1) Réception du sujet
On ne peut pas recevoir ce sujet sans souligner d’emblée l’opposition totale entre l’acte de devoir et celui d’aimer. L’amour est un sentiment. Le devoir est une obligation, un impératif. Toute action que nous accomplissons par devoir présuppose l’effort que nous nous estimons « tenus » de produire au regard d’une exigence que nous comprenons (parce que l’obligation est distincte de la contrainte: différence importante pour le sujet) mais que nous ne pourrions pas observer naturellement, spontanément. Tout ce que nous faisons par devoir manifeste un effort sur soi. Il faut nous raisonner pour agir par devoir. Mais raisonner quoi au juste? Nos envies, nos désirs, nos pulsions, nos premiers mouvements, bref tout ce qui précisément se voit impliqué dans l’amour, ou plus précisément dans certaines sortes d’amours. Aimer quelqu’un, de prime abord, c’est éprouver pour sa personne un attachement qui ne peut pas s’expliquer et qui, aux yeux de l’amant, n’a pas à le faire (il y a dans l’amour passion un amour qui s’avoue « sans détour », sans justification comme un mal qu’on attrape et dont on ne pourra pas facilement se débarrasser, ou comme un don qui nous échoit miraculeusement mais dans l’un et l’autre cas, on « tombe » amoureux, c’est une chute où se délite toute notion de volonté, d’entreprise). Définir comme un devoir le fait d’aimer Autrui semble donc, de prime abord , impossible parce que c’est par raison que nous accomplissons notre devoir alors que c’est irrationnellement que nous aimons telle ou telle personne.
On réalise alors peut-être mieux l’importance du terme « Autrui ». Autant la question ne se poserait nullement s’il s’agissait simplement de savoir si c’est par devoir que nous aimons une personne particulière (puisque la réponse serait non), autant le fait d’aimer Autrui est problématique, parce qu’il est tout-à-fait possible qu’Autrui, précisément en tant qu’autrui, c’est-à-dire du simple fait qu’il soit autre (et indépendamment de ce qu’il est personnellement pour moi) m’impose le devoir universel de l’aimer. Faire son devoir, c’est obéir rationnellement à une loi, à un impératif alors que l’amour est un sentiment irrationnel que nous subissons sans y décider quoi que ce soit. Nous sommes attirés par la personne que nous aimons parce que nous lui trouvons un charme particulier et nous concevons pour elle un attachement, une fascination qui, en aucune manière, ne saurait être assimilée à un effort. C’est une inclination, presque au sens littéral du terme, nous éprouvons un « penchant » pour elle comme une barque qui, dans l’eau, pencherait du côté où se situe le poids le plus lourd. Comment ce « penchant » pourrait-il se concevoir comme un devoir, lequel désigne finalement le mouvement radicalement contraire, à savoir un effort de ma volonté pour accomplir ce qu’il faut faire du point de vue de la loi, au-delà de mes envies ou de mes inclinations. Tout devoir en effet implique l’observation d’une consigne, d’un commandement, d’une obligation, d’une loi à laquelle on obéit quoi qu’il nous en coûte.
On respecte son devoir quand notre volonté se donne pour tâche de faire ce qu’elle doit indépendamment de ses désirs. Par conséquent, la notion même de devoir suppose que l’on se force soi-même. C’est d’ailleurs toute la différence entre le devoir et la contrainte extérieure, laquelle nous astreint à une action par l’effet d’une force extérieure. Si nous pouvions nous défaire de l’influence de cette force extérieure, nous aurions raison de le faire tandis que le devoir nous contraint mais intérieurement et c’est au contraire notre raison qui nous enjoint de lui obéir. Nous nous contraignons à respecter nos devoirs parce que nous en avons saisi la justesse, le bien-fondé. Il y a dans tout amour authentique la manifestation d’une défaillance de la volonté, d’un attachement inconditionnel à la personne que l’on aime, sans raison ni justification, ni même, parfois, conscience. On aime sans savoir pourquoi. Le devoir désigne exactement le mouvement contraire, celui d’une maîtrise de soi capable de faire prévaloir la volonté sur les désirs. Nous nous raisonnons en nous contraignant à suivre la loi plutôt qu’à libérer nos penchants parce que la vraie liberté est celle de la volonté alors que nos désirs nous font tendre vers une soumission déraisonnable à la passion, laquelle nous fait perdre tout contrôle de nous-mêmes dont toute liberté.
2) Problématisation
Par conséquent, toute la question est de savoir si « Autrui », c’est-à-dire l’autre homme, tout être humain « en tant qu’il est autre » ne désignerait pas une « présence » , une modalité de rencontre dont la « valeur », l’universalité (puisque finalement il est question ici d’aimer l’humanité) dépasserait tellement du cadre de la particularité des personnes privées que nous pourrions nous faire un devoir de l’aimer. Ce serait comme si chaque être humain détenait, indépendamment de ses caractéristiques propres, lesquelles peuvent éventuellement susciter en nous du mépris, de l’indifférence, du dégoût, de la haine, au moins une qualité nécessairement, inconditionnellement « aimable », soit le fait d’être autrui et qu’il nous revienne non seulement de ne jamais négliger cette qualité mais de nous constituer comme un devoir de l’aimer. Existe-t-il en tout être humain une qualité forçant l’amour, comme on le dit du respect, c’est-à-dire nous imposant de l’aimer, de le trouver « irrésistible », non pas par son charme mais par l’évidence de son altérité. Cela signifierait que le devoir d’aimer, inapplicable dans ces termes dés que nous l’envisageons par rapport à « quelqu’un » devient praticable et finalement « dû » dés qu’il s’applique à la qualité d’être autre de tout être humain.
