Introduction
Paraître dans un espace public, c’est d’abord prendre conscience que notre silhouette, notre personne, notre corps, éventuellement notre voix vont surgir dans le champ visuel et sonore d’autres consciences et cela suppose que nous n’allons pas seulement consister dans le phénomène physique d’être visible ou audible par Autrui mais qu’il y a derrière l’apparente simplicité de notre présence brute une sorte de combat à mener: celui de la reconnaissance. Les paroles anodines et courantes que nous émettons alors à l’attention de notre éventuel interlocuteur sont comme des « ballons d’essai », des appels visant à provoquer notre intégration dans une autre dimension que celle de l’espace ambiant:
- Ca va?
- Oui, et toi?
Par ces trois mots, dont le sens littéral importe peu, voire pas du tout, Autrui me libère une place dans une communauté, dans un ensemble: celui du dialogue, des questionneurs et des répondants. La « connexion » s’est faite: mes mots ont été entendus, compris, pris en compte dans la réponse qui, de plus, a la politesse de s’enquérir de moi, de mon « moral ». Mais de quoi avais-je si peur pour lancer ainsi une interrogation aussi dépourvue d’authenticité, aussi floue dans sa forme comme dans son fond (on ne détermine « ce qui" est censé « aller », ni où, ni comment)? D’être laissé « là », réduit à la consternante littéralité de ma présence physique: juste un corps dans l’espace qui est là comme il aurait pu être ailleurs (contingence) et qui n’est pas reconnu digne d’entrer dans la corporation des milieux autorisés, faute de posséder le mot de passe adéquat (on peut d'ailleurs noter, dans certains milieux, l'hyperbole des formulations d'usage: "enchanté, ravi: qui peut réellement être "transporté", littéralement emporté, déporté, de faire la connaissance de quelqu'un? A tort nous ne prêtons plus attention à ces termes trop courants. Quelque chose de significatif pourtant s'y énonce: de connaître quelqu'un nous voilà étrangement "ravi", porté disparu, comme si le fait d'apparaître dans le champ proxémique d'une autre personne nous faisait disparaître d'un plan familier, habituel, mondain)
Je l’ai échappé belle: un peu plus et je me résorbais entièrement dans le phénomène de cette consistance que je partage avec les pots de fleur et les murs: de la figuration, du décor. En me répondant, autrui a miraculeusement suspendu le cours de ma chute: celle de n’avoir personne à qui parler, fût-ce pour lui dire n’importe quoi, celle de n’avoir rien d’autre à faire qu’à "être", comme si tout ce qui comptait réellement était autre chose que cela, comme si pour l‘homme le fait d’être accepté, reconnu par ses semblables importait davantage que l’acte d’exister (c’est précisément ce qui définit toute la puissance de la méditation, et peut-être aussi de certaines philosophies, comme celle de Montaigne, que de donner à « l’acte d’être » toute sa profondeur et sa nécessité première:
Je l’ai échappé belle: un peu plus et je me résorbais entièrement dans le phénomène de cette consistance que je partage avec les pots de fleur et les murs: de la figuration, du décor. En me répondant, autrui a miraculeusement suspendu le cours de ma chute: celle de n’avoir personne à qui parler, fût-ce pour lui dire n’importe quoi, celle de n’avoir rien d’autre à faire qu’à "être", comme si tout ce qui comptait réellement était autre chose que cela, comme si pour l‘homme le fait d’être accepté, reconnu par ses semblables importait davantage que l’acte d’exister (c’est précisément ce qui définit toute la puissance de la méditation, et peut-être aussi de certaines philosophies, comme celle de Montaigne, que de donner à « l’acte d’être » toute sa profondeur et sa nécessité première:
« - Je n’ai rien fait aujourd’hui
- N’avez vous pas vécu? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. »
Montaigne)
Mais chacun de nous fait quotidiennement l’expérience du caractère plus que marginal, voire inopportun de ces attitudes en public. A l’opposé, nous donnons le change, nous « conversons », nous nous convertissons à la religion du bavardage, de l’échange sympathique de banalités consternantes pour ne pas être la victime de rejet ou d’ostracisme (Ostracisme vient du grec Ostrakon qui veut dire coquille d’huitre, désignant le tesson de céramique sur lequel était inscrit le nom de la personne bannie par l’Ecclesia (assemblée citoyenne athénienne). Pire que cela, il est possible que nous nous engagions dans des actions douteuses auxquelles nous faisons seulement semblant d’adhérer pour ne pas subir le contre-coup discriminant que provoquerait l’aveu de notre scepticisme, de notre soif de neutralité, de la distance que nous aurions pourtant envie d’installer à l’égard de la cause ou de l’action envisagée. Mais l’enjeu est trop grand: ne pas dire « oui » reviendrait à n’avoir plus d’amis et rien ne saurait nous apparaître plus tragique que cette solitude. L’expérience de Asch prouve clairement à quel point nous préférons avoir tort à plusieurs que raison tout seul.
Finalement la réponse ou la prise en considération de ma personne par autrui ne me sauve pas d’un autre danger que celui-là même que sa présence engendre. Il est à la fois la main qui suspend le mouvement de ma chute et le gouffre dans lequel j’étais bel et bien en train de tomber. Autrui ne guérit donc que les blessures qu’il a causées. Mais comment expliquer que nous lui accordions ce pouvoir? D’où vient cette omnipotence d’Autrui? Pourquoi son regard et sa présence sont-ils investis d’une portée aussi cruciale pour chacun de nous? Que faut-il que soit Autrui pour que quelque chose de « mon sort », du sens même de mon existence privée soit ainsi décidée hors de moi, indépendamment de moi dans le jugement que les autres ne cessent d’émettre à mon endroit?
Les expériences de sociologie comme celle de Asch ou de Milgram pointent clairement la puissance de ces conditionnements qui nous incitent à ne jamais nous faire remarquer, à nous confondre avec le plus grand nombre, à lui supposer peut-être un principe très hasardeux de « raison » sous la perversion duquel nous n’exerçons plus notre pensée individuelle. Peut-être nous trompons-nous mais le fait de n’être pas le seul à s’être égaré provoque en nous une satisfaction, un réconfort qui a probablement à voir avec la notion de responsabilité: nous préférons assumer à plusieurs la responsabilité d’une erreur plutôt que d’avoir à rendre raison seul d’une pensée juste et exacte. Si personne ne s’aperçoit que ma réponse est juste, où et comment trouver seul la légitimité d’un comportement qui m’engage individuellement? Antigone ne s’élève pas seulement contre Créon mais aussi contre « la loi », contre l’autorité d’un roi reconnu par ses pairs, et elle n’a pas d’autre choix que de s’appuyer sur les Dieux pour contrer la loi reconnue par les citoyens. Dans l’expérience de Asch, le « cobaye » ne peut pas douter qu’il ait raison au regard de la question posée: la longueur des segments est une donnée évidente, mais ce qui trouble sa réponse est probablement d’avoir à la justifier devant une majorité d’autres personnes qui sont pourtant indiscutablement dans l’erreur. C’est comme si la réalité donnée, physique, effective était troublée par le redoublement d’une autre dimension qui était celle de la reconnaissance commune d’un groupe. Il ne suffit pas qu’une chose soit ou qu’un fait ait lieu, encore faut-il qu’il soit reconnu, « adoubé », certifié par les autres. Que ce fait soit dans le réel n’est pas assez, il importe qu’il devienne « un fait d’actualité » offert à l’opinion des autres, et à ce premier effet de distorsion du réel brut au redoublement médiatique s’ajoute un deuxième que le philosophe allemand Heidegger a baptisé « la dictature du On »:
« En usant des transports en commun ou des services d'information (des journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun dissout complètement l'être-là * qui est mien dans le mode d'être d' "autrui", en telle sorte que les autres n'en disparaissent que davantage en ce qu'ils ont de distinct et d'expressément particulier. Cette situation d'indifférence et d'indistinction permet au "on" de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s'amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l'art, comme on voit et comme on juge ; et même nous nous écartons des "grandes foules" comme on s'en écarte ; nous trouvons "scandaleux" ce que l'on trouve scandaleux. Le "on" qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d'être.
