samedi 23 janvier 2021

Ecriture Libre - Le gouffre des Ombres (1) de Paul Cohendet

 



                        Le jour où Gary et Joie arrivent au village, Séraphin Poets, chef du village, tire sur ses 90 ans. Lui qui est né dans le village trouvait et trouve aujourd’hui encore fascinant ces corps de la ville. Ils paraissent plein de vie, leurs corps transpirent. Après avoir reçu le « je », leurs corps s’étaient mis à transpirés, leurs vêtements leurs collaient aux corps, et dévoilaient leurs formes qui ravivent en Séraphin des braises ardentes. 90 ans, certes, mais qui en paraît 40. Mais il n’a pas encore réussi à approcher Joie, jamais il n’en a encore eu l’occasion, depuis que le couple s’est définitivement installé au village. Il y a quelques mois, ils se sont mariés, et Joie partira dans quelques jours en Exil de naissance, un exil d’un mois avant la naissance de l’enfant pour faire sa paix intérieure. Et dans quelques jours, il y aura une Réunion des clans. Le village est considéré comme un clan mais les ancêtres de Séraphin ont préféré la nomination de village, plus valorisatrice. Il existe quatre autres clans. Il y a les Terreux, qui se terrent dans les sous-bois de la grande forêt de l’Ouest ; les Écorcés, qui se perchent en haut des arbres, dans des cabanes de feuilles, dans la grande forêt de l’Ouest ; les Minérals, qui vivent dans des grottes par-delà la grande forêt de l’Ouest, les Aqueux, les gardiens de la forêt, qui habitent des bulles dans les multiples lacs de la forêt. Le village et ses habitants sont, aux yeux des autres clans, les Venteux. Au centre de la forêt, une clairière, une table, cinq chaises, le Cercle des Temps et des lois. Séraphin partira dès demain pour être à la Réunion au rendez-vous donné. En attendant de partir, il profite de l’atmosphère du village, son chez lui pour la vie. Il voit, regardant au loin, Paul, qui approche d’un pas nonchalant, lentement mais sûrement. Quelques mètres.  

- Bonjour, M. Poets. Demain déjà vous repartez pour une de ces exécrables réunions. Vous êtes sûr de ne pas vouloir que quelqu’un vous accompagne ?

- Non, merci bien, Paul, mais le Contrat des clans est très clair : « Qu’un chef ne vienne pas seul à une réunion de clan, et notre accord de pacification sera rompu ». On ne peut pas se permettre d’avoir une guerre sur les bras, tu en conviendras. Donc je fois y aller seul. Encore une fois. Car tu ne sais pas comment ils s’expriment. Les Terreux baragouinent des gargouillis incessamment longs et inaudibles ; les Écorcés ont la voix cassante et insupportable à l’oreille ; les Minérals résonnent par des sons, des vibrations cristallines ; les Aqueux parlent la voix de l’eau, c’est-à-dire toutes les langues, c’est pourquoi ils sont les médiateurs et les gardiens de la forêt. Il n’y a que le chef des Aqueux, Eaupure, qu’il me tarde de revoir. Son savoir s’approche du tien en termes de quantités, mais dans d’autres registres. 

- Vous avez un objectif dans cette réunion, revoir Eaupure ; la réunion ne vous paraîtra pas inutile, croyez-moi. Au plaisir de vous revoir, Séraphin.

- À bientôt, Paul, à bientôt.



   La journée s’achève dans le silence et le calme, la Nature respire, entre chien et loup, et le soir arrive. La nuit, semblable aux autres, naturelle et calme. Le lendemain matin, avant même les premières lueurs de l’aube, Séraphin est déjà parti. Sa maison étant la plus à l’est du village, légèrement en surplomb, il traverse le village de part en part, d’est en ouest, passe devant la demeure de Joie, et continue son chemin. Il emprunte un chemin qui mène à la Cabane aux Secrets, la dépasse, et s’enfonce dans la forêt sur un sentier qui disparaît presque sous la végétation ; sous les fougères, petits buissons de baies rouges, violettes et blanches, des orties en bouquets, des ronces. Le sentier est bordé d’une très dense forêt, opaque, presque sombre, obscure à l’horizon.  De temps en temps, des petits animaux tels que des hérissons, des lièvres ainsi que des oiseaux passent au-devant de Séraphin ; de temps en temps, des troncs tombés en travers du sentier doivent être enjambés, et Séraphin s’en affranchi sans difficultés. Après une journée complète de marche, la nuit est déjà tombée depuis quelques heures, Séraphin construit sa tente à la lueur de sa bougie. Comparée au village, la forêt est très bruyante la nuit. Des bruits d’animaux, des craquements d’écorces, des bruissements sur le sol, le vent dans les feuilles et les branches. Séraphin s’endort quand même et malgré tout très rapidement. Quelques heures à peine, et le voilà déjà reparti. S’il avance à un bon rythme, il arrivera à la clairière en fin de journée, où normalement l’attendra Eaupure, comme chaque année. Comme la veille, les mêmes odeurs, le même sentier qui semble n’avoir pas de fin, les mêmes bruits, sons, vibrations, et pour autant, Séraphin ne s’en lasse pas car visuellement, c’est un régal. Au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans la forêt, des nouvelles plantes, arbres, espèces animales, apparaissent. Au loin, on l’entend à peine, un bruit d’eau qui grandit. En fin de journée, la forêt s’éclaircie, perd de sa densité, les arbres s’espacent, les fougères se font rares, il ne reste que quelques oiseaux qui volètent, le silence s’impose peu à peu, le silence pur, comme l’eau. Séraphin arrive au niveau d’un menhir où est gravé le nom de son clan. 

