jeudi 31 octobre 2019

Travaille-t-on pour satisfaire son désir ou pour accomplir son devoir?

Il existe de nombreux malentendus sur le travail, et notamment sur ce qu’il est devenu aujourd’hui sous sa forme salariée. Il est assimilé par la plupart des travailleurs comme une contrainte à laquelle ils sont soumis pour pouvoir se nourrir et assurer la vie de leurs proches. Nous ne travaillons pas parce que nous le désirons mais parce que nous ne serons pas rétribués si nous ne travaillons pas. Finalement l’écrasante majorité des hommes vivent leur rapport au travail comme un chantage auxquels ils sont soumis: « Consacre moi  ton énergie et l’essentiel de ton temps et je te donnerai l’argent nécessaire à assurer ta survie, voire ton bien-être! », mais c’est donnant donnant. De très nombreux discours visant à nous enseigner la dureté « de la vie » trouve ici leur point d’origine: « dans la vie, on n’a rien sans rien ». Par conséquent, la première remarque qui s’impose à nous concernant le travail consiste à fonder son importance cruciale sur cet ancrage organique qu’est le besoin. Il est venu se greffer sur une réalité naturelle donnée, à savoir que nous ne pouvons pas vivre sans satisfaire un certain nombre de besoins vitaux.
        « Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger » dit Paul dans la seconde lettre aux thessaloniciens. Par cette incitation brutale, Paul ne fait pas que se soumettre à la donne d’une nécessité naturelle, il fait même exactement le contraire de ça: il transforme le travail de besoin vital à  devoir chrétien. C’est comme une invitation à interpréter la malédiction d’Adam dans la genèse: « tu travailleras la terre à la sueur de ton front pour en extraire le fruit de sa subsistance » en une valeur fondatrice de la civilisation judéo-Chrétienne. Il s’agit historiquement d’entériner la rupture entre les civilisations romaines et grecques dans lesquels c’est précisément parce que le travail ne fait que satisfaire les besoins vitaux qu’il ne convient pas que l’homme libre l’accomplisse. Il sera donc laissé aux animaux et aux esclaves. L’homme en tant qu’il est homme et pas animal ne doit pas travailler. C’est en ce sens qu’Aristote distingue la poiesis et la praxis:
La poiesis désigne la production d’objets ou de biens de consommation dans laquelle l’énergie dispensée pour le but est exclusivement  vouée à ce but et par conséquent détournée à son profit. Tout homme qui se livre à la poiesis est donc aliéné parce que l’on n’accorde à son effort pas la moindre attention. Il ne se réalise pas en tant qu’homme libre dans cette activité, laquelle serait plutôt passivité dans la mesure où il n’exprime rien de ce qu’il est en travaillant.
La praxis au contraire s’applique à toute activité qui est à elle-même sa propre finalité, comme la politique, la morale. On ne fait rien d’autre que ce qu’on fait, c’est-à-dire que ce l’on accomplit n’a pas d’autre utilité que celle d’être accompli. Un acte vertueux se justifie d’être en étant, tout comme devrait être toute action politique (polis: pour la cité).
        Hannah Arendt donne suffisamment d’importance à cette considération de l’activité humaine pour distinguer le «  travail » (qui est nécessairement, selon elle, poiesis) et l’action (qui est praxis). Elle insinue entre les deux la notion intermédiaire d’ « oeuvre » désignant par ce terme la production de biens, de services, et de créations voués à durer et non à être consommés immédiatement.
       