Autrui finalement ne désigne pas un être mais une condition, l’affirmation d’une séparation par le biais de laquelle je reconnais qu’une personne n’est pas moi. Autrui c’est finalement l’invalidation du solipsisme. Je ne peux pas faire comme si tout ce qui existe n’était qu’une projection de mon moi parce que soudain Autrui apparaît dans mon champ perceptif et manifeste l’émergence d’une autre conscience, d’un autre jugement, d’une autre pensée. Faut-il se faire un impératif de l’acte d’aimer cette dépossession même, la manifestation dans mon champ perceptif d’un être autre capable de se créer son champ perceptif? Peut-on se faire un devoir d’aimer en l’autre personne non pas elle-même mais cette pure qualité de ne pas être moi, de s’imposer à moi comme n’étant pas moi?
Emmanuel Kant est "LA" référence incontournable sur un tel sujet, parce qu'il nous donne apparemment des arguments permettant de répondre: "NON" au sujet, alors qu'en réalité, sa réponse est fondamentalement et définitivement "OUI". Nous sommes tous à la fois des êtres de raison, des sujets transcendantaux, et des êtres sensibles, animés par des sentiments, des sensations, du « vécu ». Aimer est une inclination qui se situe donc en nous du côté du moi empirique, qui fait signe en nous d’émotions, voire éventuellement de passion, c’est-à-dire aussi de la passivité. Nous subissons nos émois, nos troubles et indiscutablement l’amour est un trouble, une fascination, éventuellement une sidération, une maladie, comme chez Phèdre, ou plus modestement un attachement qui est « donné » comme, par exemple, dans l’amour filial et parental. On ne se sent pas « tenu » de le justifier puisque il va de soi qu’un père aime son fils ou qu’un fils aime son père (mais déjà ici peut apparaître la suspicion que cet amour est un dû. Va-t-il de soi, parce qu’il est un sentiment, ou parce qu’il tient de l’amour familial, et que la famille peut apparaître comme la première structure de la vie sociale?). Le devoir est au contraire l’effort produit par un homme pour « agir » vraiment, c’est-à-dire pour donner à son action une inspiration, une motivation qui ne soit pas celle d’une inclination, d’une détermination, d’un penchant. Quand nous sommes attirés par une personne, nous pensons l’aimer par choix, librement alors que c’est exactement le contraire qui est vrai, comme le terme « attachement » le prouve bien d’ailleurs. C’est justement quand nous sommes obligés par le devoir que nous sommes libres parce que cette obligation à laquelle nous nous soumettons prouve que nous sommes capables de faire prévaloir en nous notre statut d’êtres raisonnables sur la réalité de notre moi empirique. L’obéissance à la loi n’est pas une contrainte parce que la loi est une fausse extériorité. En nous y conformant, nous ne cédons pas à une pression qui vient de l’extérieur de nous mais plutôt de la Raison en nous, laquelle est universelle, soit la même chez tous les hommes. Tout être humain capable de faire prévaloir sa raison sur ses sentiments est libre, selon Kant, comme le prouve cet extrait:
« Devoir ! Quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes ? (...)Ce n'est pas autre chose que la personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière »
Nous sommes des êtres sensibles et des êtres raisonnables. La difficulté que nous éprouvons à accomplir nos devoirs vient exactement de la résistance de nos penchants, de nos amours, de nos affections qui nous inclinent presque tyranniquement à suivre les appels de nos sens ou de nos émois. Donc nous ne voyons pas comment nous pourrions nous faire un devoir d’aimer quelqu’un, puisque ce n’est pas librement, clairement, rationnellement, raisonnablement, que nous l’aimons. L’amour, c’est ce qui peut nous conduire à résister au devoir, c’est ce qui peut faire plier notre volonté. On ne se fait pas un devoir d’aimer, on se fait un devoir de ne pas se laisser influencer par l’amour, car cela nuira à l’observation nécessaire d’un principe objectif raisonnable donc universel.
Comment comprendre alors cette parole du Christ dans l’Evangile selon Marc lorsque il énonce les deux premiers commandements:
- Maître quel est le premier de tous les commandements?
- Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. Et voici le second: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là.…
Le Christ parle d’aimer son prochain, c’est-à-dire son semblable et de s’en faire un commandement. Cet amour n’est donc pas stimulé par le charme inimitable d’une personnalité particulière. Il est dû à tous les hommes, il s’adresse à tous les hommes de la part de tous les hommes. Dés lors qu’il vise une universalité, il requiert de notre part un effort pour sortir de l’amour trouble, affectif, exclusif. On sort totalement du champ de pertinence de la célèbre pensée de Pascal: ici le coeur a des raisons que la raison non seulement connaît mais inspire. Aimer autrui n’est pas un fait inexplicable mais un impératif. Habituellement être aimé nous touche parce que nous avons été choisi, nous et pas l’autre. Nous sommes aimés pour celui ou celle que nous sommes et pas en considération d’un statut que nous partageons avec tous les autres. Se pourrait-il que l’amour vise en moi non pas le même, mais l’autre, non celui que je suis exclusivement mais ce que je suis « nécessairement », « évidemment », sommes-nous tentés de dire. Suffirait-il en moi d’être autre pour obliger l’aimant à se faire un devoir de m’aimer moi aussi bien qu’un autre?
