« La colombe légère,
lorsque dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance,
pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide. »
dit Emmanuel Kant. Nous sommes nombreux à commettre la même erreur que cette
colombe, c’est-à-dire à penser, devant tout ce qui semble résister à la
satisfaction de nos désirs, que la liberté réside dans l’absence totale de
contrainte, sans nous rendre compte que c’est précisément à partir de la
contrainte qu’une liberté est mise en situation de se réaliser. Aucun de nous
ne peut être libre sans être « quelque chose » et nous ne pouvons pas
être quelque chose sans être « quelque part », c’est-à-dire sans
entretenir avec ce « quelque part » des rapports contradictoires de
contrainte et de dépassement. Être libre c’est pouvoir décider par soi-même de
ses actes et n’être contraint par rien dans nos choix de vie, mais encore
faut-il que la vie nous place « de facto » devant des choix à faire.
Et nombreuses sont les personnes qui confondent les conditions « sine qua
non » de la liberté (c’est-à-dire les contraintes qui nous mettent en
situation d’être libres) avec ce qui lui fait obstacle. Le malentendu est alors
absolu : plus la vie nous donne des occasions d’effectuer notre liberté,
plus nous nous plaignons de l’absence de liberté. On entend ainsi parfois des
personnes se révolter contre le malheur qui les frappe en affirmant
« qu’elles n’ont pas demandé à vivre ». Mais d’où auraient-elles pu le
faire si ce n’est « toujours déjà » de l’efficience d’une existence
« donnée », c’est-à-dire « non voulue ». Qu’il y ait dans
le fait d’exister matière à « vouloir » : qui peut l’affirmer et
surtout à partir de quel terrain d’expérience possible, praticable ?
Je n’ai pas à « vouloir exister »
puisque je ne peux vouloir sans exister "d’abord ». C’est un
« fait ». La revendication personnelle de liberté se heurtera
toujours à cette incontournable contrainte (qui n’en est pas une)
d’ « avoir à être ».
On ne décide pas d’exister, on ne décide
qu’en existant. Mais en même temps, puis-je exister sans vouloir exister ?
N’y a-t-il pas, une fois « jetés dans l’existence », comme dit
Jean-Paul Sartre, un mouvement qui nous enjoint de vivre et de tout faire pour
vivre ? Aucun de nous ne peut décider de vivre ou pas parce que même le
choix de mourir ne pourra être assumé et éventuellement exécuté qu’à partir du
fait préalable de notre existence, mais il se trouve qu’une fois vivant, je
suis pris dans un mouvement qui, selon le philosophe Schopenhauer, m’excède
totalement et qu’il appelle le « vouloir-vivre ». Nous saisissons
ainsi le nœud de cette contradiction dans laquelle nous comprenons que nous
pouvons dire à la fois une chose et son contraire. Je ne peux pas vouloir vivre
puisque vivre ne se décide pas mais je ne peux pas non plus vivre sans vouloir
vivre, sans être pris dans le mouvement écrasant, vital, cosmique de vouloir
vivre, exactement de la même façon qu’un arbre ne peut ne pas vouloir croître,
ou qu’un brin d’herbe ne peut pas ne pas vouloir pousser. Peut-être nous a-t-il
déjà été donné d’expérimenter en nous le fond de cette « nécessité ».
Vous êtes sous l’eau, retenant votre respiration, puis la nécessité vitale de
revenir à la surface aspirer une nouvelle goulée d’air se fait jour
irrésistiblement.
Nous parlons alors
d’instinct de survie, mais peu de mots sont plus trompeurs et d’utilisation
aussi simpliste que celui d’ « Instinct ». D’un suicidé par
noyade, nous savons bien qu’à un moment donné, il a été forcé de résister à cet
« irrésistible là ». La vision
négative de ce vouloir-vivre dans la perspective de laquelle nous serions
« contraints » de vouloir exister est donc remise en cause. Et
s’il n’existait pas davantage de contraintes à vivre qu’à mourir, si nous
avions inventé ces impératifs du vouloir vivre et du devoir mourir pour nous
dissimuler à nous-mêmes la seule vraie tâche qui réellement nous incombe, soit
celle de constituer de toutes pièces des règles de vie, de donner à l’existence
l’efficience de nouveaux plis à habiter du mouvement de son expansion ?