Paul rompt avec cette considération grecque et romaine du travail pour en faire une règle, et peut-être un facteur régulateur de la population vivant à l’intérieur d’une communauté organisée. De fait, nous savons que Paul voulait dire par là qu’il ne convenait pas qu’un moine au sein d’un monastère ou de toute communauté chrétienne soit nourri par les autres sans travailler. Mais en même temps il insinue dans le travail une notion fondamentale: celle de « mérite ». On ne mérite pas de manger si l’on ne travaille pas parce qu’on n’aura pas donné sa part à une activité collective à laquelle on se doit de participer. Dés lors se nourrir cesse d’être un besoin pour devenir ce que l’on acquiert après l’avoir mérité. A la  nécessité vitale de se nourrir s’adjoint celle de mériter sa nourriture non seulement aux yeux des autres membres de la collectivité mais aussi de Dieu. Nous sommes aujourd’hui les héritiers de cette conversion par le biais de laquelle le travail a cessé d’être le seul moyen de subvenir à ses besoins pour devenir un devoir qu’il nous revient d’assumer non seulement si nous souhaitons être considéré comme un membre à part entière de la communauté civique, comme un « citoyen » actif, mais aussi pour jouir du sentiment d’être « quelqu’un », de la certitude de valoir quelque chose aux yeux des autres, de la société ainsi qu’aux siens.
        Dans le travail salarié, le gain est finalement dématérialisé dans la mesure où le bénéfice que nous en retirons, tout aussi vital qu’il soit, est financier. Ce que nous y gagnons, c’est de l’argent. Nous ne travaillons donc pas pour satisfaire un besoin, ou, en tout cas, pas directement. Nous acquérons « de quoi » satisfaire nos besoins mais ce n’est pas vraiment POUR cela que nous travaillons. Le véritable problème consiste à s’interroger sur les raisons qui peuvent expliquer que le travail existe. D’où vient que l’idée de transformer la nature nous soit venue? Le simple fait que le travail évolue, qu’il se métamorphose sans cesse au gré des révolutions techniques, sociales, politiques prouve qu’il est animé par un autre dynamisme que celui du besoin parce que si tel était le cas, les premiers humains se seraient satisfaits de formes élémentaires d’extraction et d’utilisation des ressources vitales. Le travail est donc une activité beaucoup plus complexe que celle qui serait simplement née de la nécessité de vivre ou de survivre. Pour l’illustrer il suffit de penser à une récente étude de l’INSEE selon laquelle un quart des SDF sont salariés.
       
Pour ces personnes, la notion même de mérite qui était à l’oeuvre dans la maxime de Paul: « celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus. » est rompue. Il mérite de se nourrir et d’avoir un abri mais il ne jouit ni vraiment de l’un et pas du tout de l’autre. Pourtant ils continuent de travailler ce qui pointe indiscutablement vers un investissement d’une autre nature que simplement vital. Quelque chose de plus abstrait et peut-être de plus obscur joue dans notre implication, voire dans notre obstination à travailler envers et contre tout. Les SDF salariés évoquent souvent la notion de « dignité » pour justifier leur activité, ce qui semble bien accréditer la thèse qu’il y a comme un « devoir humain » à exercer une activité reconnue par les autres, faisant partie intégrante d’un projet commun. D’autre part, nous serions bien en peine d’expliquer des phénomènes récents de la sociologie du travail comme les suicides pour cause de « burning out » sans poser la nature existentielle de notre implication professionnelle. Qu’est-ce ce qui se joue authentiquement dans le travail: l’implication d’un désir ou l’accomplissement d’une obligation à laquelle nous nous estimons tenus moralement?

Plan
1) le travail comme interdit culturel
    a) Le devoir du travail et l’interdit du désir
    b) L’interdit du travail: stimulation du désir
2) Le salaire:obscur objet du désir
    a) la dématérialisation salariale du travail
    b) Le travail du fantasme
    c) le désir mimétique
3) La liberté du travail
    a) la dignité humaine comme enjeu véritable du travail
    b) le devoir être humain de l’espèce travailleuse
4) Le travail et l’accomplissement
    a) les trois états: Ennui/Jeu/Bonheur
    b) le travail: habitude et extase

 


           1) Le travail comme interdit culturel (Georges Bataille)    
                  a) Le devoir de travailler et l'interdit du désir
                    Il convient de remarquer d’emblée que l’alternative proposée ici: désir « ou » devoir pose question dans la mesure où elle nous impose de choisir entre deux possibilités qui ne s’excluent pas nécessairement: le travail pourrait être un devoir que nous nous imposons pour résister au désir. Autrement dit, il est envisageable de considérer que nous travaillons par devoir pour résister au désir d’oisiveté mais qu’en même temps, cet interdit du travail fasse naître le désir dans le cours même du travail qui l’interdit, comme si travailler était pour nous moins l’occasion d’observer avec rigueur et obéissance la rigueur d’un Interdit que l’occasion d’explorer la limite entre le travail et le « non travail ».
       