Emmanuel Kant est "LA" référence incontournable sur un tel sujet, parce qu'il nous donne apparemment des arguments permettant de répondre: "NON" au sujet, alors qu'en réalité, sa réponse est fondamentalement et définitivement "OUI". Nous sommes tous à la fois des êtres de raison, des sujets transcendantaux, et des êtres sensibles, animés par des sentiments, des sensations, du « vécu ». Aimer est une inclination qui se situe donc en nous du côté du moi empirique, qui fait signe en nous d’émotions, voire éventuellement de passion, c’est-à-dire aussi de la passivité. Nous subissons nos émois, nos troubles et indiscutablement l’amour est un trouble, une fascination, éventuellement une sidération, une maladie, comme chez Phèdre, ou plus modestement un attachement qui est « donné » comme, par exemple, dans l’amour filial et parental. On ne se sent pas « tenu » de le justifier puisque il va de soi qu’un père aime son fils ou qu’un fils aime son père (mais déjà ici peut apparaître la suspicion que cet amour est un dû. Va-t-il de soi, parce qu’il est un sentiment, ou parce qu’il tient de l’amour familial, et que la famille peut apparaître comme la première structure de la vie sociale?). Le devoir est au contraire l’effort produit par un homme pour « agir » vraiment, c’est-à-dire pour donner à son action une inspiration, une motivation qui ne soit pas celle d’une inclination, d’une détermination, d’un penchant. Quand nous sommes attirés par une personne, nous pensons l’aimer par choix, librement alors que c’est exactement le contraire qui est vrai, comme le terme « attachement » le prouve bien d’ailleurs. C’est justement quand nous sommes obligés par le devoir que nous sommes libres parce que cette obligation à laquelle nous nous soumettons prouve que nous sommes capables de faire prévaloir en nous notre statut d’êtres raisonnables sur la réalité de notre moi empirique. L’obéissance à la loi n’est pas une contrainte parce que la loi est une fausse extériorité. En nous y conformant, nous ne cédons pas à une pression qui vient de l’extérieur de nous mais plutôt de la Raison en nous, laquelle est universelle, soit la même chez tous les hommes. Tout être humain capable de faire prévaloir sa raison sur ses sentiments est libre, selon Kant, comme le prouve cet extrait:
« Devoir ! Quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes ? (...)Ce n'est pas autre chose que la personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière »
Nous sommes des êtres sensibles et des êtres raisonnables. La difficulté que nous éprouvons à accomplir nos devoirs vient exactement de la résistance de nos penchants, de nos amours, de nos affections qui nous inclinent presque tyranniquement à suivre les appels de nos sens ou de nos émois. Donc nous ne voyons pas comment nous pourrions nous faire un devoir d’aimer quelqu’un, puisque ce n’est pas librement, clairement, rationnellement, raisonnablement, que nous l’aimons. L’amour, c’est ce qui peut nous conduire à résister au devoir, c’est ce qui peut faire plier notre volonté. On ne se fait pas un devoir d’aimer, on se fait un devoir de ne pas se laisser influencer par l’amour, car cela nuira à l’observation nécessaire d’un principe objectif raisonnable donc universel.
Comment comprendre alors cette parole du Christ dans l’Evangile selon Marc lorsque il énonce les deux premiers commandements:
- Maître quel est le premier de tous les commandements?
- Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. Et voici le second: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là.…
Le Christ parle d’aimer son prochain, c’est-à-dire son semblable et de s’en faire un commandement. Cet amour n’est donc pas stimulé par le charme inimitable d’une personnalité particulière. Il est dû à tous les hommes, il s’adresse à tous les hommes de la part de tous les hommes. Dés lors qu’il vise une universalité, il requiert de notre part un effort pour sortir de l’amour trouble, affectif, exclusif. On sort totalement du champ de pertinence de la célèbre pensée de Pascal: ici le coeur a des raisons que la raison non seulement connaît mais inspire. Aimer autrui n’est pas un fait inexplicable mais un impératif. Habituellement être aimé nous touche parce que nous avons été choisi, nous et pas l’autre. Nous sommes aimés pour celui ou celle que nous sommes et pas en considération d’un statut que nous partageons avec tous les autres. Se pourrait-il que l’amour vise en moi non pas le même, mais l’autre, non celui que je suis exclusivement mais ce que je suis « nécessairement », « évidemment », sommes-nous tentés de dire. Suffirait-il en moi d’être autre pour obliger l’aimant à se faire un devoir de m’aimer moi aussi bien qu’un autre?
3) Définition des termes
Devoir: comme il a été dit, devoir est l’expression d’une nécessité qui impose au moi de sortir de lui-même. Mais le devoir se distingue d’une contrainte extérieure. Le devoir se distingue de deux influences qui nous asservissent différemment: la force et le désir. La force désigne l’action par laquelle on est extérieurement contraint. Le désir définit l’inclination, l’envie intérieure qui peut nous rendre dépendant d’une chose ou d’un être extérieurs. Le devoir est l’efficience d’une contrainte intérieure par le biais de laquelle une personne se contraint par elle-même à ne pas suivre ses penchants afin de faire triompher sa volonté. Adhérer à l’idée de devoir, c’est finalement concevoir qu’il faut résister à ses désirs parce que ceux-ci nous font perdre le contrôle de nous-mêmes et nous soumettent à des appétits qui nous alièneront (aliénation: perdre son autonomie) tôt ou tard. Contre nos penchants, il faut donc exercer une force, mais celle-ci ne peut être celle d’un pouvoir extérieur sans quoi nous deviendrons esclaves d’une autre personne pour avoir voulu ne pas être esclave de nos désirs. Le seul moyen d’acquérir une liberté authentique et donc d’exercer sur nous-mêmes une contrainte qui nous permet de nous défendre à la fois de la menace d’aliénation de nos désirs et du pouvoir de coercition d’une autre personne. Le devoir désigne exactement cette capacité de se contraindre soi-même à respecter une loi dont notre raison a parfaitement réalisé la pertinence universelle. C’est exactement cette conception du devoir qui est défendue par Kant, un auteur essentiel pour ce sujet:
« Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir, et ils indiquent par là le rapport d'une loi objective de la raison à une volonté qui, selon sa constitution subjective, n'est pas nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu'il serait bon de faire telle chose ou de s'en abstenir ; mais ils le disent à une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce qu'il lui est représenté qu'elle est bonne à faire. Or cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen de représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c'est-à-dire en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct de l'agréable, c'est-à-dire de ce qui a de l'influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison, valable pour tout le monde. […] »
Quelques mots d’explication: la loi objective dont parle Kant ici est un commandement de la raison qui s’impose à tout homme faisant fonctionner sa raison, laquelle est non seulement une faculté universelle, mais surtout une faculté visant l’universel. Tout ce qui nous enferme dans les limites de notre moi particulier, égoïste est de l’ordre de la passivité, de l’inclination. Nous sommes déterminés par nos désirs à faire toujours primer l’intérêt particulier sur la loi universelle. Il faut se défausser de la croyance en cette fausse liberté au nom de laquelle on se rend finalement toujours plus esclaves de désirs que nous ne maîtrisons pas . C’est souvent quand on se croit libre (faire ce qui nous plaît) qu’on ne l’est pas du tout. C’est souvent de notre plein gré que nous nous soumettons à l’esclavage le plus aliénant: on fait ce que l’on désire, mais nous ne sommes en rien actifs dans ses désirs. Pour être actif il faut vouloir, c’est-à-dire se débarrasser de toute motivation affective, sentimentale ou sensuelle (de tout penchant)). Dés lors on ne peut vouloir que ce qui est raisonnable parce que seule la raison se situe dans cette dimension universelle qui nous permet de sortir de l’égoïsme passif de nos inclinations.