[...] Le "on" se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober si l'être-là est acculé à quelque décision. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à prendre, il retire à l'être-là toute responsabilité concrète. Le "on" ne court aucun risque à permettre qu'en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n'importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : on l'a voulu, mais on dira aussi bien que "personne" n'a rien voulu. »
HEIDEGGER L'Etre et le Temps
Finalement, la dictature du On doit toute sa puissance d’influence au fait qu’elle représente la seule possibilité offerte au citoyen de se dérober à toute responsabilité individuelle sans pour autant se mettre hors la loi. Nous faisons quotidiennement l’expérience de ces immersions dans des comportements normés, dictés par des communautés de situation: prendre le métro, se positionner dans une file d’attente, etc, au sein desquelles se dissout miraculeusement toute prise en charge individuelle de l’évènement, de ce qui advient. C’est exactement l’origine de drame tel que celui du meurtre de Kitty Genovese du 13 mai 1964 (pourquoi je serai moi tenu plus que les autres à intervenir?)
On perçoit bien, par conséquent, comme le dit Heidegger que ce n’est pas du tout la présence d’autrui qui explique ces petites lâchetés quotidiennes pouvant avoir de très graves effets, mais bien plutôt la dissolution de sa présence dans une masse, dans une hydre à plusieurs têtes qui fait n’importe quoi parce que la conscience de chaque individu n’agit plus mais se retrouve comme absorbé dans un cours qui finalement se confond indifférent avec le décor. « L’être en commun » dissout « l’être pour autrui ».
Dans le film « 38 témoins » de Lucas Belvaux, on voit comment un homme qui s’est totalement annulé dans la masse des témoins silencieux du meurtre d’une jeune fille en ne réagissant pas à son cri ne peut plus être aimé par sa compagne, même si contrairement aux autres il tente de retrouver une consistance en assumant rétrospectivement la responsabilité de son inaction et de sa lâcheté. Ce n’est pas tant qu’elle le juge mais plutôt qu’il n’y a plus d’individu dans cette écorce vide qui puisse tenir lieu d’objet d’affection, de destinataire d’un sentiment privé comme l’amour. Il semble impossible d’aimer quelqu’un sans qu’il soit autre à nous-même. Or cette altérité fait maintenant défaut à Pierre qui, se confondant avec tout le monde, n’est plus personne et ne peut plus d’aucune manière « valoir » en tant qu’Autre, objet de l’amour de Louise.
Lequel de nous peut assurer qu’il se serait levé en entendant un cri atroce dans la rue, en pleine nuit? Pourtant en restant là, en ne portant pas secours au cri de détresse d’une autre personne, Pierre sait qu’il s’est soustrait à l’évidence d’un rapport, d’un devoir dont l’accomplissement est moins une affaire de courage que de responsabilité. Ce terme vient de « respondere » en latin qui signifie: « se porter garant » lié à sponsio qui désigne l’engagement solennel, la promesse. Ne pas répondre au cri d’autrui, c’est faire comme si « je » n’avais pas à répondre de mes actes, c’est se refuser absurdement à soi-même cette consistance de l’ipséité selon Paul Ricoeur. La mêmeté désigne la permanence de soi dans le temps, la croyance par exemple d’un caractère ou d’une personnalité qui reste la même (on ne change pas). L’ipséïté, c’est la fidélité à soi dans la parole donnée, dans la promesse faite, dans l’engagement tenu.
Nous percevons bien dans cette définition à quel point il est impossible d’être soi-même sans Autrui, et cela non pas pour des raisons affectives, ni de dépendance ou de survie (avoir besoin de l’autre pour résister à des conditions de vie difficiles), mais plus simplement parce qu’il est, dans mon être, dans le rapport à moi-même qui me définit et me constitue comme « sujet », question d’autrui. C’est dans l’espace ouvert de moi à moi par la parole donnée à Autrui que se joue le fait d’être un sujet, une personne. Autrui est donc l’occasion qui nous est toujours préalablement « donnée » d’effectuer et de maintenir notre identité, notre statut de sujet. C’est comme si chaque rencontre, chaque regard, chaque rappel de la présence d’autrui nous ramenait comme à sa source à la possibilité offerte d’être soi-même (même que soi), mais cette possibilité est bien plus qu’une simple possibilité puisque elle désigne cet engagement auquel je ne peux me soustraire sans me perdre. Etre soi-même consiste dans cette disponibilité totale à autrui, parce que la mêmeté est insuffisante, parce qu’elle échoue à nous faire « exister », même et surtout si elle nous permet de vivre.
Imaginons, en effet, un individu qui, à l’écoute du cri d’une personne mourant dans la rue, se dise: « Ah! Moi, je suis comme ça, quand j’entends un cri, je ne réponds pas » Il renonce à être quelqu’un, à être celui qu’il est, non seulement parce qu’il ne répond pas de lui-même devant Autrui, mais aussi parce qu’il n’est rien de lui-même qui s’affirme dans cette « décision » (qui n’en est pas une en fait puisque rien « n’agit » dans ce comportement). Qu’est-ce qui l’incite à ne pas agir, en effet ? La peur, la considération des risques, la paresse, le sommeil, la perspective de se confronter à ce que l’on n’a jamais connu, à du pur inconnu, de ne pas savoir quoi faire devant une nouvelle situation, de ne pas voir pourquoi lui agirait si les autres n’agissent pas. Les raisons que l’on suit en n’agissant pas dans ce contexte tiennent à la croyance en un naturel. Je suis comme ça: ce n’est pas ma nature, mais ce n’est dans la nature de personne, en réalité. Plus encore, il n’est dans la nature de personne d’être quelqu’un. Naturellement, ce que nous sommes c’est « vivants ». Pour « exister », il faut « répondre ». Si nous nous disons: « c’est dans ma nature de ne pas agir », nous savons très bien qu’en réalité, c’est probablement la réaction la plus naturelle, la plus instinctive, celle de tout le monde, c’est-à-dire de personne, comme le dit le juge d’instruction dans le film de Lucas Belvaux:
« Un témoin qui se tait, c’est un salaud, trente huit, ça devient monsieur tout le monde ».
Chaque rencontre avec autrui est un test, une épreuve à l’occasion de laquelle tous les compteurs sont remis à zéro. Peu importe que vous ayez fait quelque chose de bienveillant, d’altruiste « avant », votre véritable identité, celle où se joue la question de votre existence se situe dans la réponse que vous allez apporter à la question d’Autrui, c’est-à-dire à la structure fondamentalement interrogative, suspensive de la présence d’autrui: « peux-tu répondre de toi-même devant moi? Peux-tu te donner à toi-même la consistance d’un sujet en répondant de tes actes, de ton engagement devant Autrui, en répondant positivement à mon appel?