Le paradoxe est donc le
suivant : nous ne pouvons pas vouloir ou pas exister dans la mesure où
même la décision de ne plus exister ne peut se concevoir qu’à partir de ce fait
« donné » de l’existence. Même si nous voulons mourir et
« passons à l’acte », la découverte relativement récente de la mort
cellulaire programmée, c’est-à-dire d’un processus d’auto destruction agissant
à l’intérieur même de nos cellules dés le développement de l’embryon semble
manifester l’efficience d’une tendance suicidaire inhérente au vivant.
Autrement dit, la décision que nous prenons de nous tuer est nécessairement
seconde par rapport à l’efficience biologique suicidaire de ce que c’est que
« vivre ». Ici comme partout ailleurs, l’individu humain se donne une
liberté qu’il n’a pas. C’est parce qu’en nous se produit déjà, à l’échelle de
nos cellules, le mouvement de se tuer que nous « vivons ». On mesure
alors à quel point « être ou ne pas être » n’est pas du tout la
question puisque c’est justement dans l’impossibilité de ce choix que se
constitue à chaque instant l’événement de vivre. Ce n’est pas dans l’alternative offerte de vivre ou de
mourir que nous déclinons le fait d’être mais dans la coefficience de ces deux forces. Nous ne décidons jamais, nous
« composons » toujours. Nous faisons comme nous pouvons dans le
dessin de cette ligne qui se trouve être à la fois de soudure et de fracture
entre deux forces contradictoires. Vivre tient davantage de l’art du tricot ou
du « crochet » que de l’engagement conscient et volontaire de
l’individu qui vit. C’est, au sens littéral du terme, « faire avec »
et jamais « trancher ».
Sous cet angle peut-être
serions-nous tentés de court-circuiter la question
posée en pointant du doigt
l’absence de contenu du terme même de « liberté », de libre mouvement
puisque nous percevons à quel point cette efficience vitale sur le fond de
laquelle nous vivons n’est pas « de notre ressort ». Il ne dépend pas de nous de vivre ou pas
puisque « être », c’est vivre en se tuant. Mais alors puisque
vivre ou mourir ne dépend pas de nous, ne serait-ce pas précisément dans le
style, dans l’agencement de cette « co-efficience » donnée et non
négociable de vivre et de mourir que
se constituerait l’expression la plus exacte et la plus pertinente de notre
être ? En d’autres termes, il ne dépend pas de nous de vouloir vivre ou
mourir mais il dépend pleinement de
nous d’être un certain style de ce
que vivre et mourir est ou plutôt « devient ». Et encore
s’agit-il bien ici de comprendre à quel point cette
expression : « ce qui dépend de nous » ne fait plus
référence à un mouvement volontaire quelconque.
La référence à la question
de l’euthanasie nous permettra de clarifier complètement cette perspective. La
liberté de se donner la mort dignement avec l’aide du corps médical lorsque la
souffrance de la fin de vie est devenue insupportable suppose-t-elle l’absence
de règles ? Remarquons en tout premier lieu qu’en France aujourd’hui elle
implique qu’on se situe hors de la loi puisque, de fait, le droit français ne
reconnaît pas cette liberté. Mais si nous nous plaçons, à l’égard de cette
question limite, dans le prolongement des implications de cette mort cellulaire
programmée appelée « apoptose », nous remarquerons que la
revendication à la légalisation de l’euthanasie part précisément de ce
présupposé « faux » d’une mort « décidable », d’une liberté
comprise comme choix. Mais si vivre et
mourir définissent exactement le flux de ces deux forces antagonistes dont je
stylise le processus de conciliation, dont je suis l’un des modes infinis de
compatibilité, reste-t-il quoi que ce soit à trancher ? Que ce soit par ma
volonté ou par la loi ? Comment l’intensité de la souffrance de la fin de
vie pourrait-elle provoquer de ma part la « décision » légale de
mourir puisque cette « décision », si l’on tient absolument à ce
terme, a toujours vitalement, biologiquement, anonymement, constitué « déjà » partie intégrante de
cet incessant travail de maillage et de démaillage par le biais duquel j’ai
incessamment crée l’art de vivre par le contrepoint ? L’acte légal de
mourir n’est pas une décision que je pourrais prendre en tant que
« je » pour la bonne raison que je ne serais pas en train de souffrir
si je n’étais pas déjà, en vivant, l’un des tours infinis de ce que c’est que
« se tuer ». Cette décision, on pourrait dire que je la prends comme
un bus qu’on prend et qui est toujours déjà lancé dans le mouvement de son
trajet. C’est la vie qui prend toujours, à chaque instant, cette décision.
L’euthanasie, ce n’est pas un problème légal ni même une question éthique,
c’est la routine biotique. Si la souffrance est trop forte et que je me tue,
c’est que le modus vivendi de ce que c’est qu’être corps se sera manifesté en
moi « comme d’habitude ».
Autrement dit, nous nous
posons légalement la question de la liberté, c’est-à-dire du choix conscient de
l’individu sur le fond d’activation cellulaire et vitale d’une
« coefficience ». Il n’est pas d’organisme biologique qui vive autrement
que sous la forme de l’autorégulation du suicide de ses cellules. La liberté de
se tuer ne se situe pas à l’horizon de la décision consciente du sujet mais
dans le fond cellulaire de sa plasticité d’existant. Jusque là notre rapport au
Droit s’était toujours présenté à nous sous la forme de la
restriction : « ce n’est pas parce que tu peux physiquement que
tu peux légalement (te tuer) ». Nous savons que certaines personnes, comme
récemment Chantal Sébire, qui ont demandé au Droit français, en l’occurrence au
chef de l’Etat, la reconnaissance légale de leur suicide assisté et auxquelles
on a refusé ce droit ont, seules, indépendamment de la loi, « pu » se
tuer, comme si, en-deçà de leur rayon d’action de citoyens, de personnes de
droit s’était révélée une puissance, un rapport à soi plus physique, plus
viscéral, plus intime dans l’efficience duquel ce n’est pas parce que l’on ne
peut pas légalement qu’on ne peut pas physiquement. Mais l’apoptose permet de
franchir un cran supplémentaire dans ce mouvement de rétractation par le biais
duquel, en ne cessant pas de réduire progressivement « l’aura »
symbolique et légale de son statut et de sa marge juridique de manœuvre, le
« citoyen » réalise que le pouvoir de se tuer ne relève aucunement
d’une décision qu’il lui resterait à prendre ou pas mais bien plutôt de
« l’arrangement » dans l’efficience constante et provisoire de
laquelle il se maintient. Nous passons ainsi du « ce n’est pas parce que
je peux physiquement que je peux légalement » au « ce n’est pas parce que
je ne peux pas légalement que je ne peux pas physiquement » pour aboutir à
la réalisation que ce pouvoir de se tuer n’est rien de moins que celui dont
l’accomplissement rend en cet instant possible le fait même que je vive.
Nous sommes partis de cette
affirmation que l’on entend parfois prononcer par des personnes
désabusées : « je n’ai pas demandé à vivre », et nous avons
tenté de suivre le fil de son absurdité jusqu’à ses plus extrêmes implications.
Ce n’est pas seulement le fait que je ne peux pas demander à exister ou pas
sans exister « déjà » qui pose ici problème mais la réalisation de
ceci qu’ « exister ET
pas » constitue toujours déjà la ligne ténue de cet arrangement par le
biais duquel chaque organisme dessine le style d’existence dans lequel il
consiste. La liberté de me tuer, ce n’est pas la décision qu’il me reviendrait
de prendre consciemment, volontairement, c’est le mouvement physique dans
lequel s’effectue le phénomène biologique de la vie. C’est l’efficience
organique dans laquelle se fait le fait de vivre. Vivre ne se décide pas mais
se fait et plus encore cela se fait dans l’activation biologique de se faire
mourir.
Pour compléter par rapport au choix de vie et de mort. Il est intéressant de remarquer seul nos cellules, notre être puisse en décider. On ne peut contraindre quelqu'un à mourir étant donné que son "Instinct de survie" le contraindra à vivre. On voit cela par exemple dans le Vaudou :
RépondreSupprimerLes pratiques vaudou dites "Zombie" permettent à un sorcier vaudou d'ôter théoriquement toute volonté au sujet via une toxine afin d'en faire une coquille vide, un pantin qui obéit à tout ordre. Le sujet se plie à chacun des ordres, sa conscience n'est plus, mais son inconscient, lui, finit par se manifester au moment où l'ordre en question renvoi à la mort du sujet. Le sujet cesse d'agir, panique ou se défend par son propre être et non par la volonté de la personne qui le "possède". Cette toxine étant une contrainte totale pour l'être, on remarque donc que la liberté primaire est donc bien la survie et c'est cet "instinct" qui libère le conscient, même temporairement, car personne ne peut aller à l'encontre de cette volonté. Notre inconscient est quelque peu capricieux ;)