps (Sur cette question, il faut lire
Jean-Claude Ameisen : « La sculpture du vivant »). Les conseils
d’Epicure aussi éloignés soient-ils par le temps et l’esprit de cette découverte
pointent néanmoins vers une intelligence propre au Vivant, inhérente au corps,
dans l’efficience purement physiologique de sa présence pure, immanente,
donnée.
Tout
plaisir est donc un bien mais il est une nature de plaisir à laquelle il faut
prêter plus d’attention que les autres, c’est celle qu’utilise notre corps pour
nous informer qu’il ne manque de rien, armé qu’il est de cette prudence qu’est
l’art de se satisfaire de peu. Cette prudence est de nature organique. Elle
réside dans l’intelligence de l’équilibre, mais c’est essentiellement à mon âme
de veiller à ce qu’elle soit toujours en éveil. Pourquoi ? Il faut
rappeler que, pour Epicure, âme et corps sont tous deux matériels, mais ne sont
pas pour autant la même chose, parce que mon âme se détermine en fonction des
idées et des discours qu’elle conçoit ou qu’elle reçoit. Par conséquent, c’est
en tant qu’âme que nous sommes enclins à être abusés par des opinions fausses
sur la mort ou sur les Dieux. Mon corps ne se trompe jamais mais mon âme est influençable
parce qu’elle n’est pas exclusivement à l’écoute de ses sensations mais aussi
des idées colportées par l’opinion courante. Cette prudence réside donc non
seulement dans l’attention portée à l’équilibre du corps (sachant que mon corps
me rappelle constamment à cet équilibre parce que c’est son intérêt vital
d’assemblage d’atomes) mais aussi dans la capacité de l’âme à ne pas se laisser
troubler par des angoisses, des peurs ou des flatteries, des honneurs. Se
raisonner, c’est donc ramener l’âme à l’équilibre nécessaire du corps et donner
ainsi à l’expression célèbre : « faire de nécessité vertu »
un sens profondément « éthique ».
Quand
nous utilisons cette expression, nous désignons l’art d’utiliser une situation difficile
qui nous est imposée pour exercer sa vertu et manifester à cette occasion des
qualités morales. Avec Epicure, quelque chose de cette dualité, de cette
ambivalence entre la vertu et la nécessité se voit toute à la fois nié et
accompli. Nous n’avons pas à faire effort pour être vertueux précisément parce
que c’est notre intérêt le plus physique, le plus jouissif que d’être prudent
et cette prudence se trouve être également la matrice même de notre honnêteté
et de notre sens de la justice. Nous ne
sommes pas tant comblés par le plaisir intellectuel d’être vertueux que par
cette vertu physique de la jouissance du corps, laquelle nous gratifie de
toutes les vertus de l’âme.
Le
Souverain Bien est pour toutes les morales de l’antiquité grecque l’affirmation
du rapport entre la vertu et le bonheur. En totale contradiction avec la morale
Kantienne du devoir dans laquelle ces deux idéaux sont clairement distingués,
les Stoïciens, Les Platoniciens, les Aristotéliciens, les Sceptiques, les
Cyrénaïques, etc, affirment qu’il est impossible d’agir bien sans être bien ou
d’être bien sans agir vertueusement, mais évidemment chaque école de pensée a
une conception différente de cette implication réciproque et celle d’Epicure
est parfaitement claire : le
plaisir qu’éprouve un corps lorsque il jouit de la sensation de ne manquer de
rien, de n’être troublé par rien est le guide, la « boussole
éthique » qui ne peut, en aucune façon, nous disposer à agir mal. Nous
commettons des crimes lorsque nous laissons en nous triompher la douleur,
lorsque nous nous inventons des raisons de souffrir ou de craindre. La critique
des mots creux chez Epicure, c’est aussi ce qui nous permet de nous éloigner
des actions perverses et inutiles en tant qu’elles seraient exclusivement
motivées par des angoisses dépourvues d’objets véritables.