Bien sûr, Pierre n’a jamais rencontré la victime. Il ne lui a rien promis « personnellement ». Il ne lui doit rien en tant que « personne privée », et pourtant il sait bien qu’universellement, son statut de sujet s’est joué dans son inactivité, dans sa terreur de sortir et qu’il l’a perdu. C’est la raison pour laquelle il tente rétroactivement et, en un sens inutilement, de retrouver une « colonne vertébrale », une consistance éthique en témoignant seul contre les 37 autres témoins qui eux vont jusqu’au bout de leur inconsistance, de leur négation d’autrui. Ils boivent le calice de la honte jusqu’à la lie, mais il ne s’agit pas du tout de la même honte évoquée par Sartre lors de la présence d’autrui. Celle des 37 témoins est fondamentale, presque inhumaine. Ils se délestent sciemment de cette responsabilité première, dans la charge de laquelle c’est notre statut de personne qui se joue et en l’occurrence se perd par l’indifférence, le mensonge à soi, la dissimulation de l’existence d’Autrui, de sa détresse.
2) Autrui: condition de l’« existence (ex-sistere) » - Paul Ricoeur
En résumé, l’expérience de Asch, l’effet témoin pointent indiscutablement une certaine inclination à « rentrer dans le rang », à préférer mentir et se mentir à soi plutôt que d’avoir à assumer un comportement déviant, fût-il imposé par la vérité ou par l’évidence d’un devoir d’humanité fondamental et premier. Le « je » est alors étouffé, broyé par le « on ». « On » se défausse de la responsabilité d’être quelqu’un en se ralliant à l’attitude de tout-le-monde, c’est-à-dire de personne.
Nous pouvons être tentés d’affirmer que c’est sous la pression d’autrui que nous cédons ainsi à des effets de groupe, à des « dynamiques de masse », mais c’est en réalité tout le contraire. Il ne faut surtout pas confondre la peur de ne pas être intégré à un groupe et celle de ne pas être reconnu par Autrui, car ce qui nous effraie dans la première situation, c’est d’avoir à porter seul le fardeau de notre responsabilité de sujet et nous jouissons alors de pouvoir la diluer et finalement l’annuler dans des actions, des opinions, ou des inactions dont personne ne revendiquera la paternité. C’est exactement ce que Stanley Milgram appelle la capacité agentielle.
Ce qui nous effraie dans la seconde situation est plus difficile à comprendre. Lorsque Paul Ricoeur distingue la mêmeté et l’ipséité, il oppose le fait d’être même que soi et celui d’avoir à être même que soi, à constituer quelque chose comme une unité dans le flux changeant des expériences, à se donner à soi-même une consistance par le respect de la parole donnée, par la fidélité à ses engagements, par notre aptitude à nous porter garant d’autrui. Nous sommes jetés dans l’existence, offerts à la dispersion d’évènements multiples, d’influences diverses, de temporalités plus ou moins accélérées. Si nous ne résistons pas à cette dynamique de la fragmentation et de la multiplicité, nous ne composons rien, nous n’avons rien à opposer à la dispersion du réel, nous n’avons pas de « parole » et notre existence est absurde, voire impossible: nous n’ex-sistons pas. Nous avons vu en effet qu’exister venait du latin ex-sistere qui signifie sortir de…mais sortir de quoi? Du néant. Or, c’est très exactement dans ce néant là que se perd Pierre en ne répondant pas au cri de la jeune fille agressée, ou les cobayes du « jeu de la mort » qui poussent la manette de la « zone extrême », c’est-à-dire des 460 volts, ou toute personne faisant semblant de regarder ailleurs lorsque Autrui est en situation de détresse.
Il nous est impossible d’ex-sistere sans Autrui, c’est-à-dire sans nous porter garant d’autrui. Ce qu’il nous faut relier ici, dans la perspective décrite par Paul Ricoeur c’est, d’une part, l’affirmation d’une unité, d’une continuité, d’un horizon temporel dans lequel quelque chose comme une ligne se dessine dans le chaos des occurrences et des évènements multiples et, d’autre part, l’altérité de l’autre homme dont nous nous portons garant, donnant par la même à cette ligne l’unité d’une direction, d’un engagement qui ne peut être tenu qu’à l’égard d’autrui.
Pour bien donner idée de cette ipséité, il peut être éclairant d’interroger le concept juridique de « caution locative ». Une personne se porte garante de celle qui souhaite signer un bail, un contrat de location. Une agence a besoin d’avoir l’assurance qu’une personne pourra suppléer l’éventuel défaut de paiement du locataire. Il convient évidemment de retirer de ce concept toute référence à l’argent et au loyer pour saisir la notion d’Ipséité chez Ricoeur. Se porter garant d’autrui, c’est acquérir la consistance d’un homme de parole sur lequel il pourra compter, exactement ce que l’on veut signifier quand on dit à un ami: « je serai toujours « là » pour toi ». L’expression peut sembler vague, mais elle est philosophiquement très juste, surtout quand on sait que Paul Ricoeur reprend sur ce point les analyses de Heidegger sur l’être-là, le « Da sein ». Il est impossible d’être simplement « là » sans être là pour Autrui, et c’est exactement ce qui se fait jour à toute personne répondant à la détresse d’Autrui, indépendamment de son âge, de son sexe, de sa nationalité, de sa condition. Ce n’est même pas que j’ai un « intérêt » existentiel, « ontologique » à le faire, c’est plus fondamentalement encore qu’exister pour moi s’y constitue en tant que « je » et c’est exactement ce que veut dire Paul Ricoeur quand il affirme que sans cela « le sujet est un cogito intérieurement brisé ». L’unité substantielle du « je pense » de Descartes ne suffit pas. Cette unité est l’horizon de toute rencontre avec Autrui. Elle se vit comme un perpétuel chantier, comme un ouvrage à remettre cent fois sur le métier comme dit le proverbe. Mon sort se joue à chaque expérience de la présence d’autrui et cette présence est un appel.
Nous sommes maintenant en mesure d’identifier clairement la détresse que nous éprouvons lorsque nous sommes seuls, perdus dans un lieu public, dans une réunion, la cour d’un lycée ou une fête. Nous ne pouvons « être là » sans nous porter garant d’autrui, c’est une condition première, existentielle de notre être, mais précisément l’effet de groupe peut nous séduire parce qu’il annule cette responsabilité, on peut se laisser séduire mais on est alors fasciné par l’appel du vide, par ce néant nous nous ne nous extirpons pas, dont nous n’ex-sistons pas. Si nous nous laissons embarquer par ces dynamiques de masse, par la dictature du On (qui fut exactement celle du 3e Reich) alors cela signifie que le manque dont sous souffrions quand nous étions seul était finalement « le trop plein d'exister ». C’était déjà trop pour nous « d’être » et nous jouissons alors de nous perdre dans l’indifférenciation d’un groupe qui fait n’importe quoi, puisque personne n’y existe. Il est fort probable que la barbarie sous quelque forme qu’on la conçoive n’ait pas d’autre origine: la bêtise, c’est le renoncement à exister. Le « mal », si l’on tient absolument à utiliser ce terme c’est la préférence que l’on donne à l’éventualité de ne pas être, éventualité incessamment réitéré par l’appel de la présence d’Autrui. « Etre ou ne pas être », c’est la question toujours posée et re-posée par la présence d’Autrui.