Dans son livre: « l’érotisme », l’écrivain Georges Bataille pose comme une évidence première que l’homme est fondamentalement travailleur en ce sens qu’il n’accepte pas la nature comme étant donnée. Il la transforme et crée par son travail un monde humain qui n’est plus naturel. C’est en transformant la nature qu’il contrarie la sienne propre, à savoir son animalité. Bataille affirme donc une corrélation entre la transformation du monde naturel extérieur et l’éducation par l’homme de son animalité intérieure, laquelle va devenir un comportement « civilisé », contrôlé, policé. On pourrait dire que l’homme s’humanise au fur et à mesure qu’il travaille la nature pour la convertir en un monde humain:
         « Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l’homme."    
        Le travail, c’est donc l’interdit que l’homme oppose à son désir animal. Nous ne travaillons pas par désir mais pour le combattre, pour le châtier au fil de cette activité civilisatrice et exigeante qui nous impose de toujours faire primer les intérêts de l’espèce sur ceux de l’individu. Sous cet angle, la question est vite résolue puisque le devoir exprime exactement cette contrainte intérieure sous l’influence de laquelle nous réprimons en nous une envie parce que notre raison comprend la pertinence d’un intérêt plus noble, plus moral auquel il convient de sacrifier notre plaisir personnel.
       

b) L'interdit du travail: stimulation du désir 
Toutefois, et Gorges Bataille le sait mieux que personne, il n’est pas du tout certain qu’un interdit surgisse pour réprimer le désir mais il est tout aussi envisageable que ce soit précisément l’interdit qui fasse naître le désir. Interdire étymologiquement, c’est défendre, « inter-dicere »: situer entre les parenthèses du dit. Interdire c’est soustraire au « faire » par le «  dit », mais créer ainsi la tentation de ce qui est dit, par l’évocation même de ce que l’on ne peut pas faire. Cela signifie qu’en interdisant le désir, le travail pourrait bel et bien le susciter. Le travail n’annule pas le désir mais il le domestique, il le module, il le canalise et le sculpte. De quelle autre énergie le travail pourrait-il se nourrir si ce n’est de celle du désir? Mais alors se pourrait-il que le travail soit alimenté par le désir même qu’il suscite en se l’interdisant par l’idée même du devoir? Nous nous interdisons de désirer par le travail pour paradoxalement stimuler le désir en travaillant. Tout ceci finalement ne serait qu’un jeu au gré duquel nous nous mentirions à nous-mêmes en nous faisant adhérer à l’idée d’un devoir de travailler pour mieux dissimuler la libération implicite, « interdite » d’un désir dans le travail.
       

2) Le salaire: cet obscur objet du désir
        a) La dématérialisation salariale du travail
            Et quoi de mieux que le travail salarié pour illustrer parfaitement cette thèse? Derrière les premières apparences des contrainte horaire, hiérarchique, technique, on perçoit bien la dynamique d’un désir en quête d’un objet insaisissable car rien ne nous semble plus abstrait, plus symbolique, moins concret et matériel que le salaire même. Ce qui distingue, en effet profondément la volonté du désir réside dans le but poursuivi. Autant celui de la volonté est clair, déterminé, limité dans le temps, dans l’espace, réalisable autant celui du désir est fantasmatique, confus, illimité et infini. Le salarié peut bien se dire au coeur même de son activité qu’il travaille pour une nouvelle voiture, pour une maison, pour tel ou tel nouvel appareil acheté pour ses enfants, tous les objets conviennent parce qu’il travaille moins pour une chose que pour une valeur d’échange, laquelle peut convenir à différents types d’objets. Que désirons-nous vraiment ? Ce que nous désirons, c’est fantasmer sur des objets, sur des atmosphères, sur des idéaux. 
         