(Parenthèse :
de nombreux citoyens américains seraient ainsi bien inspirés de lire la lettre
à Ménécée. La vente d’armes s’appuie en effet sur le second amendement de la
constitution : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État
libre, le droit qu'a le peuple de
détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé. » (à cette
époque, les EU n’avaient pas encore d’armée – Ils disposent maintenant de
ressources militaires plus importantes que tous les autres pays). C’est
historiquement la crainte d’être démuni face à une agression qui crée actuellement
cet état d’insécurité absolument sans équivalent dans les écoles et les universités
(il y a aujourd’hui davantage de morts dans les établissements scolaires que
dans l’armée : donc il est plus dangereux, aux EU, d’être lycéen que
d’être militaire). C’est la peur de n’être pas en sécurité qui crée
l’insécurité réelle, c’est la souffrance qui fait advenir la mauvaise action et
la terreur le geste terrible.)
§ 7 et 8 (133 – 134 – 135)
En quoi
consiste le bonheur finalement ? Dans notre aptitude à vivre éternellement
notre existence et rien qu’elle, puisque de toute façon, nous ne vivrons jamais
rien d’autre. C’est bien là toute la différence que fait Epicure entre
l’Immortalité et l’Eternité : la première est une condition, un état, la
deuxième est plutôt une modalité, un état d’esprit, une certaine façon de vivre
l’instant. Dans cette perspective on peut vraiment dire qu’il y a dans la
lettre à Ménécée des éléments que nous retrouverons, sous une forme beaucoup
plus théorisée et rationnelle chez Spinoza. Avec le philosophe hollandais, en
effet, un homme ne peut plus se concevoir comme « un » être, une
essence, une substance mais plutôt comme un mode d’être, une façon singulière d’être
« l’être ». Chaque chose à sa façon décline une certaine façon de
styliser le fait d’être. La multiplicité des existants doit s’interpréter comme
la diversité de toutes les manières différentes au fil desquelles l’être,
c’est-à-dire Dieu, c’est-à-dire la nature, « EST ». Par conséquent,
aucun de nous n’étant une essence, aucune morale ne peut nous imposer de
devoir-être. Nous ne voyons pas comment on pourrait nous imposer des principes
visant à être ceci ou cela si nous ne consistons pas dans une essence. Tout ce
que nous pouvons prendre en compte dans nos actions, c’est moins ce que nous
sommes que ce que nous « pouvons ». Accomplir notre présence sur
terre, c’est aller au bout de notre « style », sachant que c’est
notre façon de donner à Dieu sa pleine puissance, sa juste efficience. C’est
bien là le glissement du terme de « morale » à celui
d’ « éthique ». Je n’ai pas à me contraindre pour être ceci ou
cela, j’ai simplement à suivre jusqu’au bout la façon d’être très singulière
dans laquelle je consiste naturellement. Ce que j’ai à faire consiste davantage
à réaliser très précisément ma condition plutôt qu’à produire des efforts ou me
fixer des devoirs.
Cette
récapitulation du tetrapharmakos est empreinte de cet esprit (Une Ethique, pas
une morale). Elle prend d’emblée l’apparence d’un
défi : « Y-a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du
sage ? » et c’est avec une certaine agressivité qu’Epicure vise dans
cette interpellation les ennemis les plus acharnés de ses thèses, à savoir les
Stoïciens (ce qui, sur le fond doctrinal, est légèrement paradoxal : bien
que s’opposant sur de très nombreux points fondamentaux, les Epicuriens
partagent quelques considérations avec les Stoïciens, notamment par rapport à
« l’autarkeia » (l’autarcie) et le rapport au Présent, mais Il
n’existe, par contre, aucune position d’Epicure qui puisse se concilier avec le
Platonisme (Matérialisme / Idéalisme))
Cette
opposition apparaît juste après la reprise du quadruple remède : a) le
sage ne se fait pas de fausses peurs sur les dieux, b) il ne craint pas la
mort, c) il a compris qu’il n’est pas difficile d’accomplir le souverain Bien
(être heureux et vertueux) d) et il sait que la souffrance n’est jamais assez
forte pour nous empêcher d’être heureux.