C’est exactement ce que Kant veut dire quand il évoque « une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce qu’il lui est représenté qu’elle est bonne à faire », c’est-à-dire raisonnable. Notre volonté est une faculté qui, en nous, voisine avec cette autre force qu’est le désir, sans quoi, nous ne ferions que ce qu’il est raisonnable de faire. C’est pour cela que nous avons besoin du devoir, c’est-à-dire de ce mouvement sous l’impulsion duquel nous allons nous contraindre nous-même à suivre la raison plutôt que la passion, l’activité plutôt que la passivité, l’universel plutôt que l’intérêt personnel. Nous voulons et nous désirons. Le devoir nous permet de vouloir vouloir, plutôt que désirer. Le devoir c’est ce qui va nous permettre de suivre le bon plutôt que l’agréable et ce qui est « bon » c’est ce qui s’impose à nous comme juste, adéquat « en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. »
Amour: Déjà les grecs de l’antiquité disposaient de quatre mots pour différencier les formes d’amour:
Eros: l’amour concupiscent, physique, charnel
Storgê: l’affection familiale, l’amour maternel, paternel, fraternel
Philia: l’amitié, l’amour de la compagnie, la convivialité
Agapè: l’amour inconditionnel, universel, désintéressé
S’adressant à Autrui, il est clair que le type d’amour qui est ici interrogé est le dernier: agapè. Il peut être intéressant de penser à Storgê dans la perspective du sujet car aimer ses parents, notamment peut être conçu comme un devoir filial. On parle aussi de « devoir conjugal » (qui désigne alors plutôt Eros dans le cadre du couple marié), mais précisément cette dernière expression est souvent utilisée de façon ironique, c’est-à-dire en jouant du décalage entre la stimulation érotique de l’acte sexuel et l’injonction formel à faire son devoir. La notion même de « mariage » désigne finalement la tentative des lois légales de rendre compatible des sentiments et des sensations avec les devoirs mutuels de l’époux et de la mariée. De fait c’est un devoir légal que d’aimer la personne avec laquelle on a signé un contrat valant de droit et reconnu par l’Etat.
D’autre part, est-ce un devoir que d’aimer ses parents ou ses enfants? On sait bien ce que répondrait Freud en l’occurrence puisque selon lui, nous avons voué à l’un de nos parents un sentiment amoureux proche de l’Eros, incompatible donc avec le devoir. Aimer nos parents n’a pas été un devoir mais une pulsion. L’impératif qui s’est imposé à nous dans notre petite enfance, a été de cesser de les aimer de cette façon et de s’en faire un « devoir » expurgé de toute sexualité. Ce n’est donc aucunement un devoir au sens Kantien du terme mais le produit du refoulement du ça par le sur-moi.
On peut insister sur les ravages pointés par de nombreux pédopsychiatres dans la psyché de l’enfant culpabilisé par l’absence de sentiment à l’égard de ses parents. Suis-je un monstre de ne pas aimer mes parents? On mesure bien là la force implicite de ce devoir d’amour parental. Il s’agit alors pour l’analyste de décomplexer le sujet en détruisant l’impératif d’amour familial.
Autrui: il convient bien de prendre conscience ici que le sujet part d’un présupposé, à savoir qu’autrui existe bel et bien. Comment le nier? Tout simplement en posant qu’Autrui ne m’est pas complètement étranger, distinct, qu’il désigne finalement et seulement une autre façon d’être la même chose que moi, mais différemment. Si autrui n’est après tout qu’une autre façon d’être moi, il n’est pas aussi « autre » que peut le faire croire l’efficience de notre séparation physique. C’est ce qui justifie la question de savoir si autrui est seulement un autre moi ou un autre que moi.Il convient ici de se placer dans cette deuxième considération: Autrui n’est pas seulement une autre façon d’être moi, il est cet autre au sujet duquel il nous est impossible de savoir ce que c’est qu’être pour lui. Derrière cet être autre, ce qui se cache c’est un « autrement qu’être » comme le dit Emmanuel Lévinas dans son livre: « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. » Il convient donc d’insister sur tout ce qui de ce terme d’Autrui exprime le plus nettement l’altérité, l’universalité, la radicalité. Est-ce qu’Autrui est aimable en tant qu’il est autrui, c’est-à-dire « pas moi », inassimilable, irréductible à moi mais en même temps « humain ». La question consiste bien à se demander si c’est un devoir d’aimer l’humanité, mais l’humanité telle qu’elle se manifeste en chaque face à face avec Autrui, c’est-à-dire pas tant "tous les hommes », mais ce que c’est que reconnaître de l’Autre en tout autre homme.