Ce sentiment de manquer de quelque chose dans la solitude ne se comprend et ne se réalise authentiquement que lorsque nous en saisissons exactement la nature: nous n’existons qu’en nous portant garant d’Autrui, qu’en respectant la parole que nous lui avons donnée, qu’en gagnant par cet engagement la consistance d’une durée, d’une épaisseur, et plus encore d’un Sens. C’est très exactement ce dernier gain: celui du sens qui permet à Paul Ricoeur de compléter la notion d’ipséité dont nous venons de réaliser la profondeur par celle d’identité narrative:
« l'identité narrative, constitutive de l'ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d'une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et scripteur de sa propre vie » (Ricœur, 1985).
L’identité narrative décrit la capacité du sujet de donner à la temporalité de son existence la trame narrative d’une histoire, l’unité d’un récit (celui qu’il se fait à lui-même de sa propre vie, au fur et à mesure qu’elle se développe), la direction d’un sens. Or cette identité narrative constitutive de l’ipséité ne serait pas possible sans autrui, ne serait-ce que parce qu’il serait inconcevable d’embrasser la totalité de notre vécu sans s’en extraire, sans viser ce qui d’autrui assure et assume la fonction de « lecteur ». Pour que nous acquérions cette identité narrative, il faut que nous investissions le fil de notre existence de cette dimension d’être lisible aux yeux d’autrui, intelligible pour son entendement.
2) Autrui: condition de l’« existence (ex-sistere) » - Paul Ricoeur
En résumé, l’expérience de Asch, l’effet témoin pointent indiscutablement une certaine inclination à « rentrer dans le rang », à préférer mentir et se mentir à soi plutôt que d’avoir à assumer un comportement déviant, fût-il imposé par la vérité ou par l’évidence d’un devoir d’humanité fondamental et premier. Le « je » est alors étouffé, broyé par le « on ». « On » se défausse de la responsabilité d’être quelqu’un en se ralliant à l’attitude de tout-le-monde, c’est-à-dire de personne.
Nous pouvons être tentés d’affirmer que c’est sous la pression d’autrui que nous cédons ainsi à des effets de groupe, à des « dynamiques de masse », mais c’est en réalité tout le contraire. Il ne faut surtout pas confondre la peur de ne pas être intégré à un groupe et celle de ne pas être reconnu par Autrui, car ce qui nous effraie dans la première situation, c’est d’avoir à porter seul le fardeau de notre responsabilité de sujet et nous jouissons alors de pouvoir la diluer et finalement l’annuler dans des actions, des opinions, ou des inactions dont personne ne revendiquera la paternité. C’est exactement ce que Stanley Milgram appelle la capacité agentielle.
Ce qui nous effraie dans la seconde situation est plus difficile à comprendre. Lorsque Paul Ricoeur distingue la mêmeté et l’ipséité, il oppose le fait d’être même que soi et celui d’avoir à être même que soi, à constituer quelque chose comme une unité dans le flux changeant des expériences, à se donner à soi-même une consistance par le respect de la parole donnée, par la fidélité à ses engagements, par notre aptitude à nous porter garant d’autrui. Nous sommes jetés dans l’existence, offerts à la dispersion d’évènements multiples, d’influences diverses, de temporalités plus ou moins accélérées. Si nous ne résistons pas à cette dynamique de la fragmentation et de la multiplicité, nous ne composons rien, nous n’avons rien à opposer à la dispersion du réel, nous n’avons pas de « parole » et notre existence est absurde, voire impossible: nous n’ex-sistons pas. Nous avons vu en effet qu’exister venait du latin ex-sistere qui signifie sortir de…mais sortir de quoi? Du néant. Or, c’est très exactement dans ce néant là que se perd Pierre en ne répondant pas au cri de la jeune fille agressée, ou les cobayes du « jeu de la mort » qui poussent la manette de la « zone extrême », c’est-à-dire des 460 volts, ou toute personne faisant semblant de regarder ailleurs lorsque Autrui est en situation de détresse.
Il nous est impossible d’ex-sistere sans Autrui, c’est-à-dire sans nous porter garant d’autrui. Ce qu’il nous faut relier ici, dans la perspective décrite par Paul Ricoeur c’est, d’une part, l’affirmation d’une unité, d’une continuité, d’un horizon temporel dans lequel quelque chose comme une ligne se dessine dans le chaos des occurrences et des évènements multiples et, d’autre part, l’altérité de l’autre homme dont nous nous portons garant, donnant par la même à cette ligne l’unité d’une direction, d’un engagement qui ne peut être tenu qu’à l’égard d’autrui.
Pour bien donner idée de cette ipséité, il peut être éclairant d’interroger le concept juridique de « caution locative ». Une personne se porte garante de celle qui souhaite signer un bail, un contrat de location. Une agence a besoin d’avoir l’assurance qu’une personne pourra suppléer l’éventuel défaut de paiement du locataire. Il convient évidemment de retirer de ce concept toute référence à l’argent et au loyer pour saisir la notion d’Ipséité chez Ricoeur. Se porter garant d’autrui, c’est acquérir la consistance d’un homme de parole sur lequel il pourra compter, exactement ce que l’on veut signifier quand on dit à un ami: « je serai toujours « là » pour toi ». L’expression peut sembler vague, mais elle est philosophiquement très juste, surtout quand on sait que Paul Ricoeur reprend sur ce point les analyses de Heidegger sur l’être-là, le « Da sein ». Il est impossible d’être simplement « là » sans être là pour Autrui, et c’est exactement ce qui se fait jour à toute personne répondant à la détresse d’Autrui, indépendamment de son âge, de son sexe, de sa nationalité, de sa condition. Ce n’est même pas que j’ai un « intérêt » existentiel, « ontologique » à le faire, c’est plus fondamentalement encore qu’exister pour moi s’y constitue en tant que « je » et c’est exactement ce que veut dire Paul Ricoeur quand il affirme que sans cela « le sujet est un cogito intérieurement brisé ». L’unité substantielle du « je pense » de Descartes ne suffit pas. Cette unité est l’horizon de toute rencontre avec Autrui. Elle se vit comme un perpétuel chantier, comme un ouvrage à remettre cent fois sur le métier comme dit le proverbe. Mon sort se joue à chaque expérience de la présence d’autrui et cette présence est un appel.
Nous sommes maintenant en mesure d’identifier clairement la détresse que nous éprouvons lorsque nous sommes seuls, perdus dans un lieu public, dans une réunion, la cour d’un lycée ou une fête. Nous ne pouvons « être là » sans nous porter garant d’autrui, c’est une condition première, existentielle de notre être, mais précisément l’effet de groupe peut nous séduire parce qu’il annule cette responsabilité, on peut se laisser séduire mais on est alors fasciné par l’appel du vide, par ce néant nous nous ne nous extirpons pas, dont nous n’ex-sistons pas. Si nous nous laissons embarquer par ces dynamiques de masse, par la dictature du On (qui fut exactement celle du 3e Reich) alors cela signifie que le manque dont sous souffrions quand nous étions seul était finalement « le trop plein d'exister ». C’était déjà trop pour nous « d’être » et nous jouissons alors de nous perdre dans l’indifférenciation d’un groupe qui fait n’importe quoi, puisque personne n’y existe. Il est fort probable que la barbarie sous quelque forme qu’on la conçoive n’ait pas d’autre origine: la bêtise, c’est le renoncement à exister. Le « mal », si l’on tient absolument à utiliser ce terme c’est la préférence que l’on donne à l’éventualité de ne pas être, éventualité incessamment réitéré par l’appel de la présence d’Autrui. « Etre ou ne pas être », c’est la question toujours posée et re-posée par la présence d’Autrui.
