Introduction
a) La vie d’Epicure
Epicure est né en 341 avant JC dans l’île de
Samos, une colonie athénienne au large de la Turquie actuelle. Contrairement à
ses prédécesseurs Platon et Aristote, il est d’un milieu modeste. Son père
était cultivateur et instituteur. Sa mère accomplissait des rites
propitiatoires à la demande des particuliers. Il fait l’équivalent de son
service militaire (éphébie) à Athènes (323 – 321 avant JC). Pendant ce temps,
sa famille est chassée par les Samiens qui profitent du chaos provoqué par la
mort d’Alexandre pour expulser les colons athéniens. Il rejoint les siens à
Colophon, ville de la côte d’Asie Mineure. Epicure est alors confronté à la
pauvreté ainsi qu’à la maladie. On peut penser que le caractère matérialiste de
sa philosophie s’explique à la fois par sa rencontre avec Nausiphane, disciple
de Démocrite d’Abdère (5e/6e siècle avant JC), mais aussi
par sa vie qui ne s’est pas déroulée
sans heurts ni difficultés. Si la philosophie s’impose à lui comme une pratique
thérapeutique plutôt que comme un sujet d’étude théorique, c’est parce que la
pensée n’a jamais été appréhendée par lui comme loisir mais comme urgence à
trouver le bonheur de la façon la plus claire et la plus immédiate possible
On sait
qu’il tenta d’ouvrir une école à Mytilène, dans l’île de Lesbos mais il resta
si peu de temps (à peine un an) que tout laisse à penser qu’il fut mal reçu à
cause du caractère matérialiste de ses thèses. Il s’installe alors à Athènes
avec ses disciples dans un jardin qui se situe au nord-ouest de la ville et
dans lequel il accueille aussi bien des esclaves que des prostituées, ce qui,
pour l’époque en ce lieu, était pour le moins inhabituel. Il mourut en 270
avant JC à 72 ans.
Epicure
a la réputation d’avoir écrit de nombreux traités. Malheureusement, nous
n’avons retrouvé que peu de traces de cette œuvre : trois lettres quelques
maximes et un traité de la nature très abîmé dont seules quelques passages sont
lisibles. Dans la Lettre à Ménécée, Epicure expose à l’un de ses disciples,
Ménécée les principes qui lui permettront de jouir du bonheur.
b) Le matérialisme antique
En
premier lieu, il faut se représenter l’Univers comme une multiplicité infinie
d’atomes qui ne cessent jamais de se mouvoir dans le vide. Il n’existe pas
d’élément ni de chose ni d’être vivant qui puisse être constitué d’une autre
substance que celle de cet assemblage provisoire et accidentel d’atomes, pas
même les Dieux (sauf que, pour eux, l’assemblage de particules n’est pas
provisoire). Le premier principe de cette physique d’Epicure est le
suivant : « rien ne naît de rien », c’est-à-dire qu’il
n’existe pas de création pure ou « spontanée ». Par conséquent,
« rien » ne meurt jamais non plus : il faut bien comprendre que
par ce « rien », ce n’est pas à tel ou tel être qu’il faut penser mais aux atomes qui le
constituent. Que signifie « mourir », en ce cas ? Dans la
dispersion des atomes qui nous ont constitué pendant un temps limité et qui
vont désormais contribué à de nouveaux assemblages. La fameuse phrase de
Lavoisier (1743 - 1794) s’applique donc parfaitement à la Physique d’Epicure : « Rien
ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Il n’est pas d’exemple
d’autre école de Philosophie antique qui ait accordé autant d’importance au
hasard dans leur doctrine, car les assemblages d’atomes se font « au petit
bonheur la chance » et aucun destin, aucune prédétermination, aucune
volonté divine ne décide ni n’influence quoi que ce soit.
Nous
pouvons mesurer la place cruciale du hasard dans la physique d’Epicure en
énumérant les causes du mouvement des atomes : Les atomes s’assemblent
d’abord du fait de leur pesanteur (cette propriété est aujourd’hui totalement
réfutée par la Physique – Epicure est donc moins visionnaire que Démocrite qui,
lui, ne s’était pas trompé sur ce point : la pesanteur consiste dans un
rapport entre des corps mais ne saurait constituer la qualité propre d’un corps
en particulier). Les atomes se conglomèrent également en fonction de leurs
chocs. Enfin, il est question d’une « déviation » de l’atome, et ce dernier
point est vraiment fondamental, pour deux raisons : d’abord cette
déclinaison ou en d’autre termes, cette fluctuation imprévisible de l’atome qui
lui fait emprunter une autre trajectoire que celle qui était attendue impose la
conception d’un univers dans lequel rien ne peut être déterminé à l’avance. On
sait que rien ne naît de rien mais ce n’est pas pour autant que tout serait
déductible de ce qui le précède. Il y a de la liberté dans l’univers parce
qu’il y a de la déviation dans la course des atomes, lesquels ne s’assemblent
qu’au gré de ce hasard. En second lieu, l’existence de ce
« clinamen » (c’est le terme utilisé par Lucrèce pour désigner cette
déviation) se voit aujourd’hui confirmée, ou du moins, confortée par la
physique quantique, notamment par le principe d’indétermination de Heisenberg.