De ce point de vue, il convient de revenir aux paroles de l’Evangile selon Marc: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » que l’on pourrait interpréter de la façon suivante: « Tu aimeras ton prochain « en tant qu’il est même », c’est-à-dire, au-delà de vos différences, il faut aimer en lui cette essence humaine que tu partages avec lui comme avec tout homme. Cela signifierait qu’il nous faudrait aimer nos ressemblances au-delà de nos différences. Le poète latin Térence (190 - 159 avant JC) a écrit « rien de ce qui est humain ne m’est étranger » et cela peut poser question par rapport à notre énoncé: « S’agit-il d’aimer ce qui est humain dans un étranger ou ce qui est étranger dans l’humain? » Lequel de ces deux amours est-il susceptible de s’imposer à moi comme un devoir?
On pourrait croire que le commandement énoncé par Jésus revient à dire: « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse à toi. » Mais si cette interprétation se révélait exacte, on ne voit pas du tout comment elle pourrait désigner un devoir puisque c’est finalement pour des raisons égoïstes que l’on ne fait pas de mal à Autrui voire qu’on lui fait du bien. A ce moment là, le commandement signifierait « Fais à autrui le bien que tu aimerais bien que l’on te fasse. » L’autre ne jouerait alors que le rôle d’intermédiaire entre moi et moi. « Aime toi à travers l’autre! »Tout ne serait qu’une affaire d’intérêt personnel, et finalement de tractation, de négociation: je te fais du bien si et seulement si tu me fais du bien.Dans la prévision d’être à l’avenir bien traité par Autrui, je fais du bien à Autrui. C’est donnant donnant, rien n’est gratuit dans les rapports humains, lesquels se réduisent à des marchandages de « personne à personne ». Ce qui est très intéressant ici, c’est précisément qu’une telle considération des relations humaines excluent communément l’amour et de devoir, comme si quelque chose de profondément gratuit les unissait. Le point commun du devoir et de l’amour c’est le désintéressement. L’amour authentique suppose un don de soi qui n’attend rien en retour, qui ne se monnaye à aucun prix, ni d’aucune manière. L’amour et le devoir de respect de la personne d’Autrui sont « inconditionnels », c’est-à-dire soumis à aucune condition. On s’offre à Autrui dans l’amour de la même façon que l’on se dévoue à lui dans le devoir.
C’est d’ailleurs la morale (dans l’autre sens du mot morale) de la parabole du bon Samaritain qui suit exactement la référence au commandement d’amour faite par le Christ (mais dans l’Evangile selon Luc). Un docteur de la loi essaie de piéger Jésus en lui demandant: « qui est mon prochain? » Un voyageur se fait agresser par des bandits qui le blesse très grièvement et le laisse pour mort. Un lévite, c’est-à-dire un juif qui fait partie des douze tribus d’Israël, et un prêtre passent prés de lui et ne lui porte pas secours. La parabole ne précise pas pourquoi mais le fait qu’il s’agisse d’un Lévite et d’un prêtre est significatif: en tant qu’ils sont susceptibles d’officier dans un temple, la Torah (livre de prescriptions religieuses juif) leur interdit de toucher du sang humain. Les samaritains forment un peuple qui fut rejeté par les juifs et entretiennent des relations d’hostilité avec la tribu d’Israël. Or c’est un membre de cette communauté qui va s’arrêter et non seulement soigner les plaies de ce voyageur juif mais aussi l’amener à l’aubergiste pour qu’il l’abrite et le soigne en promettant de payer toutes les dépenses engendrées par ce soin. Le lien simplement fondé sur une communauté d’ethnie est donc discrédité dans la parabole. Puisque c’est le membre d’un peuple étranger, voire hostile qui porte secours à son prochain, lequel n’est donc pas celui avec lequel je partage des rites, une langue, des traditions, mais au contraire celui qui m’est le plus éloigné.
Le critère même de l’impératif d’aimer autrui dans le commandement se révèle donc tout aussi efficient que celui qui consisterait à distinguer les faux amours des vrais. De la même façon que l’on aime vraiment quelqu’un qu’à partir du moment où l’on n’essaie pas de s’aimer soi-même à travers lui, comme le fait par exemple Dom Juan au fil de ses conquêtes, on n’agit moralement bien à l’égard de l’autre qu’à compter de l’instant où l’on n’attend aucun retour de la personne que l’on prend ainsi en considération. Le samaritain se fait un devoir de prendre soin d’un voyageur étranger qu’il ne connaît pas, avec lequel il ne partage pas le moindre signe de reconnaissance tribale, ethnique, culturelle. Ce n’est pas de la Philia c’est de l’Agape.On peut bien sûr affirmer que c’est en tant qu’ils partagent tous deux une même condition humaine qu’il l’aide mais la parabole n’insiste que sur les différences et, sous cet angle, nous rappelle à la notion d’ipséité chez Paul Ricoeur. La Samaritain se porte garant d’autrui et y « gagne » (mais le terme est impropre car ce n’’est pas une tractation) le statut, l’épaisseur d’un « sujet » responsable. Il s’engage dans la parole donnée à l’aubergiste.