Ce sentiment de manquer de quelque chose dans la solitude ne se comprend et ne se réalise authentiquement que lorsque nous en saisissons exactement la nature: nous n’existons qu’en nous portant garant d’Autrui, qu’en respectant la parole que nous lui avons donnée, qu’en gagnant par cet engagement la consistance d’une durée, d’une épaisseur, et plus encore d’un Sens. C’est très exactement ce dernier gain: celui du sens qui permet à Paul Ricoeur de compléter la notion d’ipséité dont nous venons de réaliser la profondeur par celle d’identité narrative:
« l'identité narrative, constitutive de l'ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d'une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et scripteur de sa propre vie » (Ricœur, 1985).
L’identité narrative décrit la capacité du sujet de donner à la temporalité de son existence la trame narrative d’une histoire, l’unité d’un récit (celui qu’il se fait à lui-même de sa propre vie, au fur et à mesure qu’elle se développe), la direction d’un sens. Or cette identité narrative constitutive de l’ipséité ne serait pas possible sans autrui, ne serait-ce que parce qu’il serait inconcevable d’embrasser la totalité de notre vécu sans s’en extraire, sans viser ce qui d’autrui assure et assume la fonction de « lecteur ». Pour que nous acquérions cette identité narrative, il faut que nous investissions le fil de notre existence de cette dimension d’être lisible aux yeux d’autrui, intelligible pour son entendement.
3) Autrui: regard et structure (Sartre et Deleuze)
Nous comprenons mieux ce qui est arrivé à Pierre dans « 38 témoins »: il a refusé d’être « le gardien de son frère » ou de sa soeur, en l’occurrence, la victime du meurtre qui a hurlé dans la rue. "Suis-je le gardien de mon frère? » demande Caïn à l’Eternel qui lui demande ce qu’il a fait de son frère Abel. El la réponse est « oui ». Dans cette aptitude à se porter garant de son frère, à répondre de lui, et de soi devant lui s’effectue un « sujet », une forme de teneur, de solidité, de « je ». Paul Ricoeur est soucieux de sauvegarder quelque chose de cette « teneur » dans le rapport à autrui et dans le rapport aux institutions. Le souci éthique nous permet d’acquérir dans l’adresse de la loi ou du commandement à ce « tu que je suis » l’épaisseur d’une identité, d’une ipséïté:
« la passivité de l'être-enjoint consiste dans la situation d'écoute dans laquelle le sujet éthique se trouve placé par rapport à la voix qui lui est adressée à la seconde personne. Se trouver interpellé à la seconde personne, au cœur même de l'optatif du bien-vivre, puis de l'interdiction de tuer, puis de la recherche du choix approprié à la situation, c'est se reconnaître enjoint de vivre-bien avec et pour les autres dans des institutions justes et de s'estimer soi-même en tant que porteur de ce vœu »
Qu’est-ce qu’Autrui dans cette perspective? Un espace de réflexivité, une structure de renvoi à soi qui requiert la présence d’autrui comme le tain du miroir rend possible la visibilité d’un être à soi, comme l’écho fait entendre une voix « notre ». On ne peut être soi-même que dans l’espace de la « responsa », de la promesse. Hegel a créé les catégories de l’en soi (ce qui existe inconsciemment, de façon brute) et du pour soi (être conscient). Heidegger a inventé la structure de l’être pour autrui qui précisément n’ a rien à voir avec la dictature du On (dans laquelle il n’y a pas d’autrui, et par conséquent pas de sujet non plus). Paul Ricoeur reprend cette structure en l’investissant d’une dimension éthique plus forte. Autrui me permet d’acquérir l’épaisseur d’un sujet éthique en m’ouvrant la possibilité de répondre de lui, mais comme le fait Pierre, je peux ne pas la saisir.
Dans cette perspective, autrui est moins une personne que la structure rendant possible que l’on soit une personne. Cette conception n’est pas du tout contradictoire avec celle de Jean-Paul Sartre, contrairement aux apparences. On insiste beaucoup et avec raison sur l’importance accordée par jean-Paul Sartre au regard. Telle personne espionnant par le trou d’une serrure se voit regardée à son tour, elle se voit littéralement transformée en une statue de honte et ne peut plus se dérober à ce jugement, mais cette détermination de son être peut tout aussi bien être favorable. Tout regard d’autrui a le pouvoir de nous statufier comme la célèbre gorgone de la mythologie: Méduse. Mais c’est moins la sentence qui doit compter à nos yeux que la structure implicite qui donne lieu à cette sentence laquelle peut être bonne ou mauvaise (je peux faire tout mon possible pour influencer favorablement le jugement d’autrui. Cette structure est finalement celle de l’intersubjectivité (c’est finalement exactement ce que Ricoeur veut signifier, la dimension éthique en moins, une dimension existentielle en plus):
S'il y a un Autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, j'ai une nature ; ma chute originelle c'est l'existence de l'autre ; et la honte est - comme la fierté - l'appréhension de moi-même comme nature, encore que cette nature même m'échappe et soit inconnaissable comme telle. Ce n'est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l'autre. Je saisis le regard de l'autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités.
Jean-Paul Sartre - « l’Être et le Néant »
Tout en insistant pareillement sur l’impact du surgissement d’Autrui dans mon champs de vision, Jean-Paul Sartre et Emmanuel Lévinas en concluent des thèses très différentes parce qu’autrui est d’abord visage (et finalement il est seulement cela, qu’il soit autrui, c’est ce que son visage dit) pour Lévinas alors qu’il est regard pour Jean-Paul Sartre, ce qui revient à poser qu’autrui se manifeste comme infini (cf « est-ce un devoir d’aimer Autrui? ») pour Lévinas alors qu’il s’impose comme sujet pour Sartre. « J’ai un dehors, j’ai une nature » Mais qu’étais-je avant qu’autrui apparaisse? Un intérieur, un « être ». Avant de manger le fruit, Eve ne se rend pas compte qu’elle est nue. Si nous sommes seuls dans une pièce, nous ne nous rendons pas compte que nous sommes négligés, mal coiffés, mais brutalement le surgissement du regard d’autrui nous éveille à l’évidence de notre corps visible, offert aux jugements, aux appréciations: nous ne sommes plus notre corps, nous l’avons. Nous ne l’habitons plus de l’intérieur, nous le trainons comme un clone adventice auquel il faut que nous prêtions attention pour faire « bonne impression ». Un simple coup d’oeil jeté à un certain type de presse suffit à nous faire réaliser qu’un type de regard sur soi s’y voit promu, cultivé, optimisé: « comment être bronzé cet été? La mode est aux vêtements sombres, à la barbe, etc. Tout part de ce principe que le corps que nous sommes est un corps que nous avons et la seule question qui devrait nous préoccuper, selon ces journaux, est celle de savoir de quoi nous souhaitons avoir l’air aux yeux des autres étant entendu que notre ressenti exclusif n’est d’aucune importance.