     
b) Le travail du fantasme
Quiconque réfléchit à la différence entre vouloir et désirer se rendra immédiatement compte que le volontaire veut posséder ce qu’il veut alors que le désirant veut idéaliser ce qu’il désire par continuer à le désirer sans fin. Désirer un être par exemple n’est pas du tout vouloir le conquérir mais fantasmer la relation, s’enfermer dans un délire et prendre prétexte de n’importe laquelle de ses manifestations pour en faire une incitation à fantasmer davantage. L’argent, convient parfaitement à cette texture fantasmatique par son caractère dématérialisé. Il est à la fois tout en tant que moyen et rien concrètement. Avoir de l’argent c’est détenir tous les possibles mais ne se satisfaire réellement d’aucun car on n’a que du papier imprimé entre les mains et tout consommateur a déjà éprouvé le sentiment de perte consécutif à l’échange entre l’argent et ce qu’il a payé. Il existe donc indiscutablement une identité structurelle profonde entre la valeur d’échange de la monnaie et la fonction symbolique de tout objet désiré, lequel ne l’est jamais pour lui-même mais seulement à titre de relais entre le sujet et le fantasme, lequel est immatériel. Ce qu’on désire, c’est n’en avoir jamais fini avec le désir de la même façon que ce que l’on achète, c’est le rêve de pouvoir acheter plus et encore. Ce n’est pas pour rien qu’une société de consommation ne pourrait jamais fonctionner sans publicité, c’est-à-dire sans cet art de stimuler du fantasme autour de ce dont on n’a pas besoin et qui ne sous satisfera jamais.
        Il apparaîtra de plus qu’au sein même des motivations du travail salarié, des effets d’entraînement et d’imitation agissent presque au grand jour: « on » travaille pour jouir de ce dont « on » fait son objet parce qu’il est en réalité l’objet du désir de l’autre. Ce que l’on désire n’est pas la jouissance de l’objet en tant que tel mais la jouissance symbolique d’avoir ce que l’autre désire avoir, exactement comme tel ou tel garçon dans un groupe peut se croire amoureux d’une fille sans se rendre compte qu’il est en réalité amoureux de l’objet du désir de tous les autres garçons. L’activation de ce désir d’imitation est la conséquence logique de l’essence symbolique de tout désir, lequel, comme nous l’avons vu se confond avec la dématérialisation de la monnaie (l’idée d’un principe d’équivalence valant entre tous les objets et rendant possible un échange illimité).
       

  c) Le désir mimétique
Nous retrouvons ici exactement ce que le philosophe René Girard appelle le désir mimétique. Sa thèse consiste à poser qu’il est impossible de concevoir le désir comme le rapport entre un sujet et un objet. Un troisième élément intervient qui est le désir de l’autre et qui finalement constitue vraiment l’objet visé au-delà de l’objet prétendument désiré « pour lui-même ». Si nous voulons nous intégrer à la collectivité des travailleurs c’est moins pour faire comme les autres, que pour jouir de l’objet du désir des autres, pour se mettre sur les rangs de cette rivalité absurde qui nous voient tous converger vers les mêmes idéaux: une grosse voiture, des vacances aux Seychelles, une résidence secondaire à Courchevel, etc. Sous cet angle rien de plus fantasmatique le travail tant qu’il est désubstantialisé de sa réalité brute par le salaire. On ne travaille pas, on se donne les moyens de… On essaie de se situer à la bonne hauteur du niveau de vie auquel on souhaite prétendre. On aspire à un statut: autant de termes symboliques manifestant de façon aveuglante la main-mise du désir sur le travail salarié.

 Mais précisément, ce travail là est falsifié, dénaturé, aussi aliénant pour celles et ceux qui y gagnent peu qu’aliéné dans son essence qui n’est plus cette activité permettant à l’homme de se libérer de la contrainte exercée par un monde naturel donné.
      