Nous touchons ici probablement ici le fond de la réponse affirmative à la question du sujet. Ce que la parabole du bon Samaritain dévoile, c’est du dévouement « pur », sans additif ni arrière pensée, un saut dans l’inconnu, une dépense d’énergie, d’argent, d’amour qui suit non pas l’axe horizontal des relations sociales entre les personnes semblables par leurs moeurs et leurs coutumes mais qui s’effectue en elle-même verticalement, avec l’aplomb d’un pur infinitif: « donner, aimer ». Il semble bien que rien d’humain ne puisse se constituer ni se concevoir sans cette aptitude à dépenser en pure perte d’un point de vue économique, social. Ce que Kant ajoutera au commandement cité par Jésus, c’est la notion d’universalité, l’impératif catégorique. Le bon Samaritain peut-il ériger la maxime de son action en maxime universelle? Oui. Dans cette attention portée à un inconnu s’effectue une volonté pure, détachée de toute motivation égoïste, préférentielle, et en même temps, se réalise un lien, un monde « possible » un attachement non pas pour la personne particulière de ce voyageur mais pour toute autre personne, en tant qu’elle est autre, humaine.
4) Construction d’un plan
La problématisation et l’analyse des termes nous ont permis de situer au premier plan la notion de fondement et d’inconditionné:
1) Se poser la question de savoir s’il faut se faire un devoir d’aimer Autrui semble d’abord interroger la notion de "commencement ». Quel est le présupposé de la rencontre avec Autrui? L’amour ou l’hostilité? Faut-il se faire un devoir de l’apporter d’abord ou de s’en défier initialement pour ensuite jeter les bases d’une entente possible, comme si le devoir était finalement ce qui s’élèverait à partir d’un amour refusé, impossible, réfuté parce que fondamentalement réfutable? Ne peut-on jeter les bases d’un devoir et d’un droit qu’à partir de l’amour d’Autrui ou de son désamour? ( on peut penser ici à la référence à Hobbes)
Transition: mais n’est ce pas confondre la question du fondement avec l’affirmation d’un préjugé qui serait celui de la nature de l’homme? Dans le devoir s’exprime l’idéal d’un devoir être, d’une projection vers ce que l’on n’est pas encore mais que l’on a à être, la réfutation d’une posture de résignation. Le caractère inconditionnel de l’amour de l’autre peut-il s’ériger en devoir au sens d’idéal régulateur, moral?
2) La question du fondement devient celle de ce qu’il nous reste à faire et non de la base dont il nous faudrait partir: la nature. Qu’avons-nous à faire? Le règne des fins selon Kant: « « Agis toujours de façon à traiter l'humanité, en ta personne que dans celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » On peut trouver 4 formulations par Kant de l’impératif catégorique:
« Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. »
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »
« L'idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle. »
« Agis selon les maximes d'un membre qui légifère universellement en vue d'un règne des fins simplement possible. »
Transition: dans cette affirmation de l’amour d’autrui comme devoir, l’autre est malheureusement figé dans une abstraction universelle, dans une considération formelle de l’altérité et ce à tel point que c’est peut-être par la volonté même de fonder l’humanité sur un lien de confiance qu’il nous deviendrait impossible de compter sur l’autre homme pour nous protéger de l’autre homme (D’un prétendu droit de mentir par humanité - Kant)
Transition: ce fondement inconditionnel par le biais duquel le devoir de faire humanité se fonde sur l’amour désintéressé d’une humanité dont on consacre trop formellement le lien de confiance par l’intransigeance de la parole donnée aboutit à une impasse. Le devoir d’aimer autrui ne semble donc pouvoir s’appuyer ni sur l’idée d’une nature humaine faite ni sur la conception d’une humanité qui resterait à faire comme un devoir faire. Mais si l’amour d’autrui ne peut se consacrer ni sur une nature ni sur un idéal moral universel, comment peut-il à la fois se concevoir comme fondement et comme direction?
3) La réponse pourrait être « dans l’asymétrie de la rencontre avec ce que l’on ne peut ramener à soi. » Le visage avec Lévinas. Autrui porte en soi par son visage la promesse et l’impératif « donné », le commandement de la présence d’autrui comme irréductible à toute assimilation à soi-même. C’est dans la perception du visage que je fais l’expérience morale du devoir du respect d’autrui. Ce devoir je ne peux pas m’y soustraire et je ne dois pas m’y soustraire dans l’instantanéité de la rencontre. L’inconditionné du devoir c’est l’infini du visage, son inaccessibilité amoureuse, son altérité infiniment perçue et reconduite, alimentant par ce biais mon amour et mon respect.
« Or dans le visage, tel que j’en décris l’approche, se produit le même dépassement de l’acte par ce à quoi il mène. Dans l’accès au visage, il y a certainement aussi un accès à l’idée de Dieu (à l’infini). Chez Descartes, l’idée de l’infini reste une idée théorétique, une contemplation, un savoir. Je pense quant à moi que la relation à l’infini n’est pas un savoir mais un désir. J’ai essayé de décrire la différence du désir et du besoin par le fait que le désir ne peut être satisfait, que le désir, en quelque manière se nourrit de ses propres faims et s’augmente de sa satisfaction, que le désir est comme une pensée qui pense plus qu’elle ne pense, ou plus que ce qu’elle pense. Structure paradoxale sans doute mais qui ne l’est pas plus que cette présence de l’infini dans un acte fini. » Emmanuel Lévinas « Ethique et Infini »
4) Il est possible, si l’on dispose d’assez de temps d’approfondir encore la question. Partis de cette référence commune à l’efficience d’une dépense inconditionnelle de soi au nom du respect d’autrui et de l’amour que l’on libère pour celles et ceux qu’on aime, nous sommes arrivés, grâce à Emmanuel Lévinas, à la notion d’Infini. C’est un devoir inconditionnel que d’aimer infiniment, mais le rapport au visage auquel Lévinas donne une importance cruciale et incontournable est-il aussi exclusif, aussi propre au visage de l’autre homme qu’il l’affirme? Se pourrait-il que l’acte de voir soit tout aussi débordé, excédé par toute chose vue, dés lors que je déjoue l’effet de distorsion qui m’a fait croire à la chosification possible du réel? Qu’aimer soit un devoir serait dés lors acquis mais aucunement la restriction de l’humanité, d’autrui en tant qu’autre personne humaine. C’est un devoir d’aimer, c’est même peut-être un destin, mais sans restriction, ni sélection, ni rejet. C’est un devoir que de se savoir consister en cela: cette énergie vitale qui se dépense incessamment en pure perte et qui dans cette déperdition se fonde elle-même en se donnant du sens.