       


Le menhir borde une clairière, bordée par cinq menhirs, un pour chaque clan. Deux menhirs à droite, Séraphin aperçoit Eaupure, 75 ans, qui commence à porter le poids de ses années sur ses épaules. Il a vieilli depuis l’année dernière. La peau de ses mains est plus parcheminée qu’avant. Des rides creusent ses joues et plissent ses yeux, ses cheveux sont devenus totalement blancs, une dent, une molaire de l’arrière, est tombée. Ce qu’il reste de vivant en lui, ce sont ses yeux, d’un bleu outrenoir, qui pétillent sous l’emprise d’une grande force ; et sa stature, toujours très princière. De plus, il porte désormais l’écharpe blanche, un signe de sagesse chez les Aqueux.  Cette écharpe donne d’immenses pouvoirs sur la grande forêt, qu’il faut manier avec puissance, que seul celui qui possède l’écharpe pure peut diminuer. C’est le père d’Eaupure, Eau, qui est le sujet de cette écharpe. Séraphin s’approche d’Eaupure.

- Les Venteux vous saluent, Ôh Grand Gardien de la Grande forêt de l’Ouest, longue vie à la forêt. Tu vas bien ?

- Séraphin, mon amin cela fait déjà un an, le temps passe à une telle vitesse, la forêt enchaîne et change de visages sans cesse. Louée soit la Sainte Mère Nature. Pour répondre à ta question, la forêt va bien. Je te l’ai déjà dit, les Aqueux nous avons une conscience et une mémoire collective. Ici et maintenant, je m’individu devant toi, en temps normal je/nous/on te dirais que les Aqueux/nous/je/on sommes heureux de te voir. Mais je préfère t’épargner un exercice de traduction, aussi je m’individu pour toi. Non, ne me remercie pas, remercie plutôt la forêt, car je suis la forêt, je suis dans la forêt, je suis moi dans la forêt, je fais parti de la forêt, la forêt qui est autre, qui est mon autre en moi qui suis-je dans la forêt qui est en moi car je suis en elle. Tu comprends, c’est très simple. Et sinon, toi, fils du vent, comment vois-tu le temps aller ?

-Ma foi, je me fais vieux, dans quelques années la terre me reprendra. Des nouveaux venus au village, ils se font de plus en plus rares, dont une nymphe qui me fait tourner la tête.

-En parlant fleur de vie, de naissance, de renaissance du monde, mère d’Ici, les trois autres clans ont élu de nouveaux chefs. Bout, le chef des Terreux, est mort une semaine après la Réunion de l’année dernière, remplacé par Cendre, jeune homme d’une trentaine d’années, intelligent mais borné sur les bords. Les Écorces ont perdu Branche il y a quelques mois, remplacé par Tronc, son propre fils, presque cinquante ans, un chasseur réputé de par chez lui, assez rentre dedans. Enfin, les Minérals ont perdu Amas il y a quelques jours, remplacé par sa fille Géode, vingt-deux ans, du sang neuf. La réunion de demain sera l’aube d’une nouvelle ère. Nous sommes les vestiges de l’ancienne ère, enfin, vestiges, toi tu ne vieilli pas, donc… représentants. Bon, allons chez moi, ma femme Eauclaire nous attend, j’ai un bon vin de baies qui va te plaire.



Les deux amis partent sur le sentier des Aqueux, la nuit est noire.