De la solitude à la présence de l’autre, nous passons du corps senti au corps vu, de l’être à l’avoir, et c’est ça la chute originelle. Je serai honteux ou fier selon que mes actes seront susceptibles d’être favorablement ou défavorablement jugés par Autrui, lequel se glisse entre moi et moi-même. On est toujours libre en ce sens que nous sommes bien l’auteur de nos actions mais celles deviennent jugeables et même si Autrui ne dit rien, n’émet aucune appréciation, je sais bien que ce que j’ai fait, du simple fait d’avoir été vu, devient un témoignage à charge ou à décharge. Etre vu, c’est finalement devenir l’accusé d’un procès aussi virtuel que permanent, d’où je peux sortir innocenté mais qui n’en aura pas moins été. J’ai une nature lâche ou noble au gré des circonstances mais j’ai une nature, je ne suis plus un être, je flotte dans la mouvance insistante de cette succession de procédures insidieuses: « ah! il est comme ça » aux yeux de ces regards multiples qui sont autant de petits procureurs, de petits avocats de la défense, de petits juges. Notre existence sociale suit les aléas de cette procédure implicite, presque « pénale », mais officieuse. Si les jugements rendus ne seront jamais définitifs, on ne cesse d’en faire l’objet tant qu’on est « vu ».
Il convient toutefois de ne pas dramatiser la pensée de Jean-Paul Sartre. Ce qu’il affirme ici c’est que « l’être pour autrui » s’insinue dans « l’être pour soi », c’est-à-dire qu’il nous est impossible de prendre conscience de soi sans qu’autrui n’ait son mot à dire dans ce rapport. Etre à soi-même, c’est s’imposer d’avoir un être pour autrui. Si je commets un acte vil, j’aurai honte, parce le jugement défavorable d’autrui sur moi me présentera mon acte comme honteux. L’écriture de « Huis clos » a créé selon Sartre un malentendu. Estelle, Inès et Garcin sont trois personnages dont on comprendra à la fin qu’ils sont morts et qui, enfermés dans une pièce ne cessent de se tourmenter mutuellement par le regard qu’ils braquent tour à tour sur la nature de l’un d’entre eux. En un sens, Sartre aurait peut-être pu écrire aussi « le paradis, c’est les autres », c’est-à-dire que le jugement peut être favorable. On peut passer sa vie entière en étant l’objet d’attention du regard des autres
Nous comprenons mieux ce qui est arrivé à Pierre dans « 38 témoins »: il a refusé d’être « le gardien de son frère » ou de sa soeur, en l’occurrence, la victime du meurtre qui a hurlé dans la rue. "Suis-je le gardien de mon frère? » demande Caïn à l’Eternel qui lui demande ce qu’il a fait de son frère Abel. El la réponse est « oui ». Dans cette aptitude à se porter garant de son frère, à répondre de lui, et de soi devant lui s’effectue un « sujet », une forme de teneur, de solidité, de « je ». Paul Ricoeur est soucieux de sauvegarder quelque chose de cette « teneur » dans le rapport à autrui et dans le rapport aux institutions. Le souci éthique nous permet d’acquérir dans l’adresse de la loi ou du commandement à ce « tu que je suis » l’épaisseur d’une identité, d’une ipséïté:
« la passivité de l'être-enjoint consiste dans la situation d'écoute dans laquelle le sujet éthique se trouve placé par rapport à la voix qui lui est adressée à la seconde personne. Se trouver interpellé à la seconde personne, au cœur même de l'optatif du bien-vivre, puis de l'interdiction de tuer, puis de la recherche du choix approprié à la situation, c'est se reconnaître enjoint de vivre-bien avec et pour les autres dans des institutions justes et de s'estimer soi-même en tant que porteur de ce vœu »
Qu’est-ce qu’Autrui dans cette perspective? Un espace de réflexivité, une structure de renvoi à soi qui requiert la présence d’autrui comme le tain du miroir rend possible la visibilité d’un être à soi, comme l’écho fait entendre une voix « notre ». On ne peut être soi-même que dans l’espace de la « responsa », de la promesse. Hegel a créé les catégories de l’en soi (ce qui existe inconsciemment, de façon brute) et du pour soi (être conscient). Heidegger a inventé la structure de l’être pour autrui qui précisément n’ a rien à voir avec la dictature du On (dans laquelle il n’y a pas d’autrui, et par conséquent pas de sujet non plus). Paul Ricoeur reprend cette structure en l’investissant d’une dimension éthique plus forte. Autrui me permet d’acquérir l’épaisseur d’un sujet éthique en m’ouvrant la possibilité de répondre de lui, mais comme le fait Pierre, je peux ne pas la saisir.
Dans cette perspective, autrui est moins une personne que la structure rendant possible que l’on soit une personne. Cette conception n’est pas du tout contradictoire avec celle de Jean-Paul Sartre, contrairement aux apparences. On insiste beaucoup et avec raison sur l’importance accordée par jean-Paul Sartre au regard. Telle personne espionnant par le trou d’une serrure se voit regardée à son tour, elle se voit littéralement transformée en une statue de honte et ne peut plus se dérober à ce jugement, mais cette détermination de son être peut tout aussi bien être favorable. Tout regard d’autrui a le pouvoir de nous statufier comme la célèbre gorgone de la mythologie: Méduse. Mais c’est moins la sentence qui doit compter à nos yeux que la structure implicite qui donne lieu à cette sentence laquelle peut être bonne ou mauvaise (je peux faire tout mon possible pour influencer favorablement le jugement d’autrui. Cette structure est finalement celle de l’intersubjectivité (c’est finalement exactement ce que Ricoeur veut signifier, la dimension éthique en moins, une dimension existentielle en plus):
S'il y a un Autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, j'ai une nature ; ma chute originelle c'est l'existence de l'autre ; et la honte est - comme la fierté - l'appréhension de moi-même comme nature, encore que cette nature même m'échappe et soit inconnaissable comme telle. Ce n'est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l'autre. Je saisis le regard de l'autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités.
Jean-Paul Sartre - « l’Être et le Néant »
Tout en insistant pareillement sur l’impact du surgissement d’Autrui dans mon champs de vision, Jean-Paul Sartre et Emmanuel Lévinas en concluent des thèses très différentes parce qu’autrui est d’abord visage (et finalement il est seulement cela, qu’il soit autrui, c’est ce que son visage dit) pour Lévinas alors qu’il est regard pour Jean-Paul Sartre, ce qui revient à poser qu’autrui se manifeste comme infini (cf « est-ce un devoir d’aimer Autrui? ») pour Lévinas alors qu’il s’impose comme sujet pour Sartre. « J’ai un dehors, j’ai une nature » Mais qu’étais-je avant qu’autrui apparaisse? Un intérieur, un « être ». Avant de manger le fruit, Eve ne se rend pas compte qu’elle est nue. Si nous sommes seuls dans une pièce, nous ne nous rendons pas compte que nous sommes négligés, mal coiffés, mais brutalement le surgissement du regard d’autrui nous éveille à l’évidence de notre corps visible, offert aux jugements, aux appréciations: nous ne sommes plus notre corps, nous l’avons. Nous ne l’habitons plus de l’intérieur, nous le trainons comme un clone adventice auquel il faut que nous prêtions attention pour faire « bonne impression ». Un simple coup d’oeil jeté à un certain type de presse suffit à nous faire réaliser qu’un type de regard sur soi s’y voit promu, cultivé, optimisé: « comment être bronzé cet été? La mode est aux vêtements sombres, à la barbe, etc. Tout part de ce principe que le corps que nous sommes est un corps que nous avons et la seule question qui devrait nous préoccuper, selon ces journaux, est celle de savoir de quoi nous souhaitons avoir l’air aux yeux des autres étant entendu que notre ressenti exclusif n’est d’aucune importance.