La paternité de ce clinamen pose néanmoins question car ce sont des témoignages
(ceux de Lucrèce et de Diogène d’Oenoanda) qui l’attribuent à Epicure
plutôt que l’examen strict de son œuvre dans laquelle nous ne trouvons aucune
référence. En même temps, il serait impossible de saisir l’essentiel de
l’Epicurisme, notamment dans tout ce qui le distingue du Stoïcisme, sans
l’efficience de ce clinamen.
Pour
Epicure, l’âme est elle aussi corporelle (on mesure l’opposition radicale avec
Platon et Aristote sur ce point). Les atomes qui la composent sont simplement
plus subtils que ceux de notre chair. Quand nous voyons quelque chose, certains
atomes de cette chose pénètrent en nous de quelque manière et nous affectent.
Rien ne se produit, pas mêmes les pensées, les impressions, les représentations
ou les songes autrement que par le biais de ces chocs d’atomes, lesquels sont
constamment en mouvement. Le sentiment que nous avons de la stabilité des
choses ou de certains états ne vient donc que de la répétition, car jamais
l’univers, voire les univers ne s’effectuent dans des instants identiques. Rien
ne saurait être dit purement « mental », si par ce terme, nous
désignons des opérations de pure pensée, c’est-à-dire immatérielles. Qu’en
est-il du souvenir alors ? Lucrèce répond qu’un homme peut avoir une
disposition physique, c’est-à-dire un composé de vide et d’atomes qui le
prédispose à recevoir des impressions subtiles de la scène qu’il a vécu
précédemment. Ce que notre âme conçoit n’est pas mental mais plus subtilement
physique que la plupart des chocs habituels sur le fond desquels se constitue
le flux de la réalité.
Sur la
plupart des théories défendues à son époque, Epicure a adopté (parfois assez
violemment) des positions résolument contraires, mais c’est probablement par
rapport à la question de la finalité qu’il défend une perspective vraiment déstabilisante pour ses contemporains car il
ne saurait exister selon lui aucun but à l’existence de l’univers, voire des
univers (car Epicure soutient l’existence d’une infinité de mondes). En un
sens, il ne s’agit pourtant que de la conséquence la plus logique du principe
affirmé dés le départ : si rien ne naît de rien, les univers n’ont pas de
commencement et nous ne voyons pas comment nous pourrions assigner un sens ou
une finalité à ce qui n’a pas été créé. Les Dieux existent bel et bien pour
Epicure mais ils ne se soucient aucunement des hommes. Ils ne sont ni plus ni
moins que les produits du hasard mais surpassent tous les autres assemblages
d’atomes, notamment par la pérennité de leur combinaison. Les Dieux valent dans
l’univers à titre de modèle parce qu’ils jouissent d’une autarcie vers laquelle
nous devons orienter nos efforts mais il est totalement inutile que nous leur
adressions des prières ou des rites.
Enfin le
matérialisme d’Épicure se caractérise par son caractère désanthropocentré. Dans
ce chaos d’atomes en mouvement constant, nous n’avons pas d’autre alternative
que celle de faire ce que nous « pouvons », sans nous soucier de la
reconnaissance de nos prochains, pas davantage que de la gloire ou du destin de
l’homme dans l’Univers car celui-ci ne jouit d’aucun privilège par rapport aux
autres assemblages d’atomes. Nous n’avons pas d’autres règles à suivre que
celle de nous éloigner de la douleur et de tendre vers le plaisir sans jamais
nous tromper sur la véritable nature de ce dernier, laquelle consiste dans
l’ataraxie, l’absence de trouble. En même temps, cette attitude nous garantit
le bonheur. L’action politique est donc aux antipodes des préoccupations
d’Epicure comme sa vie et son enseignement le prouvent. Loin de l’Agora, dans
une époque politiquement très troublée, Epicure soutiendra toujours qu’il
convient de « cacher sa vie » si l’on veut obtenir le bonheur.