  3) La liberté s'accomplit par le devoir de travailler
a) La dignité humaine comme enjeu du travail
     Nous travaillons pour satisfaire (ou précisément ne pas satisfaire) notre désir dés lors que l’activité du travail est dénaturée par la notion de salaire, laquelle rend abstrait le geste, l’efficience même de ce que le travail est fondamentalement, soit l’oeuvre de transformation d’un réel donné en réel construit portant la trace de l’être humain. Hannah Arendt suggère précisément que ce n’est plus de travail dont il serait question ici mais plutôt d’oeuvre ou d’action dans la mesure où l’humain s’effectue s’incarne réellement dans l’opération de transformation qui va faire surgir dans l’univers un monde humain. Mais c’est néanmoins bel et bien de l’activité humaine dont il est question ici. Nous percevons bien qu’il s’agit seulement de l’humain en tant que genre et que la liberté à laquelle nous accédons en faisant ainsi surgir un monde à votre image, des matériaux à notre usage est dans son essence même « universelle ». Nous ne pouvons accéder à cette dimension humaine qu’en donnant à notre raison, seule faculté à même de se déterminer en fonction de motifs universels le pouvoir de s’imposer à des motifs d’ordre pathologique (lesquels sont égoïstes, sensibles, affectifs) comme dirait Kant. L’acte de travail exprime alors pleinement le devoir dont nous sentons investis en tant qu’être humains de constituer un monde qui soit à l’image de l’homme. Le travail est alors porteur d’un idéal moral et il importe au plus haut point comme l’affirme ce passage de la doctrine de la vertu d’Emmanuel Kant de forcer l’enfant très tôt à travailler: « Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. »
                   
Dans ce passage extrait de « Réflexions sur l’éducation », il est intéressant de constater que Kant ne cesse de faire référence au « devoir » de travailler tout en évoquant d’abord, concernant l’homme, le « besoin » de sa conservation. Il y a donc quelque chose du devoir qui prolonge le besoin, et cela dans l’acception première du travail, c’est-à-dire considéré comme transformation d’un milieu naturel en milieu artificiel. C’est comme si le devoir de reconnaissance sociale de l’individu se greffait sur l’expression première du besoin de l’espèce. Cependant affirme Kant « l’homme est le seul animal qui doit travailler »: cela signifie qu’il est aussi question de devoir pour le genre humain que de s’affirmer lui-même au fil des transformations que son travail fait subir à la nature. Mais qu’est-ce qui se joue de suffisamment et spécifiquement humain pour que quelque chose comme un devoir s’impose à partir de ces mutations? Après tout l’animal aussi « travaille »: les castors, les termites, les fourmis ne cessent de construire, de recueillir, de récolter, d’organiser, de changer leur milieu naturel.
       b) Le devoir être humain de l'espèce travailleuse

               La différence entre l’homme et l’animal selon Karl Marx vient de ce que « l’architecte le plus maladroit porte d’abord la maison dans sa tête. » alors que l’abeille la plus experte construit sa cellule instinctivement, sans en concevoir d’abord le projet. L’homme a un plan, il sait à l’avance ce qu’il va construire et de fait ce qu’il fabriquera n’aura pas d’autre origine que celle de son esprit, alors que l’araignée par exemple agit sous une dynamique qu’elle n’a pas elle-même impulsée. L’homme est totalement libre de faire émerger ce qui avant lui n’avait été conçu nulle part alors que les animaux ne créent jamais quoi que ce soit qui excède du cadre d’un équilibre naturel donné. De fait les animaux ne posent aucun problème écologique, alors que les modalités de production humaines ne sont pas inoffensives pour l’écosystème. Finalement l’homme conquiert sa condition dans et par le travail. C’est exactement ce que fait remarquer Henri Bergson dans l’Evolution créatrice:
        "Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication."
                        Henri Bergson, L’ Évolution créatrice (1907)