De la solitude à la présence de l’autre, nous passons du corps senti au corps vu, de l’être à l’avoir, et c’est ça la chute originelle. Je serai honteux ou fier selon que mes actes seront susceptibles d’être favorablement ou défavorablement jugés par Autrui, lequel se glisse entre moi et moi-même. On est toujours libre en ce sens que nous sommes bien l’auteur de nos actions mais celles deviennent jugeables et même si Autrui ne dit rien, n’émet aucune appréciation, je sais bien que ce que j’ai fait, du simple fait d’avoir été vu, devient un témoignage à charge ou à décharge. Etre vu, c’est finalement devenir l’accusé d’un procès aussi virtuel que permanent, d’où je peux sortir innocenté mais qui n’en aura pas moins été. J’ai une nature lâche ou noble au gré des circonstances mais j’ai une nature, je ne suis plus un être, je flotte dans la mouvance insistante de cette succession de procédures insidieuses: « ah! il est comme ça » aux yeux de ces regards multiples qui sont autant de petits procureurs, de petits avocats de la défense, de petits juges. Notre existence sociale suit les aléas de cette procédure implicite, presque « pénale », mais officieuse. Si les jugements rendus ne seront jamais définitifs, on ne cesse d’en faire l’objet tant qu’on est « vu ».
« L’enfer c’est les autres » a toujours été mal compris. On a cru que j’avais voulu dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’était toujours des rapports infernaux. Or, c’est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer... Pourquoi ?
Parce que les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important en nous‑mêmes pour notre propre connaissance de nous‑mêmes. Quand nous pensons sur nous quand nous essayons de nous connaître, au fond nous nous servons des connaissances que les autres ont déjà sur nous ; nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donnés de nous juger : quoi que je dise sur moi toujours le jugement d’autrui entre dedans ; quoi que je sonde de moi, le jugement d’autrui entre dedans, ce qui veut dire que si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui et alors, en effet je suis en Enfer, et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en Enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres; cela marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.
La deuxième chose que je voudrais dire c’est que ces gens ne sont pas semblables à nous : les trois personnes que vous entendrez dans Huis Clos ne nous ressemblent pas, en ceci que nous sommes tous vivants et qu’ils sont morts. Bien entendu, ici « morts » symbolise quelque chose : ce que j’ai voulu indiquer c’est précisément que beaucoup de gens sont encroûtés dans une série d’habitudes, de coutumes, qu’ils ont sur eux des jugements dont ils souffrent, mais qu’ils ne cherchent même pas à changer et que ces gens‑là sont comme morts en ce sens qu’ils ne peuvent pas briser le cadre de leurs soucis, de leurs préoccupations et de leurs coutumes et qu’ils restent ainsi victimes souvent des jugements qu’on a porté sur eux.
A partir de là, il est bien évident qu’ils sont lâches ou méchants par exemple, s’ils ont commencé à être lâches rien ne vient changer le fait qu’ils étaient lâches, c’est pour ça qu’ils sont morts. C’est une manière de dire que c’est une mort vivante que d’être entouré par le souci perpétuel de jugements et d’actions que l’on ne veut pas changer de sorte que, en vérité, comme nous sommes vivants, j’ai voulu montrer par l’absurde, l’importance chez nous de la liberté. »
Toute l’originalité mal comprise de la philosophie Sartrienne de l’altérité réside dans une définition d’Autrui en tant que structure et non en tant que conscience autre. Autrui est cet autre à ma conscience qui est en même temps l’autre de toute conscience réfléchie. Autrui est une mise en perspective. Quoi que je dise ou pense de moi-même, c’est déjà de l’altérité, aussi seul que puisse être dans cette « auto-évaluation » elle présuppose de l’altérité dans sa modalité d’être, dans le simple fait d’exister, de se manifester. Entre moi et moi-même, il y a toujours autrui. On pourrait penser qu’il n’y a là rien de différent par rapport à ce que nous avons vu avec Paul Ricoeur et l’ipséité, mais même si Jean-Paul Sartre a raison d’insister sur le fait que le jugement d’autrui n’est pas forcément défavorable et qu’il est toujours en notre pouvoir de le changer, il n’accorde pas à la présence d’autrui la même dimension éthique que Paul Ricoeur. La présence d’Autrui ne me permet pas de répondre de lui, elle est fondamentalement médiatrice plus que salvatrice. Il y a toujours déjà de l’autre dans le rapport à soi. Autrui c’est d’abord une certaine modalité d’être à soi-même qui nous échappe, mais qui n’est pas figée.
Quelque chose de cette structure peut être rapproché de ce que le psychanalyste Jacques Lacan appelle « le stade du miroir ». La reconnaissance de son corps dans le miroir constitue selon lui et de nombreux psycho-motriciens une expérience réellement fondatrice à partir de laquelle l’enfant humain prend finalement conscience de son corps et dépasse les autres animaux dans les apprentissages des gestuelles et des attitudes. Cela signifie que chacun de nous se sait être un corps, consister dans un corps par cette assimilation à l’image projetée dans le miroir. Cette assimilation ne va pas de soi et c’est fondamentalement en tant que corps extérieur que l’individu humain réalise ce qu’il est. Jean-Paul Sartre n’a jamais évoqué le stade du miroir de Jacques Lacan mais il est néanmoins possible de rapprocher la thèse du psychanalyste de celle du philosophe dans la mesure où, si elle était avérée, chacun de nous ferait d’abord l’expérience d’un corps qu’il a avant de faire celle du corps qu’il « est ». C’est cela la chute originelle: à savoir pas tant le fait qu’autrui est présent en tant qu’autre personne mais plutôt que le fait d’être autre à soi-même constitue finalement le mode même par lequel je prends conscience de moi-même. C’est en tant qu’image extérieure à moi que je réalise que je suis un corps. Le serai-je vraiment complètement d’ailleurs? Dire « je » en entendant par là aussi le corps dans lequel je consiste est un phénomène spéculaire du latin speculum: le miroir. C’est en tant qu’autre que je m’assimile secondairement à moi-même. C’est finalement cela: autrui en tant que structure.
Toutefois Gilles Deleuze va encore plus loin que Jean-Paul Sartre et Jacques Lacan qui tout en définissant bel et bien Autrui comme une structure restent polarisés sur la délimitation Sujet/ Objet pour Sartre et construction du sujet pour Lacan. Dans « logique du sens » Gilles Deleuze, analysant le roman de son ami Michel Tournier: « Vendredi ou les limbes du pacifique » définit autrui comme structure d’un monde possible, monde qui, sans nous en rendre compte, est toujours celui que nous percevons, ou plutôt croyons percevoir dans le quotidien. Autrui, c’est finalement d’abord la présupposition de tous les angles de vue potentiels d’un objet que je postule en tant qu’objet grâce à cette présupposition. Littéralement, nous évoluons tous dans un monde d’angles de vue partiels et fragmentés qui aurait probablement davantage à voir avec une toile de Picasso ou de Duchamp qu’avec ce que nous croyons voir. Autrui est présent dans toutes nos perceptions parce que nous pressentons des objets là où nous ne percevons, à parler rigoureusement que des profils, des « angles ». Autrui est la toujours efficiente pesée d’un monde possible, synthétique et policé sur l’effectivité d’un monde actuel diffracté, éclaté, multiple et chaotique.