c) Explication linéaire
§1 : Une fois que l’on a saisi les grandes lignes
du matérialisme d’Epicure, on mesure à quel point sa philosophie ne peut se
concevoir comme une « théorie » ni même une discipline intellectuelle
ou une matière abstraite. Elle est une médecine
de l’âme. On ne pratique pas la philosophie pour être plus sage ou plus
savant mais pour se défaire des fausses croyances, des préjugés qui finalement
nous empoisonnent la vie et atteindre ainsi une tranquillité apaisante, un
bonheur authentique et simple. C’est la raison pour laquelle la lettre à
Ménécée suit un plan d’exposition qui correspond exactement à son contenu, soit
le « tetrapharmakos » (« quadruple remède ») :
- Les Dieux ne sont pas à
craindre
- La mort n’est pas à
craindre
- On peut atteindre le
bonheur
- On peut supporter la
douleur
Si la philosophie est une médecine dont le but
est d’atteindre une bonne santé pour le corps et pour l’âme (laquelle est aussi
matérielle que le corps), remettre à plus tard de philosopher revient à
remettre à plus tard le moment d’être heureux. Dans le dialogue de Platon, le
Gorgias, Calliclès reproche, en ces termes, à Socrate, de continuer à faire de
la philosophie à son âge :
« La
philosophie, oui bien sur, Socrate est une chose charmante, à condition de s’y
attacher modérément, quand on est jeune ; mais si on passe plus de temps
qu’il ne faut à philosopher, c’est une ruine pour l’homme. Aussi doué qu’on
soit, si on continue à faire de la philosophie, alors qu’on a passé l’âge, on
devient obligatoirement ignorant de tout ce que l’on doit connaître pour être
un homme de bien, un homme bien vu. Pourquoi ? Parce que petit à petit on
devient ignorant des lois en vigueur dans sa propre cité, on ne connaît plus
les formules dont les hommes doivent se servir pour traiter entre eux et
pouvoir conclure des affaires privées et des contrats publics, on n’a plus
l’expérience des plaisirs et passions humaines, enfin, pour le dire en un mot,
on ne sait plus du tout ce que sont les façons de vivre des hommes. Et s’il
arrive qu’on soit impliqué dans une affaire privée ou publique, on s’ y rend
ridicules à son tour. […]
Faire de la
philosophie c’est un bien dès qu’il s’agit de s’y former ; oui
philosopher, quand on est adolescent, ce n’est pas une vilaine chose, mais
quand un homme, déjà assez avancé en âge, en est encore à philosopher,
cela devient, Socrate, une chose ridicule. Aussi quand je me trouve, Socrate,
en face d’hommes qui philosophaillent, j’éprouve exactement le même sentiment
qu’en face de gens qui baillent et qui s’expriment comme des enfants. Oui,
quand je vois un enfant, qui encore l’âge de parler comme cela, en baillant
avec une petite voix, cela me fait plaisir, c’est charmant, on y reconnaît
l’enfant d’un homme libre, car cette façon de parler convient parfaitement à
son âge. En revanche, quand j’entends un petit enfant s’exprimer avec netteté,
je trouve cela choquant, c’est une façon de parler qui fait mal aux oreilles et
qui pour moi est la marque d’une condition d’esclave. De même, si j’entends un
homme qui baille et si je le vois jouer comme un enfant, c’est ridicule, c’est
indigne d’un homme et cela mérite des coups.
Or, c’est
exactement la même chose que j’éprouve en face de gens qui philosophaillent.
[…] si c’est un homme d’un certain âge que je vois en train de faire de la
philosophie, un homme qui n’arrive pas a s’en débarrasser, a mon avis Socrate,
cet homme là ne mérite que des coups. C’est ce que je disais tout à l’heure,
cet homme aussi doué soit il, ne pourra jamais être autre chose qu’un sous
homme, qui cherche à fuir le centre de la cité, la place des débats publics […].
