Violence, Humanité et Histoire -
Pourquoi faire tant d’histoires de l’Homme?
(De la mise en récit de la mythologie à l’innommable en acte de l’histoire)
Introduction
Parmi toutes les contradictions dont l’être humain se trouve être à
la fois le sujet, l’objet et le champ d’expérimentation, il en est une
qui, peut-être dépasse ou englobe toutes les autres, voire qui pourrait
revendiquer à bon droit de les expliquer ou de les traverser d’une
perspective très éclairante, c’est celle de l’histoire et de la
violence. Il convient ici de prendre le terme d’ « histoire » dans son
sens global (histoire: ce mot recouvre plusieurs sens: de narration à
complication (faire des histoires) jusqu’à l’Histoire, avec un grand H,
considérée comme le compte rendu des actions réelles des hommes). De
fait, l’évolution de l’être humain est marquée à la fois par ce désir
d’inscrire sa présence au monde dans la trame d’un récit (qu’il soit
mythologique, religieux, historique, etc.) de telle sorte que son
existence générique (en tant qu’espèce) ne soit pas absurde et, en même
temps, ses actes manifestent à de nombreuses occasions, par leur
violence et leur impact gratuitement destructeur un non-sens qui les
situe justement toujours à l’extrême limite de ce qu’un récit est à même
de contenir et de rassembler, (étant entendu qu’un récit nécessairement
fait sens de ce qu’il raconte).
C’est exactement comme si
l’être humain, en tant qu’auteur et qu’acteur de cette tentative
d’auto-narration se mettait lui-même en situation de pouvoir et de ne
plus pouvoir se définir lui-même comme matière à récit, comme personnage
d’une histoire sensée, racontable, lisible. L’auteur se retrouve
constamment à la traîne de l’acteur, lequel fait tout ce qu’il peut pour
se rendre incompréhensible, abject, innommable, indétectable à la
moindre tentative de rationalisation, de compréhension, de lisibilité.
On a ainsi l’impression que l’être humain « s’amuse », mais c’est tout
sauf un jeu, à explorer constamment le bord exclusif et inclusif d’une
ligne de frontière qui est celle du racontable, du nommable, du dicible.
L’humanité de l’homme se trouve ainsi paradoxalement et continument
mise en question selon qu’elle peut ou pas se ranger sous l’étiquette
d’un récit possible. L’être humain est une créature dont l’attitude
semble sans cesse viser à être à la fois digne et indigne d’être lue. Il
joue et déjoue constamment le jeu de la composition narrative, de
l’identité du héros dont on peut et dont on ne peut pas raconter
l’histoire comme celle d’un personnage « UN ». C’est exactement comme si
nous pouvions dire de l’être humain la même chose que toute particule
microscopique selon le principe d’incertitude de Heisenberg, à savoir
que plus on tente d’en préciser la position, moins on peut en définir la
vitesse (vitesse et position sont des caractéristiques de la particule
dont on ne peut affiner l’une sans atténuer l’autre).
Cela
revient exactement à affirmer qu’il est absolument impossible de situer
une particule microscopique avec précision puisque plus on tente de la
localiser, moins on se donne les moyens de savoir à quelle vitesse elle
n’est déjà plus là où elle était. De la même façon, plus les hommes
formulent et activent une demande de sens et de lisibilité quant à
l’humanité elle-même, plus ils semblent oeuvrer inconsciemment à la
rendre impossible, de telle sorte qu’ils oscillent constamment de part
et d’autre de cette ligne de cohérence et de composition narrative qui
seule rendrait possible la fermeture d’un concept d’ « Humanité ». Mais
force est de reconnaître que ce concept n’existe pas en ce sens que
l’être de l’homme est en question, et d’être une question, un suspens,
un sujet d’étonnement. Qu’est-ce d’autre: être humain, qu’une question
sans réponse? Se pourrait-il que l’Homme qui a tendance à se concevoir
comme la finalité même de la création en soit, tout au contraire, le
point de fuite, la nuance questionnante, la perspective tendancielle au
flou, à l’indiscernabilité, à l’indétermination, à l’évasif? (Se
pourrait-il que ce soit par l’homme que l’univers perde peu à peu toute
sa réalité?) Peut-on définir l’être humain sans revenir, comme à son
point d’origine, à cette indétermination même, à ce curieux mélange de
demande et de résistance au Sens, au Récit, au lisible? Est-il autre
chose que ce point d’ancrage et de fuite, d’ouverture et de dérobade, de
possibilité et d’impossibilité à se comprendre lui-même, à se couler
dans la matière lisible et unifiée d’un récit, d’une histoire, d’une
trame, tout comme Oedipe lançant imprudemment une enquête sans se douter
qu’elle n’a en réalité pas d’autre objet que lui-même et qu’il est la
cause même du problème qu’il croit résoudre?
1) L’humain: fils du « Deinos
a) Faire des histoires de l’Homme / Faire de l’homme un objet d’Histoire
Ce n’est évidemment pas un hasard si nous retrouvons dans la
tragédie de Sophocle: « Antigone », un passage vraiment incontournable
pour toutes personnes soucieuses de répondre à cette question portant
sur l’ambiguïté de l’être humain tout à la fois absurde et soucieuse de
faire sens, histoire, communément rationnelle et insensée. C’est le
premier Stasimon de la pièce, c’’est-à-dire la première envolée du chœur
juste après que l’on apprenne qu’une personne a été prise en flagrant
délit de désobéissance à l’interdiction de Créon:
« Il est bien des merveilles en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que l’homme. »
Il
est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le
vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que
lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse
auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec
ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui
la fait labourer par les produits de ses cavales.
Les oiseaux
étourdis, il les enserre et il les prend, tout comme le gibier des
champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses
filets.
L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend
maître de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, le moment venu,
il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et
l’infatigable taureau des montagnes.
Parole, pensée vite comme le
vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est
enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte, se
dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont
d’autres toits que le ciel ?
Bien armé contre tout, il ne se voit
désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort
seule, il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il
ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un
remède.
Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses
ressources (métis) dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la
route du mal comme du bien.
Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !
Il
montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de
cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.
Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! »
SOPHOCLE (549-406 av.JC) dans « ANTIGONE »
Méthodologie de la question d’interprétation philosophique
pour l’épreuve de HLP spécialité
Nous aborderons la méthode de cette épreuve en l’illustrant par le texte de Sophocle extrait d’Antigone (le premier Stasimon):
Interprétation philosophique: « Peut-on, selon Sophocle, fixer des limites à l’être humain? »
1) La difficulté de l’épreuve (comment la préparer et l’aborder ?)
Vous ne disposez que de 2h pour répondre à la question mais vous
ne partez pas « sans rien » puisque ce texte s’inscrit dans un programme
que vous avez passé deux trimestres à travailler. Quoi qu’il arrive, il
importe de situer le texte et la question au premier plan. Les
références du cours viendront d’autant plus au bon moment que vous vous
donnez d’abord le temps a) de lire le texte et la question b) de voir le
rapport entre l’un et l’autre c) de percevoir ce qui dans le texte
constitue des éléments de réponse utilisables pour traiter la question
d) en dernier lieu de laisser affleurer à la surface de votre mémoire
les rappels du cours susceptibles d’être mobilisés (c’est très
important: ne casez pas gratuitement un cours dont vous avez un souvenir
très vif). Il va falloir redistribuer ces éléments en fonction du texte
et de la question. Ce n’est pas parce que vous avez eu un cours qu’il
faut l’appliquer au texte, c’est parce que vous avez un texte et une
question à traiter que le cours peut être utile, mais il ne peut l’être
que s’il s’articule autour de ces deux motivations premières: répondre à
la question, traiter le texte. Reprenons ces 4 étapes avec le texte
de Sophocle:
a) En lisant ce texte, on perçoit rapidement que l’auteur décrit
l’ingéniosité de l’être humain, les moyens qu’il a mis en oeuvre pour
traverser les mers, cultiver la terre, domestiquer des animaux, soigner
des maladies, etc. L’époque de cette oeuvre est ici vraiment
fondamentale.
b) C’est un texte très ancien du 5e siècle avant JC et l’un des tout
premiers à pointer le fait que cette ingéniosité fait des êtres humains
des êtres « remarquables », mais au sens propre de ce terme, êtres que
l’on peut remarquer parce que c’est très étrange, et un peu inquiétant
ce pouvoir, comme Sophocle le souligne à la fin: il peut prendre ensuite
la route du mal comme du bien. Il évoque ici des limites morales et
nous comprenons bien que c’est exactement parce qu’il n’y pas vraiment
de limite à ce qu’il peut faire (excepté vaincre la mort) qu’il faut
qu’il s’en fixe moralement. Il peut faire énormément mais il faut qu’il
se limite en s’interrogeant sur ce qu’il doit faire. On voit bien le
rapport ici entre le texte et la question: il est sans cesse question de
ce que l’homme peut faire et de ce qu’il est susceptible de devenir en
le faisant.
c) Nous allons, nous beaucoup parler de ce que le traducteur
retranscrit ici sous le terme de « merveille », à savoir le « deinos »,
parce que si l’on va voir dans un dictionnaire de grec ancien, on va
trouver les sens suivants à ce terme de « deinos »: 1) ce que l’on
craint, effrayant 2) dangereux, par extension: funeste 3) qui frappe
l’imagination étonnant, merveilleux, extraordinaire 4) merveilleusement
doué, ingénieux, habile (avec une part de blâme ou d’ironie) 5)
terrible. Mais la plupart des candidats ne font pas de grec ancien et on
ne peut pas savoir si une note vous avertirait ou pas de la profondeur
que revêt ce terme de deinos. Il faut donc se fier à nous et à nous seul
pour remettre un peu la cause de la traduction proposée, ou plutôt la
mettre en perspective avec la fin du passage. Cela veut dire qu’il faut
ici percevoir très vite que cette « merveille » que l’être humain est
peut aussi se définir comme une anomalie, comme la fin le suggère. Ce
texte très célèbre est souvent baptisé « ode à l’homme » mais ce terme
est trompeur car Sophocle ne fait pas que louer l’être humain. Il
l’avertit. On doit également se rendre sensible à une gradation dans le
texte: on part de sa capacité à traverser les mers, puis on évoque ses
« engins », on passe ensuite à sa parole et à sa capacité de créer la
cité, puis la médecine et la lutte contre la mort est enfin pointée
comme seule limite physique à son pouvoir. Le passage de la célébration
de l’habileté humaine à celui d’une forme de mise en garde
d’admonestation est crucial: « mais ainsi maître d’un savoir…. » L’Homme
est remarquable mais les moyens qu’il met en place pour se donner du
pouvoir sont aussi ceux qui le situent en posture de devenir une honte,
un être malfaisant et « terrible », mais en un autre sens que celui qui
est évoqué en premier lieu. Le texte se termine quasiment par une
malédiction de l’homme qui perd ainsi toute mesure et qui tombe dans
l’hybris (démesure en grec). Finalement le texte nous apparaît comme
l’exploration des deux faces opposées d’un seul et même pic, d’une seule
montagne, d’un seul concept, celui du « deinos ».
d)
A quelles références ce texte doit-il vous faire penser? Il faut se
souvenir peut-être d’abord des intitulés du programme de terminale: la
recherche de soi et l’humanité en question. Ce texte est au coeur même
(et honnêtement il en est peu qui le soit autant que lui) du deuxième
intitulé: l’humanité en question. Sophocle nous fait comprendre ici que
l’humanité est dans sa texture même une question. C’est ça le propre de
l’homme, d’être un suspens, une question sans réponse, ou plus
exactement encore une question dont l’absence de réponse est exactement
ce que l’humanité « vit », ce qu’elle « fait », ce qu’elle « devient »
sans cesse davantage, et nous qui lisons ce texte 26 siècles après sa
rédaction ne pouvons qu’être heurtés par un sentiment de sidération
devant l’extrême justesse de l’avertissement. Tout texte de grande
ampleur suscite ce que l’on pourrait appeler des ondes de réalisation au
gré des siècles ultérieurs qui le lisent et le retraduisent
continuellement. Dirions-nous « merveille » aujourd’hui ?
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