On mesure ainsi assez clairement à quel point La thèse de Gilles Deleuze va plus loin que celle de Jean-Paul Sartre: autrui comme structure, ce n’est pas seulement autrui comme médiation de moi à moi-même (pensée, conscience), c’est plutôt l’enveloppement d’un monde possible que l’on induit de la présence toujours présupposée d’une autre conscience.
En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe : en parlant, précisément.
Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'aurais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l’exprime.
On mesure ainsi assez clairement à quel point La thèse de Gilles Deleuze va plus loin que celle de Jean-Paul Sartre: autrui comme structure, ce n’est pas seulement autrui comme médiation de moi à moi-même (pensée, conscience), c’est plutôt l’enveloppement d’un monde possible que l’on induit de la présence toujours présupposée d’une autre conscience.
En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe : en parlant, précisément.
Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'aurais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l’exprime.
Qu’autrui soit une structure plutôt qu’un être, c’est bien ce que disent ensemble Paul Ricoeur, Emmanuel Lévinas, Jean-Paul Sartre et Gilles Deleuze. Autrui est ce qui installe un rapport dans le champ duquel j’acquiers une dimension éthique pour Lévinas et Ricoeur, une conscience et un rapport à moi-même pour Jean-Paul Sartre. Mais alors pourquoi Gilles Deleuze se distingue-t-il autant de ce dernier? Pourquoi ce qu’il entend par « structure » semble-t-il revêtir une signification différente des autres thèses sur la nature d’Autrui?
Comme nous l’avons vu, l’effet de structure de la présence d’autrui chez Paul Ricoeur vient du fait qu’Autrui est moins une personne que ce qui rend possible que l’on soit une personne au sens moral du terme. Avec Sartre, Autrui est cette mise en perspective de soi par le biais de laquelle on se perçoit tel que les autres nous perçoivent mais dans un cas comme dans l’autre, autrui est un champ au sein duquel on se construit en tant que je. Tout se passe dans l’effet de polarisation entre un je et un tu alors que Deleuze définit autrui comme une certaine façon de percevoir l’extériorité des objets. Autrui n’est pas un être, mais il n’est pas non plus l’autre pôle de la structure d’être autrui, il est à la fois plus absent et plus présent que ça. Voir un objet, c’est déjà autrui, puisque c’est le voir tel qu’il serait aperçu par autant d’autruis qu’il y a d’angles de perception possible. Autrui c’est finalement un mode d’effectuation de la perception de l’espace qui dépasse constamment du cadre de ce qui est rigoureusement et exclusivement perçu. Nous ne percevons jamais l’extérieur tel qu’il est mais tel qu’il pourrait être si tout y était « visible ». Nous vivons dans un monde visible, perceptible et finalement jamais dans un monde vu, perçu parce que si c’était le cas, tout ce que nous percevrions serait partiel, multiple, chaotique, fragmenté, alors qu’au contraire nous nous nous mouvons au milieu d’objets dont n nous postulons l’intégrité, la synthèse, la « toute perceptibilité ».
Autrui est donc une structure a priori. Il se manifeste par cette substitution constante d’un possible à un actuel. Il y a un fond d’implicite à chacune de nos perceptions qui réside dans le décalage entre ce qui s’effectue vraiment, à savoir un déferlement chaotique de couleurs, de sonorités, de densités, de températures et ce que nous nous représentons à nous mêmes, à savoir le champ lisse, propre et bien rangé d’un espace au sein duquel les objets sont « supposés » et, de ce fait « bien posés ». Quel est l’agent décisif de ce décalage? Autrui, non pas Autrui en tant que personne mais autrui en tant que possible. Nous présupposons la perceptibilité continuelle des objets par autrui. C’est comme une évidence que nous ne détectons jamais tellement elle est inscrite dans l’a priori de nos sensations. Si je vois tel angle, c’est bien qu’un autre angle du même objet serait vu par l’autre mais ce faisant, nous émettons au moins deux propositions conditionnelles: 1) qu’autrui pourrait être là, 2) que cet angle est la vision partielle d’un objet que je ne percevrai pourtant jamais au sens strict. Ce qui se passe est toujours d’abord (et peut-être seulement) des sensations et non l’apparition d’objets. Nous évoluons toujours dans un monde présent de sensations, d’affects et nous lui substituons un monde d’objets, d’êtres, d’éléments lisses, rangés et distincts les uns des autres. D’un flux temporel continu de stimulations visuelles, sonores, tactiles, odorantes, nous faisons un espace lisse d’objets et d’éléments discontinus, parce que nous partons du principe qu’autrui est toujours potentiellement présent. A un présent temporel, nous substituons une présence Autre possible, et c’est ça Autrui.
Il est également très intéressant de mesurer à quel point l’analyse du visage est différente d’Emmanuel Lévinas à Gilles Deleuze, car autant le premier insiste sur l’impénétrabilité d’un visage, sur son commandement et le dépassement qu’il implique de notre faculté même de voir, autant Gilles Deleuze considère le visage comme le vecteur même d’un monde possible. Pour les deux philosophes, le visage nous fait signe mais pour Emmanuel Lévinas le sens du visage est indéchiffrable parce qu’il est sens à lui tout seul, alors que, selon Gilles Deleuze, le signe du visage est le signifiant d’un monde signifié. Pensons, par exemple, à l’expression terrifiante du visage de Jack Nicholson dans Shining. Il fixe la caméra avec un visage qui sans conteste fait signe d’un monde possible terrifiant. Non seulement notre perception du monde, en tant que possible, implique Autrui, mais autrui, inversement implique l’existence d’un autre monde possible en le connotant par son visage. Cette expression terrifiante fait signe d’un monde terrifié, lequel pour l’instant n’est nulle part effectif hors de cette expression. Nous en ferons l’expérience plus tard. Ce qu’il nous faut ainsi relier c’est ce « plus tard », cette nature annonciatrice du visage terrifiant qui pointe vers l’à-venir d’un monde terrifié, avec le rapport signifiant / signifié du visage de Jack Torrance.
Autrui est cette structure articulant le basculement du présent à l’avenir avec la capacité expressive d’un visage qui enveloppe le possible de ce monde à venir. Ce n’est même pas que chaque rencontre avec autrui nous ouvre un monde, c’est que chaque expression du visage d’autrui porte en elle le profil d’un monde possible à venir. Autrui c’est cette incessante diffraction de monde possibles qui s’effectue en chaque expression, a fortiori d’expressions de visages mais pas seulement. Le visage est donc moins indéchiffrable que « multidéchiffrable ». Le visage est un paysage. Autrui connote le futur proche. Il est « annonciateur » fondamentalement. C’est en cela que consiste sa structure. Il est l’enveloppement d’un ensemble connoté sentimentalement (terreur, amour, tristesse, joie, etc;) dans un signe.
Conclusion: En d’autres termes, autrui est bien une forme de « surgissement » comme dirait Sartre, mais il ne s’agit pas du tout de celui d’une autre conscience qui m’impose d’être sujet ou objet, autrui c’est à la fois le passage de l’actuel au possible dans la structuration d’un monde spatialisé et le miroitement de tous les mondes possibles à l’occasion d’un signe. Selon Gilles Deleuze, Autrui n’est pas l’effet de structure d’une autre conscience présente dans « mon monde », il est plutôt ce miroitement des mondes possibles rendant impossible le renfermement d’un monde en moi.
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