Cet homme s’en trouvera écarté pour le reste de sa vie, une vie qu’il passera à
chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens, sans jamais proférer
la moindre parole, décisive, efficace. »
Même si cette conception infantilisante de la
philosophie remonte à plus d’un siècle par rapport à cette lettre, elle nous
permet de nous faire une idée de l’état d’esprit de certains citoyens grecs à
l’égard de sa pratique. Elle est d’autant plus intéressante que si Platon
considérait la philosophie comme une réflexion suffisamment fondamentale pour
s’appliquer aussi voire surtout à la question de la politique (Platon a été
suffisamment bouleversé par la mort de Socrate exécuté par Athènes pour donner
à son œuvre une orientation politique notamment dans la République »)
Epicure, au contraire, a toujours insisté pour détacher la question de la cité
et des lois de la vraie philosophie. On ne peut être heureux qu’en cachant sa
vie, c’est-à-dire qu’en se désintéressant radicalement de son statut de
citoyen. Ce n’est pas la sphère, le milieu authentique de nos actions. Pour
Calliclès, la philosophie est totalement éloignée de la seule attitude qui
convienne vraiment à tout homme libre: l’action politique. Il adresse ainsi une
forme d’avertissement à Socrate : ce que tu fais est indigne d’un homme
mûr et tu ne mérites que des coups. La philosophie se voit rejetée, à titre de
discipline purement verbale ou contemplative, au rang d’entraînement à la
parole. Lui accorder un statut supérieur ainsi qu’une durée dépassant de
l’enfance, c’est s’obstiner à discutailler sans fin sur des sujets qui n’en
valent pas la peine : l’âme, la vertu, la justice, etc.
Calliclès s’oppose ainsi à
la conception Socratique
d’une philosophie visant à « se connaître soi-même ». Il va de soi
qu’Épicure serait en désaccord total avec Calliclès, mais il ne
s’accorde pas
entièrement pour autant avec la définition de la philosophie donnée par
Socrate. L’exercice de la Philosophie n’a pas d’autre finalité que
thérapeutique : cela nous fait du bien et par « bien », il
s’agit de comprendre que cela nous procure du plaisir. Pour Socrate,
l’âme
n’est pas corporelle, contrairement à Epicure. L’exercice de la philosophie est donc bel et bien une médecine et
l’on ne peut concevoir qu’une personne sensée remette à plus tard le moment de
se sentir bien.
Il n’y a pas d’âge qui conviendrait plus qu’un autre
à être heureux, tout simplement parce que le bonheur décrit une forme
d’acceptation de ce que l’on est à l’instant où on l’est, à savoir à l’instant
présent. Si être heureux revient finalement à se satisfaire d’être, on ne voit
vraiment pas comment il pourrait se limiter à une certaine époque de notre vie
puisque nous sommes tout le temps de notre vie. Il n’existe donc pas d’instant
de notre vie qui serait plus propice qu’un autre. Ce qui nous manque, lorsque
nous ne sommes pas heureux, ce n’est pas vraiment « quelque chose »,
c’est seulement la réalisation que rien, jamais ne manque à notre bonheur.
Celui-ci ne décrit donc pas tant l’accession à une nouvelle condition que la
compréhension qu’il n’y a rien à craindre: ni des Dieux, ni de la mort, ni de
la douleur.
L’un des aspects les plus polémiques de l’épicurisme
réside probablement dans le rejet de la Paideia, c’est-à-dire de l’éducation
visant à l’excellence de l’enfant. Il faut transmettre à l’élève l’idéal de
vertu (« arété », excellence en grec) notamment par l’étude des
textes anciens comme l’Iliade et l’Odyssée, chaque héros exaltant une qualité
propre. Epicure est aux antipodes d’une telle conception de la pédagogie :
la seule chose qui vaille dans l’accompagnement de l’enfant est de lui donner
les moyens de réaliser le bonheur, c’est pourquoi la philosophie compte
davantage que l’étude des textes car elle consiste dans une médecine qui nous
éloigne des croyances dommageables et génératrices de craintes.
Avoir été heureux une fois, c’est, d’une certaine
manière, disposer du moyen d’être heureux toutes les fois par l’exercice
volontaire du souvenir : c’est ainsi que nous pourrions résumer l’argument
justifiant la pratique de la philosophie pour les personnes âgées. Il est en
notre pouvoir de nous rappeler tous les instants de bonheur que nous avons vécu
et ainsi de les vivre et les revivre autant de fois que nous le désirons. C’est
ce que l’on appelle la réminiscence affective : nous sommes naturellement
prédisposés au bonheur non seulement parce que vivre, en soi est un bonheur (il
faut prendre littéralement l’expression : « joie de
vivre »), mais aussi parce que le souvenir du plaisir donne du plaisir et c’est
là une loi « physique ». Le vieillard qui se souvient du jeune homme
qu’il fut et du plaisir qu’il éprouva jouit du plaisir de se le rappeler. Le
jeune homme dont la vie est plus courte peut trouver dans l’exercice de la
philosophie de quoi s’immuniser à l’avance contre les mauvais coups qu’il va
éventuellement subir dans l’avenir.