Le lendemain, Séraphin se réveille, la bulle de Eaupure est remontée à la surface du lac, le jour n’est pas encore levé, mais Eaupure et Eauclaire sont déjà partis rendre hommage aux eaux et à la forêt. Séraphin se lève, s’habille, et sort de la bulle. La réunion commence dans quelques heures, Séraphin part en balade dans la forêt, hors des sentiers, vers le Mont Tagne, au nord du lac ; il se redirigera grâce au bruit de l’eau. En marchant, il revoit des animaux, de grands cerfs, sangliers, et même un Merle aux Pontys, un oiseau rare et emblématique du clan des Écorcés. Les fougères font plusieurs mètres de haut, les arbres sont immenses, les troncs massifs, tout est plus grand dans cette partie de la forêt, signe d’un plus grand soin et d’un plus grand respect vis-à-vis d’elle. Des petits ruisseaux dévalent les pentes qui se forment, Séraphin approche du Mont Tagne. Soudain, alors qu’il s’apprête à retourner sur ses pas, un cri de femme retentit. Puissant, aigu, glaçant. Séraphin s’élance en direction de la source du cri, sans se poser de questions. Alors qu’il enjambe un tronc, le cri retentit de nouveau, plus proche, plus puissant, plus strident ? C’est juste derrière cette arrête, là, à quelques mètres. Là, un gouffre noir, profond, opaque, un gouffre de Néant, de non-Être, de Vide, de Rien. Il happe la lumière, l’espace, le temps, l’air, ce qui l’entoure. Devant tant de Néant, la tête de Séraphin lui tourne, de nouveau, un cri. Il vient du gouffre.  Debout au bord du gouffre, Séraphin se sent mal. Le sol cède sous ses pieds, et il tombe dans le Néant.

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Au même moment, au village, son ennami (ennemi-ami) de toujours, Luc Éphane, décède d’une fulgurante crise cardiaque, à 90 ans. Paul le trouve quelques minutes plus tard seulement, lui apportant sa cruche d’eau journalière. Le village est en émoi, un des piliers du village vient de s’effondrer. Et le prêtre qui n’est pas là, encore pour quelques jours à la réunion des clans. Par un vote à mains levées, Paul est désigné par la majorité pour prêcher et rendre hommage, diriger la Messe de Mort de Luc Éphane, le soir même. Les anciennes et les enfants versent des larmes, malgré la dure vérité ; les hommes tentent de reset stoïques, mais certains laisse tomber leur cage d’image d’homme fort et se laisse aller à leurs sentiments. Paul arrive à rester impassible, Perrine, à ses côtés, ne pleure pas non plus. Ils sont les garants de la non-tristesse. Il va falloir organiser la cérémonie, aller chercher le menuisier, le bougier, le fleuriste, rendre hommage. Henry Entel a construit, assemblé, monté le cercueil très rapidement. Les planches viennent du Vieux Séquoia, un sapin planté dans le jardin de Luc, pour que tout ce qui sera son tombeau le ramène à son chez lui. Marthe, la faiseuse de bougies, en a rapidement confectionnée une cinquantaine, c’est un travail colossal. Grégoire Entures, son mari, a passé sa journée à cueillir des fleurs pour en faire de grands bouquets, pleins de couleurs, pour rappeler au mort la joie de vivre. Alors que le soir approche, tous les villageois, anciennes, vieillards, femmes, enfants, hommes, convergent vers les Champs des Souvenirs, là où les morts sont enterrés. Un trou, fraîchement creusé, attend le cercueil. Les porteurs le pose avec délicatesse au fond du trou, puis le recouvre de terre. Paul prononce alors un court discours qui rappelle les valeurs morales de chacun, l’importance de la vie, l’inéluctable fatalité de la mort, et sur l’être-soi. Le soir, c’est le recueillement, le silence.

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Au même moment (où Séraphin tombe et Luc meurt), la Réunion des clans est ouverte. Eaupure porte fièrement son écharpe, mais est profondément troublé de l’absence de Séraphin. Cendre, du clan des Terreux, est vêtu d’un simple pagne crasseux recouvert d’un mélange de suie, de cendre et de boue. Il ne lève la tête que pour saluer très sommairement Eaupure. Tronc, du clan des Écorcés, est drapé dans une large cape de feuille, et, avec son horripilante voix caquetante, cassante, il n’arrête pas de meurtrir la grande forêt de l’Ouest en lui en rompant le silence. Géode, du clan des Minérals, est totalement dénudée pour être en parfaite communion, vibration avec les menhirs du cercle. Son corps parfait, bien dessiné, généreux, mais pas excessif, fait surgir des envies à la table. Et Séraphin qui n’est pas là, que fait-il, s’est-il perdu ? Sans doute, il n’a pas su retrouver son chemin. Où alors… Eaupure se lève soudainement et prend alors la parole, parlant simultanément les trois langues des trois clans :

- Chers amis, frères et sœurs, j’ai toutes mes raisons de croire que mon ami, notre ami, Séraphin des Venteux, s’est perdu dans la forêt, vers le Mont Tagne, où il est parti ce matin. Seulement, en ce lieu, vers le cœur ancestral de la forêt, règnent des esprits, des forces surnaturelles, des puissances effrayantes, des lieux maudis, des dieux même. Si nous ne faisons rien, Séraphin nous quittera à tout jamais, et le monde perdra une part de son salut. Laissez-moi vous conter l’histoire du Gouffre des Ombres, … 



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