Le propre de l’homme réside non pas tant dans son intelligence que dans sa capacité à fabriquer des outils et à créer ainsi un monde construit à partir d’un monde donné. Il nous faut inverser le rapport de causalité: ce n’est pas parce que l’homme est d’abord intelligent qu’il invente des modalités techniques de transformation de la nature, c’est au contraire parce qu’il est d’abord un fabricateur d’outils qu’il va devenir intelligent, ou plutôt qu’il va définir les critères d’une intelligence technique dont il aura le monopole et avec laquelle il transformera le monde naturel. Les modalités spécifiques du travail humain, à savoir la technique, la planification, l’exploitation des ressources naturelles contre la nature elle-même, l’émergence d’un certain type de « progrès » dessine quelque chose comme une histoire, une évolution linéaire dans une réalité naturelle plutôt cyclique et c’est ainsi que l’homme ne cesse de devenir plus homme à chaque siècle qui passe, amenant avec lui son lot de transformations technologiques, d’habitudes, d’évolution de l’esprit et des mentalités. Finalement le travail, c’est une certain façon d’être homme dans le monde, façon qui consiste pour l’homme à s’incarner dans le monde par le travail.
        Il semble bien sous cet angle que l’homme travaille donc par devoir puisque par ce dernier terme, c’est bien l’idée d’une destination, d’un idéal, d’un « avoir à être » qui se dessine. L’homme est à la fois l’initiateur et l’horizon du travail.
        Mais d’où lui vient ce destin particulier? Si l’on suit Bergson, de son habileté technique, mais si l’on se réfère à Hegel, la conscience joue un rôle particulier dans le travail. Le fait que l’homme ne se contente pas d’exister en soi mais aussi pour soi, c’est-à-dire qu’il soit à lui-même avant d’être au monde induit une modalité d’être spécifique qui consiste à se reconnaître en se distinguant de ce qui n’est pas nous. Un être conscient, en effet, est constamment à lui-même par un effet de distanciation. Etre conscient c’est se mettre à distance de soi pour se reconnaître dans le reflet de ce que l’on se sait faire, penser ou ressentir. Or le propre du travail consiste à se reconnaître dans la forme extérieure de soi que l’on imprime au milieu naturel. Il n’est aujourd’hui dans notre entourage rien ou presque qui ne porte en soi la marque humaine. Marchant dans la ville, nous n’apercevons que des volumes, des matières, des formes, des couleurs, des sonorités créés par des constructions ou des techniques humaines. L’être humain ne cesse de concrétiser sa présence par des cercles technologiques concentriques comme un météore dont la chute sur terre ne cesserait de créer autour de son point d’impact les ondes de choc de sa déflagration.

L’homme a donc le devoir de travailler parce qu’il ne gagne sa condition humaine qu’à la remettre cent fois sur le métier du travail, de cet avoir à être qui suit les progrès de la technologie et les évolutions de ses modalités de production. Il ne peut se satisfaire d’être ce qu’il est parce qu’il est ce devenir même. Toutefois cette condition pose question dans la mesure où l’impossibilité même de cette satisfaction d’être ce qu’il est une fois pour toutes semble bien porter l’empreinte du désir. C’est en effet le propre du désir que de ne jamais se satisfaire. Conscience, désir et travail semble liés dans le mouvement d’un seul et unique dynamisme qui situe la condition humaine dans l’horizon d’un devoir être permanent.
        Se pourrait-il que le travail manifeste finalement la fatalité d’une condition vouée à l’incomplétude, comme semble bien l’illustrer la malédiction de l’Eternel dans la Bible. Adam et Eve ont été chassés d’un Paradis au sein duquel il jouissait de l’intégrité béate d’une condition de créature. Les fruits de l’arbre de vie leur était accessibles les gratifiant d’une vie immortelle. Mais ils ont préféré exister, sortir du néant d’une inconscience heureuse pour être libre et oeuvrer sans fin à l’émergence d’un mode de vie autonome, différent, difficile et finalement expérimental. L’homme se projette ainsi sans fin vers ce qu’il a à être, s’inscrivant dans l’oeuvre laborieuse d’un devenir dont il est à la fois le but, le mouvement et le maître d’oeuvre. Il est la parenthèse d’un temps linéaire dans l’efficience d’une éternité cyclique. Il est une certaine façon de compter et de déformer les cycles de la vie naturelle. L’homme en fait est un rythme, une pulsation, et le travail se définit comme le lieu même où se concrétise cette temporalité vectorielle qui nous entretient peut-être illusoirement dans la visée d’un devoir être. Que l’homme ait ainsi sans fin à produire pour se produire lui-même, c’est finalement l’origine même de cette notion de « croissance » qui se voit si souvent évoquée aujourd’hui dans certains débats politiques. Il nous faut bien reconnaître que devoir et désir se confondent dans l’efficience même de ce devenir. Travaillant, il ne fait aucun doute que nous participons consciemment ou pas à cet « avoir à être » de la condition humaine, à ce devoir propre au genre humain de « devenir ce qu’il est », mais il ne fait aucun doute non plus que ce devoir ne saurait s’expliquer sans l’efficience d’un désir qui anime l’être humain et le stimule afin qu’il ne cesse de produire et de créer à l’infini de nouvelles façons d’exister.
4) Le travail et l’accomplissement