« Il
se moque du destin donc certains font le maître absolu des choses ». Les
« certains » sont les Stoïciens et cette attitude que les auteurs
latins du Stoïciens exprimeront ainsi : « Amor fati »
(l’amour du destin). Trois forces sont alors invoquées par Epicure pour
contourner le caractère :
1)
La nécessité – Il existe bien un déterminisme dans la nature.
Epicure ne peut pas, en tant que matérialiste, nier cette évidence, mais
contrairement aux Stoïciens, il ne lui accorde aucun statut divin, panthéiste
(Les Stoïciens Diogène de Babylone et Cléanthe sont parmi les premiers à avoir
utilisé le terme de « Grand Vivant » pour évoquer à la fois le monde
et Dieu). Les phénomènes sont causés les uns par les autres.
2)
La fortune – C’est-à-dire le hasard. Dans cet enchaînement de
causes et d’effets, il y a de l’incertain, de l’imprévisible tout simplement
parce que les atomes ne suivent pas une trajectoire rationnelle, calculable,
attendue. C’est le sens tout à la fois physique et métaphysique du
« Clinamen ». Les commentateurs sont tous fascinés par cette notion
dans la mesure où elle est une incarnation préscientifique de l’aléatoire.
3)
Le pouvoir du sujet. Le sage épicurien comprend que l’on ne peut
imputer de responsabilité à la nécessité, laquelle ne saurait être considérée
comme divine. Elle est donc « aveugle ». On ne peut pas non plus
incriminer le hasard qui est aussi « brut », « donné »,
impersonnel que la nécessité. Seul l’homme est susceptible d’être considéré
comme responsable de ce qu’il fait parce qu’il existe bien en nous la marge de manoeuvre
suffisante à l’égard des évènements pour qu’une maîtrise de soi puisse être
invoquée et requise (mais comme une éthique pas une morale).
L’erreur des Stoïciens est grave pour Epicure
parce qu’il considère qu’une éthique ne peut se concevoir qu’au sein d’un
univers hasardeux, sans finalité ni prévisibilité. Comment être heureux dans un
monde déterminé, figé dans un réseau d’évènements rigoureusement liés les uns
aux autres. S’il est vrai que la conception physique et métaphysique des
Stoïciens se caractérise par un unitarisme forcené, holistique (Tout est lié au
Tout), il est néanmoins faux de considérer que les hommes ne jouissent d’aucun
pouvoir dans les intrications rationnelles de ce maillage puisque les Stoïciens
insistent sur la distinction que le sage doit toujours opérer entre les choses
qui dépendent de lui et celles qui ‘en dépendent pas. Il existe donc aussi pour
les Stoïciens une maîtrise de soi (autrement plus rigoureuse que celle qui est
conseillée par Epicure d’ailleurs) assimilable à une Ethique. Ce qu’Epicure ne
peut accepter des Stoïciens, c’est l’importance qu’ils accordent au devoir et
l’extrême exigence qui en résulte. Pour un atomiste, il faut que l’enchainement
des causes et des effets soit tôt ou tard limité par l’imprévisibilité de
certaines données et que le hasard intervienne. La rupture spontanée de
symétrie, c’est-à-dire le fait qu’un stylo maintenu dans une position
rigoureusement verticale va briser l’axe circulaire de son orbe, lors de sa
chute, à un endroit absolument imprévisible semble confirmer la thèse
épicurienne. Les probabilités ne définissent pas des marges provisoires
d’ « inconnu » dans l’approche des phénomènes mais bel et bien
des zones structurelles qui font partie des phénomènes eux-mêmes, c’est bien ce
que le principe d’indétermination de Heisenberg semble avoir pointé.