On pourrait croire que le commandement énoncé par Jésus revient à dire: « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse à toi. » Mais si cette interprétation se révélait exacte, on ne voit pas du tout comment elle pourrait désigner un devoir puisque c’est finalement pour des raisons égoïstes que l’on ne fait pas de mal à Autrui voire qu’on lui fait du bien. A ce moment là, le commandement signifierait « Fais à autrui le bien que tu aimerais bien que l’on te fasse. » L’autre ne jouerait alors que le rôle d’intermédiaire entre moi et moi. « Aime toi à travers l’autre! »Tout ne serait qu’une affaire d’intérêt personnel, et finalement de tractation, de négociation: je te fais du bien si et seulement si tu me fais du bien.Dans la prévision d’être à l’avenir bien traité par Autrui, je fais du bien à Autrui. C’est donnant donnant, rien n’est gratuit dans les rapports humains, lesquels se réduisent à des marchandages de « personne à personne ». Ce qui est très intéressant ici, c’est précisément qu’une telle considération des relations humaines excluent communément l’amour et de devoir, comme si quelque chose de profondément gratuit les unissait. Le point commun du devoir et de l’amour c’est le désintéressement. L’amour authentique suppose un don de soi qui n’attend rien en retour, qui ne se monnaye à aucun prix, ni d’aucune manière. L’amour et le devoir de respect de la personne d’Autrui sont « inconditionnels », c’est-à-dire soumis à aucune condition. On s’offre à Autrui dans l’amour de la même façon que l’on se dévoue à lui dans le devoir.
C’est d’ailleurs la morale (dans l’autre sens du mot morale) de la parabole du bon Samaritain qui suit exactement la référence au commandement d’amour faite par le Christ (mais dans l’Evangile selon Luc). Un docteur de la loi essaie de piéger Jésus en lui demandant: « qui est mon prochain? » Un voyageur se fait agresser par des bandits qui le blesse très grièvement et le laisse pour mort. Un lévite, c’est-à-dire un juif qui fait partie des douze tribus d’Israël, et un prêtre passent prés de lui et ne lui porte pas secours. La parabole ne précise pas pourquoi mais le fait qu’il s’agisse d’un Lévite et d’un prêtre est significatif: en tant qu’ils sont susceptibles d’officier dans un temple, la Torah (livre de prescriptions religieuses juif) leur interdit de toucher du sang humain. Les samaritains forment un peuple qui fut rejeté par les juifs et entretiennent des relations d’hostilité avec la tribu d’Israël. Or c’est un membre de cette communauté qui va s’arrêter et non seulement soigner les plaies de ce voyageur juif mais aussi l’amener à l’aubergiste pour qu’il l’abrite et le soigne en promettant de payer toutes les dépenses engendrées par ce soin. Le lien simplement fondé sur une communauté d’ethnie est donc discrédité dans la parabole. Puisque c’est le membre d’un peuple étranger, voire hostile qui porte secours à son prochain, lequel n’est donc pas celui avec lequel je partage des rites, une langue, des traditions, mais au contraire celui qui m’est le plus éloigné.
Le critère même de l’impératif d’aimer autrui dans le commandement se révèle donc tout aussi efficient que celui qui consisterait à distinguer les faux amours des vrais. De la même façon que l’on aime vraiment quelqu’un qu’à partir du moment où l’on n’essaie pas de s’aimer soi-même à travers lui, comme le fait par exemple Dom Juan au fil de ses conquêtes, on n’agit moralement bien à l’égard de l’autre qu’à compter de l’instant où l’on n’attend aucun retour de la personne que l’on prend ainsi en considération. Le samaritain se fait un devoir de prendre soin d’un voyageur étranger qu’il ne connaît pas, avec lequel il ne partage pas le moindre signe de reconnaissance tribale, ethnique, culturelle. Ce n’est pas de la Philia c’est de l’Agape.On peut bien sûr affirmer que c’est en tant qu’ils partagent tous deux une même condition humaine qu’il l’aide mais la parabole n’insiste que sur les différences et, sous cet angle, nous rappelle à la notion d’ipséité chez Paul Ricoeur. La Samaritain se porte garant d’autrui et y « gagne » (mais le terme est impropre car ce n’’est pas une tractation) le statut, l’épaisseur d’un « sujet » responsable. Il s’engage dans la parole donnée à l’aubergiste.
Nous touchons ici probablement ici le fond de la réponse affirmative à la question du sujet. Ce que la parabole du bon Samaritain dévoile, c’est du dévouement « pur », sans additif ni arrière pensée, un saut dans l’inconnu, une dépense d’énergie, d’argent, d’amour qui suit non pas l’axe horizontal des relations sociales entre les personnes semblables par leurs moeurs et leurs coutumes mais qui s’effectue en elle-même verticalement, avec l’aplomb d’un pur infinitif: « donner, aimer ». Il semble bien que rien d’humain ne puisse se constituer ni se concevoir sans cette aptitude à dépenser en pure perte d’un point de vue économique, social. Ce que Kant ajoutera au commandement cité par Jésus, c’est la notion d’universalité, l’impératif catégorique. Le bon Samaritain peut-il ériger la maxime de son action en maxime universelle? Oui. Dans cette attention portée à un inconnu s’effectue une volonté pure, détachée de toute motivation égoïste, préférentielle, et en même temps, se réalise un lien, un monde « possible » un attachement non pas pour la personne particulière de ce voyageur mais pour toute autre personne, en tant qu’elle est autre, humaine.