Finalement il n’existe que des occasions de
nous réjouir de ce qui nous arrive, d’une part en nous souvenant maintenant de
ce qu’il nous est arrivé de meilleur avant et d’autre part en nous préparant à
l’avance à ne rien craindre de l’avenir tout simplement parce qu’il n’y a en
réalité pas de quoi avoir peur dans la plupart des sujets de terreur de la
foule. « Souviens-toi du bien et prépare toi toujours au
meilleur ! » : ceci pourrait être apparaître comme une maxime
naïvement optimiste, mais elle repose sur une éthique du plaisir très
matérialiste. Que nous agissions bien, c’est ce dont nous pouvons acquérir la
certitude en étant bien. Le rapport de la vertu à la joie s’inverse par rapport
à d’autres philosophies : ce n’est pas parce que j’agis bien que je me
sens bien, c’est parce que je me sens bien que j’agis bien. Nous pouvons nous
appuyer sur la sensation de plaisir comme sur le critère indépassable
légitimant notre action. Ce qu’il faut néanmoins prendre en compte ici, comme
cela sera précisé dans la lettre, c’est que ce plaisir définit finalement
plutôt le bonheur (ataraxie : absence de trouble – Être heureux, c’est
être suffisamment avisé pour faire la part des vrais plaisirs, bons par
eux-mêmes et des plaisirs dont l’addiction provoque des troubles et des
désagréments).
On mesure ainsi la différence considérable par
rapport à la philosophie d’Aristote alors même que les deux auteurs pourraient
s’entendre sur la thèse suivante : le bonheur est le souverain bien (ce
terme désigne ce qui est digne d’être recherché pour lui-même, non pas en tant
que moyen mais en tant que seule finalité authentique). Aristote ne conçoit pas
d’autre bonheur que vertueux, alors qu’Epicure ne définit le bonheur que dans
les termes matérialistes et concrets du plaisir, de l’absence de troubles. On
est heureux quand on parvient à ne plus souffrir et cette ataraxie qui passe
par la sélection des désirs impose aussi que l’on est désamorcé tous les faux
motifs de crainte qui agite l’opinion.
§ 2 et
3 : Epicure se comporte ici littéralement comme un
médecin qui prescrirait à son patient une ordonnance pour un remède : le
tetrapharmakos. Il n’est rien de plus souhaitable pour un homme que de bien
vivre (être heureux). Et cette condition s’obtient en ne se trompant pas sur la
nature de trois réalités sur lesquelles nous cristallisons quantité d’idées
reçues fausses : les Dieux, la mort et la douleur.
Epicure n’est pas athée. Il a une conception
matérialiste des Dieux, lesquels ne sont pas davantage, pour lui, de « purs esprits » que des êtres
supranaturels qui n’existeraient que dans les nuées. Ils sont composés d’atomes
mais contrairement à nous ces assemblages dans lesquels ils consistent sont
éternels. Jean Salem, commentateur de l’œuvre d’Epicure, explique qu’ils sont
« les plus beaux fruits du hasard ». Finalement, on ne peut saisir ce
qu’Epicure veut signifier quand il évoque leur immortalité et leur béatitude
qu’à la condition de relier ces deux qualités à celle de la plus parfaite autarcie.
Les Dieux sont finalement et essentiellement « auto-suffisants » et
c’est en ce sens qu’ils ne doivent valoir dans notre existence qu’à titre de
modèles, mais sûrement pas d’interlocuteurs (la prière et les rites sont
parfaitement inutiles pour Épicure) et encore moins de créateurs (cette idée ne
verra le jour qu’avec le judaïsme et le monothéisme).
Les dieux sont heureux et immortels. Si la
configuration provisoire et corruptible d’atomes dans laquelle nous, humains,
consistons rend absolument impossible notre immortalité, nous pouvons, par
contre, rivaliser avec les Dieux en concentrant nos efforts vers l’autarcie,
c’est-à-dire en nous efforçant de satisfaire exclusivement les désirs les plus
simples et les plus nécessaires, sans nous rendre dépendant d’autres choses.
Les Dieux ont toujours existé, sans quoi nous n’en évoquerions même pas l’idée.
« La connaissance que nous en avons est évidente ». Il faut bien
distinguer ici ce qu’Épicure appelle « notions » ou
« prénotions » (en grec : prolepsis) et les fausses présomptions
de la foule. Que les dieux « soient » est une certitude, c’est une
prénotion, ou une intuition fondée sur l’évidence de leur existence matérielle,
mais par contre, qu’ils se soucient de nous et entreprennent de punir les hommes
méchants et de récompenser les vertueux est totalement illusoire. Le
qualificatif utilisé par Epicure est intéressant : cette croyance est
« impie », car elle attribue aux dieux ce que nous aimerions qu’ils
soient.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire