On mesure ainsi à quel point les analyses de philosophes comme Michel Foucault et Gilles Deleuze sont les remparts les plus efficaces contre « le complotisme », étant entendu, comme la diffusion du documentaire complotiste « Hold-up » l’a récemment et malheureusement prouvé que rien ne saurait être plus dommageable que de s’en remettre à cette forme de non-pensée absolue. Il existe en effet une forme de délire de persécution auquel nous savons bien qu’il est tentant de s’abandonner en surfant sur des vidéos dont les titres en eux-mêmes sont des accroches, des hameçons visant à ferrer les poissons affamés que nous sommes. Il n’est plus question de s’informer dés lors mais de trouver de fausses raisons d’alimenter une forme de victimisation, de délire de la personne fondée sur l’impression que le monde nous en veut. Avec Donald Trump, nous avons une illustration parfaite non seulement de ce délire de la persécution, mais aussi de sa puissance de contamination, de tout ce qu’elle peut engendrer comme réflexe de non-pensée absolue. Il existe une satisfaction malsaine totalement proche du démon de la perversité d’Edgar Poe dans ce plaisir diffus qui est le notre de regarder des vidéos complotistes.
Une mécanique y est indiscutablement à l’œuvre, c’est celle du « on ne me la fait pas à moi », mécanique d’une perversité inouïe dans la mesure où elle agite précisément le spectre dans lequel on tombe en réalité, en croyant l’éviter à savoir que c’est justement pour ne pas avoir l’air d’un imbécile qu’on en devient un. « Je sais qui il y a derrière tout ça, je ne suis pas stupide, je vois bien à qui tout cela profite. Il faut bien nous rendre compte:
b) Qu’il existe une sorte de pente à laquelle on se laisse aller quand on ne se retient pas de sombrer dans le complotisme, que quelque chose en nous y trouve son compte, une certaine façon de donner de l’eau à un moulin fou qui tourne à vide et qui finalement revient à croire que le monde entier nous en veut "à nous". Le délire de persécution est un trouble de la personnalité alimenté par une forme de narcissisme. Quiconque possède quelques notions de psychiatrie voit bien que Trump est plus que tout un grand malade et que sa maladie a un nom: c’est un pervers narcissique: « Le trouble de la personnalité narcissique est un trouble de la personnalité dans lequel un individu se manifeste par le besoin excessif d'être admiré et par un manque d'empathie. Les symptômes apparaissent au début de l'âge adulte. Le sujet narcissique recherche une gratification en lui-même, et s'attache peu au jugement des autres, est très focalisé sur ses problèmes d'adéquation personnelle, de puissance et de prestige"
c) Que l’une des plus grandes perversions du complotisme est de faire advenir ce qu’il dénonce comme le mal absolu et de créer dans l’esprit des personnes crédules qui se laisse abuser un état d’aveuglement complet. Ici encore Donald Trump est l’illustration la plus parfaite de cet aveuglement, puisque il est le produit d’un système qu’il croit dénoncer. Qui peut croire que sa fortune vient de lui, et seulement de lui? Comment peut-il sérieusement dénoncer aujourd’hui un appareil médiatique qui l’a pourtant rendu célèbre? Si nous voulons réfléchir en profondeur à ce que certains appellent la crise de la démocratie il faut mettre en regard le terme de représentation présent dans la notion de « démocratie représentative » et l’importance de la représentation de soi dans le stade du miroir de Jacques Lacan, et dans la notion de trouble identitaire (nous ne nous reconnaissons qu’en nous aliénant)
Contre ce fléau qu’il nous revient de combattre de toutes nos forces en réprimant autant qu’on peut ce petit plaisir dans lequel se reconnaît facilement le délire du complotisme, il faut revenir simplement à des analyses historiques et philosophiques, en mesurant à quel point ces étapes décrites par Michel Foucault s’appuie toujours sur une relation fondée sur la production des biens.
1) Selon Michel Foucault, il existait avant le 18e siècle des sociétés de souveraineté qui plutôt que d’organiser la production, en prélevait leur « dime ». Le souverain a intérêt à la production. Il ne la gène pas et ne l’organise pas mais prélève par des impôts sa part sans la produire lui-même. Il s’agit pour la souveraineté de « laisser vivre et faire mourir », c’est-à-dire d’être aussi laxiste dans les lois que d’une violence quasi démente dans la répression. Foucault décrit ainsi dans son livre « surveiller et punir » le supplice de Damiens qui tenta d’assassiner louis XV et fut soumis à une quantité aussi incroyable que répugnante de châtiments. Il faut faire mourir avec exemplarité et démonstration.
2) A la fin du 18e et jusqu’au 20e siècle s’impose un autre modèle qui est celui des sociétés disciplinaires qui culminent avec la notion de « panoptique ». Il faut voir sans être vu. Selon Michel Foucault, il s’agit d’organiser la population de telle sorte qu’elle passe d’un milieu clos à un autre milieu clos: de la famille à l’école, puis de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine, de l’usine à l’hôpital jusqu’au cimetière. Quiconque se promène dans une ville voit en effet se déployer cette répartition des espaces en fonctions de la naissance à la mort: c’est là qu’on naît, c’est là qu’on s’amuse, c’est là qu’on attende mourir, c’est là qu’on meurt. On passe de boîte en boîte: « Quand je me suis amusé à refaire l'itinéraire de l'être humain dans la modernité, je me suis aperçu que notre monde avait des allures carcérales. De la maternelle à l'université, on est enfermé (on appelle cela le « bahut » d'ailleurs), ensuite on est dans des casernes, puis tout le monde travaille et vit dans des « boîtes » plus ou moins petites ; pour s'amuser, on va en boîte et on y va dans sa « caisse » ; « enfin, on rentre dans une boîte à vieux et on retrouve la dernière boîte que je vous laisse deviner ». Pierre Rabhi
Il n’est plus question de laisser vivre et faire mourir mais faire vivre et laisser mourir (dans des boîtes donc). Une nouvelle souveraineté de type économique se mêle de la production, s’y emploie, notamment avec le taylorisme. Il s’agit de décupler la production au profit des possédants. On crée ainsi des milieux d’enfermements.
3) Après la seconde guerre mondiale apparaissent les sociétés dites de contrôle. Ce sont surtout elles qui intéressent Gilles Deleuze. Ces sociétés ne prélèvent plus, n’enferment plus mais contrôlent. Autant dans les sociétés disciplinaires, il fallait s’acquitter d’une tâche, autant dans les sociétés de contrôle, on n’en a jamais fini de rien. C’est la notion d’ « atermoiement illimité » telle que Kafka la prophétisait dans sa nouvelle sur la colonie pénitentiaire. De plus la signature et le numéro de matricule de l’individu sont remplacés par le langage numérique qui marquant l’accès à l’information ou le rejet. Deleuze dans son dernier paragraphe, « Programme », écrit sur « l’homme dans une entreprise » qui serait repéré par « son collier électronique ». Puis il note que Felix Guattari mobilise lui « la carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ». Vingt-cinq ans plus tard, nos colliers électroniques sont nos téléphones portables, nos GPS, nos montres connectées, nos réseaux sociaux et ils alimentent nos usines à données. Notons avec lui que seules les données collectées sont réellement importantes « Ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle ».
Finalement nous « progressons des sociétés de contrôle numérique… aux sociétés numériques de contrôle. Le mot d’ordre est remplacé par le mot de passe. L’usine est remplacée par « l’entreprise ». Le couple masses et individus est remplacé par le couple « échantillons (données, marchés) et dividuels ». « L’homme des disciplines » était « producteur discontinu d’énergie » et il est donc remplacé par « l’homme du contrôle » qui est « plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu ». Enfin au travers de cette prémonitoire métaphore digitale, le philosophe note que, « Partout, le surf a déjà remplacé les vieux sports ». La mutation de la technostructure abordée dans ce post-scriptum est également intéressante à mettre en perspective. Elle montre l’installation des technologies numériques comme dispositifs centraux du contrôle et insiste sur le rôle des opérateurs. « Les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec le danger passif de l’entropie, et le danger actif du sabotage ; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et le danger actif, le piratage et l’introduction de virus ». Il souligne ainsi le caractère permanent et implacable – mais pas infaillible – des machines informatiques qui opèrent.
Le philosophe met ainsi l’accent sur un aspect fondamental de nos économies numériques « ondulatoires » qui, elles aussi, « n’en finissent jamais avec rien ». Les contrôles ex ante sont basés sur le couple identifiant/mot de passe, qui ne donne la plupart du temps, que le top départ, mais rarement le clap de fin. En terme de management – et en mobilisant les concepts de gouvernance, d’évaluation et de performance – ce corollaire d’un contrôle qui s’installerait comme essentiellement ex ante est probablement le plus intéressant. Il renvoie à la question majeure du comment contrôler ?, car derrière elle il y a celle du coût du contrôle. Il introduit une société composée de bataillons d’entités diverses et variées – administration, organisation, entreprise, écosystèmes, réseaux, opérateurs – devenus auditeurs devant auditer ! L’audit – c.-à-d., le contrôle – se contentera rapidement d’éléments virtuels et déclaratifs – basés eux même sur des simulations numériques – puis postulera par confort, facilité, intérêt, mimétisme, incompétence, pression, oubli, etc. que la réalité du projet sera bien évidemment conforme à son cahier des charges. Le cycle de vie de l’audit serait celui de « mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements » et soulignerait toute l’ambiguïté d’un « contrôle continu ». (Extraits du journal "the conversation": conversation.com )
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