4) Construction d’un plan
La problématisation et l’analyse des termes nous ont permis de situer au premier plan la notion de fondement et d’inconditionné:
1) Se poser la question de savoir s’il faut se faire un devoir d’aimer Autrui semble d’abord interroger la notion de "commencement ». Quel est le présupposé de la rencontre avec Autrui? L’amour ou l’hostilité? Faut-il se faire un devoir de l’apporter d’abord ou de s’en défier initialement pour ensuite jeter les bases d’une entente possible, comme si le devoir était finalement ce qui s’élèverait à partir d’un amour refusé, impossible, réfuté parce que fondamentalement réfutable? Ne peut-on jeter les bases d’un devoir et d’un droit qu’à partir de l’amour d’Autrui ou de son désamour? ( on peut penser ici à la référence à Hobbes)
Transition: mais n’est ce pas confondre la question du fondement avec l’affirmation d’un préjugé qui serait celui de la nature de l’homme? Dans le devoir s’exprime l’idéal d’un devoir être, d’une projection vers ce que l’on n’est pas encore mais que l’on a à être, la réfutation d’une posture de résignation. Le caractère inconditionnel de l’amour de l’autre peut-il s’ériger en devoir au sens d’idéal régulateur, moral?
2) La question du fondement devient celle de ce qu’il nous reste à faire et non de la base dont il nous faudrait partir: la nature. Qu’avons-nous à faire? Le règne des fins selon Kant: « « Agis toujours de façon à traiter l'humanité, en ta personne que dans celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » On peut trouver 4 formulations par Kant de l’impératif catégorique:
« Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. »
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »
« L'idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle. »
« Agis selon les maximes d'un membre qui légifère universellement en vue d'un règne des fins simplement possible. »
Transition: dans cette affirmation de l’amour d’autrui comme devoir, l’autre est malheureusement figé dans une abstraction universelle, dans une considération formelle de l’altérité et ce à tel point que c’est peut-être par la volonté même de fonder l’humanité sur un lien de confiance qu’il nous deviendrait impossible de compter sur l’autre homme pour nous protéger de l’autre homme (D’un prétendu droit de mentir par humanité - Kant)
Transition: ce fondement inconditionnel par le biais duquel le devoir de faire humanité se fonde sur l’amour désintéressé d’une humanité dont on consacre trop formellement le lien de confiance par l’intransigeance de la parole donnée aboutit à une impasse. Le devoir d’aimer autrui ne semble donc pouvoir s’appuyer ni sur l’idée d’une nature humaine faite ni sur la conception d’une humanité qui resterait à faire comme un devoir faire. Mais si l’amour d’autrui ne peut se consacrer ni sur une nature ni sur un idéal moral universel, comment peut-il à la fois se concevoir comme fondement et comme direction?
3) La réponse pourrait être « dans l’asymétrie de la rencontre avec ce que l’on ne peut ramener à soi. » Le visage avec Lévinas. Autrui porte en soi par son visage la promesse et l’impératif « donné », le commandement de la présence d’autrui comme irréductible à toute assimilation à soi-même. C’est dans la perception du visage que je fais l’expérience morale du devoir du respect d’autrui. Ce devoir je ne peux pas m’y soustraire et je ne dois pas m’y soustraire dans l’instantanéité de la rencontre. L’inconditionné du devoir c’est l’infini du visage, son inaccessibilité amoureuse, son altérité infiniment perçue et reconduite, alimentant par ce biais mon amour et mon respect.
« Or dans le visage, tel que j’en décris l’approche, se produit le même dépassement de l’acte par ce à quoi il mène. Dans l’accès au visage, il y a certainement aussi un accès à l’idée de Dieu (à l’infini). Chez Descartes, l’idée de l’infini reste une idée théorétique, une contemplation, un savoir. Je pense quant à moi que la relation à l’infini n’est pas un savoir mais un désir. J’ai essayé de décrire la différence du désir et du besoin par le fait que le désir ne peut être satisfait, que le désir, en quelque manière se nourrit de ses propres faims et s’augmente de sa satisfaction, que le désir est comme une pensée qui pense plus qu’elle ne pense, ou plus que ce qu’elle pense. Structure paradoxale sans doute mais qui ne l’est pas plus que cette présence de l’infini dans un acte fini. » Emmanuel Lévinas « Ethique et Infini »
4) Il est possible, si l’on dispose d’assez de temps d’approfondir encore la question. Partis de cette référence commune à l’efficience d’une dépense inconditionnelle de soi au nom du respect d’autrui et de l’amour que l’on libère pour celles et ceux qu’on aime, nous sommes arrivés, grâce à Emmanuel Lévinas, à la notion d’Infini. C’est un devoir inconditionnel que d’aimer infiniment, mais le rapport au visage auquel Lévinas donne une importance cruciale et incontournable est-il aussi exclusif, aussi propre au visage de l’autre homme qu’il l’affirme? Se pourrait-il que l’acte de voir soit tout aussi débordé, excédé par toute chose vue, dés lors que je déjoue l’effet de distorsion qui m’a fait croire à la chosification possible du réel? Qu’aimer soit un devoir serait dés lors acquis mais aucunement la restriction de l’humanité, d’autrui en tant qu’autre personne humaine. C’est un devoir d’aimer, c’est même peut-être un destin, mais sans restriction, ni sélection, ni rejet. C’est un devoir que de se savoir consister en cela: cette énergie vitale qui se dépense incessamment en pure perte et qui dans cette déperdition se fonde elle-même en se donnant du sens.
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