                   a) les trois états: Ennui/Jeu/Bonheur
        Il semble néanmoins difficile aujourd’hui de faire le lien entre cette considération philosophique selon laquelle l’enjeu véritable de notre travail est notre condition humaine et sa réalité quotidienne, à savoir, selon Marx, l’aliénation dont est victime le travailleur. Qu’un être humain puisse se vendre en tant que force de travail donne lieu, selon le philosophe allemand, à une exploitation qui interdit l’homme au travail de se reconnaître au sein même de cette activité censée pourtant lui donner la capacité de s’accomplir de se réaliser, de jouir de son humanité. La philosophie de Marx s’appuie sur cette dignité du travail, sur la certitude qu’il est de l’homme question de son être au travail, alors que nous savons bien que toutes les sociétés humaines ne sont pas fondées sur cette accomplissement de soi par le travail.
        De plus, il est peut-être temps de revenir sur le présupposé même de la question: travaillons nous par désir ou par devoir? Peut-on répondre: les deux? Est-il envisageable que ce que nous avons d’abord réalisé par désir soit devenu « à la longue » un devoir? Il est particulièrement enrichissant, dans cette perspective de nous intéresser aux jeux des enfants. Lorsque des petites filles jouent à la maman, elles accomplissent par jeu ce qui, dans la tâche qui consiste à s’occuper d’un bébé, est le plus fastidieux, le plus répétitif. Elles mettent en place des habitudes qui correspondent aux contraintes des horaires: le biberon, les couches, le bain, etc. C’est exactement comme si le jeu d’imiter la mère ne pouvait devenir ludique, effectif que dans la mise en place strict d’un planning, d’un programme, de telle sorte que la maternité est abordée sous son angle le plus contraignant. C’est par la répétition que l’on imite la fonction que l’on veut jouer.
       

Le succès incroyable des « tamagotchi » au Japon illustre parfaitement ce lien du devoir au désir dans le jeu, car en quoi consiste l’amusement créé par ces animaux domestiques virtuels en fait? A  répondre régulièrement aux urgences créées par la nécessité d’avoir un animal en charge. C’est justement par les contraintes de temps que le plaisir d’avoir un animal est abordé, c’est-à-dire justement par ce qui, apparemment ne procure pas le moindre plaisir. Se pourrait-il que d’une occupation censée nous amuser, nous recherchions secrètement en fait le plus répétitif, le plus monotone, le plus habituel. Se pourrait-il que dans la routine de ces journées, routine dont nous nous plaignons constamment, quelque chose se dise de l’authenticité du désir humain?
        Derrière la répétition, il y a le rituel, derrière l’habitude, il y a ce que Gilles Deleuze appelle la ritournelle, du nom de ces airs musicaux que l’on ne peut pas s’enlever de la tête et qui nous permettent de nous rassurer, de poser des repères, d’installer des plis familiers dans l’abord d’une réalité inconnue. Dans cette perspective, le devoir serait finalement le masque de l’habitude qui en s’imposant dans le travail nous permettrait d’y libérer la ritournelle d’un désir structurellement répétitif. C’est hypocritement que nous exprimons le désir d’une vie nouvelle car nous rêvons finalement le cycle d’une existence éternellement recommencée. Rien ne serait plus oxymorique que le désir d’évasion. Le travail nous permettrait au contraire d’approfondir l’efficience de notre enfermement dans la tâche habituelle pour ne pas en sortir, plus se saouler du jeu infini de la répétition des gestuelles jusqu’à les accomplir à la perfection.
       
Non seulement Nietzsche abonde ici à cette étrange conception du travail mais il décrit très précisément les étapes qui nous conduisent ainsi peu à peu à une forme d’extase philosophique et artistique, et cela au sein même du travail:
        «Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision de bonheur des artistes et des philosophes.»
 

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