Si cette
question est aussi fondamentale, décisive de l’opposition frontale entre
Epicuriens et Stoïciens, c’est qu’elle concerne « la physique », la
nature même des forces et des éléments qui agissent dans l’Univers. A cette
époque tous les courants de pensée se structuraient de la même façon :
Physique / Canonique (logique) / Ethique. L’ordre chronologique est
également ontologique, c’est-à-dire que l’on ne peut poser une éthique qu’au
sein d’un Univers dont nous connaissons (ou postulons) certains principes
physiques. Si le hasard n’existe pas, rien n’est imprévisible en droit. Or, il
importe beaucoup à Epicure que chaque instant
du monde se détache sur le fond d’un désordre ou d’un hasard
fondamental, d’une dispersion. Il n’y a pas de Cosmos Epicurien parce que le
sage se voit ainsi ramené à lui-même comme au seul point d’ancrage possible.
Nous pourrions dire sans jeu de mot que rien
n’est plus urgent que d’être calme et aucun critère plus fiable que celui
de la sensation physique. La paix du corps est le seul point stable d’un
univers hasardeux et chaotique.
L’incompatibilité
entre l’Epicurisme et le Stoïcisme sur cette question est assez profonde pour
justifier qu’Epicure pactise avec « l’ennemi » : la religion.
Mieux vaut l’illusion d’un fidèle pratiquant que l’adhésion d’un physicien au
destin, car celle-ci ne tolèrera aucune exception alors que le culte des Dieux enseigne
(à tort évidemment) que les Dieux écoutent les prières des mortels. L’opinion
va même jusqu’à diviniser le hasard : Tyché, en effet, est la déesse de la
chance, dans la religion Grecque. Epicure ne peut pas accepter cette
divinisation tout simplement parce que l’on ne peut pas concevoir que le hasard
soit une déesse et en même temps que les Dieux soient les plus beaux fruits du
hasard. C’est parce qu’il y a du hasard
qu’il y a des Dieux et non parce que les Dieux existent qu’il y a du hasard.
Mais
pourquoi Epicure accorde-t-il au hasard une importance suffisante pour justifier
qu’il lui consacre finalement la quasi totalité de la fin de sa
lettre (car parler du destin c’est finalement évoquer le contraire du
hasard, ce qui revient donc au même) ? Nous le réalisons encore plus
clairement à la fin du paragraphe. Si la foule avait raison et si le hasard
était une divinité, il faudrait considérer que tout s’explique par la fortune
et nous serions entièrement les victimes de « cette roulette russe »
qu’est la constitution des corps par le jeu chaotique des rencontres d’atomes.
D’un point de vue physique, c’est bien le cas mais la réalisation de cette
constitution atomique rend possible et effective l’Ethique Epicurienne du sage,
laquelle décrit la zone d’intervention du sujet (reprendre la tripartition
nécessité / Fortune / Sujet). Or, ce n’est pas le hasard qui nous rend heureux
mais c’est bien notre attitude. Nous méritons le bonheur dés que nous avons
effectué la sélection des Désirs et nous sommes éloignés des motifs habituels
de crainte de la foule. Le plaisir que nous retirons de l’issue chanceuse d’une
situation est moindre que celui qui nous saisit quand cette issue, bien que
douloureuse, est le résultat d’un bon raisonnement. Le sage est donc majoritairement tourné vers
l’intérieur, vers la sensation du corps et le bon raisonnement de l’âme.
L’issue favorable d’une attitude irréprochable éthiquement est un
« plus », ce que l’on pourrait considérer comme « la cerise sur
le gâteau ».
Les
bénéfices du tetrapharmakos ne sont ni accidentels ni provisoires, ni
corruptibles, mais bien la clé d’une forme « d’atemporalité ».
Quiconque a bien compris le deuxième remède réalise « qu’il ne meurt pas,
et ne mourra jamais ». Il profite dés lors de tout instant de vie comme du
don d’une existence Eternelle, dans la mesure où elle n’est pas tissée dans le
flux d’une autre matière que celle-là même du corps, lequel ne vivra jamais sa
propre mort.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire