Ce qui est fascinant dans
les films qui nous décrivent la vie quotidienne des mafiosi comme « les
affranchis » ou les trois volets du « parrain », c’est la façon
dont la plupart des truands « gèrent » des activités qui reviennent
toujours en dernière instance à l’exercice physique et courant d’une extrême
violence avec une vie de famille « normale », fondée sur des valeurs
morales et religieuses fortes. Dans « les affranchis », on voit à
quel point cette existence n’est pas nécessairement tenable mais elle n’en
constitue pas moins l’idéal du personnage principal.
L’ « affranchi » se libère des contraintes du travail pénible et
du salaire misérable de la vie ordinaire mais il ne se libère pas pour autant
d’un certain sens du paraître et de « la vie facile » (par quoi, loin
de se démarquer de « l’american way of life », il se définit comme
l’un de ses plus beaux spécimens. La dynastie du parrain retrace l’itinéraire
d’un homme qui s’est construit un empire à partir de rien). Le gangster n’est
pas totalement « hors société », ni même « hors la loi » en
ce sens qu’il prospère dans son ombre, dans ce que l‘interdit légal rend
possible. Al Capone ne se serait pas autant enrichi à une autre période que
celle de la prohibition. D’autre part, le but des truands est de jouer sur le
même registre, en termes de signes extérieurs de richesse, que les hommes
riches et influents reconnus par les autorités légales. Il semble d’ailleurs
exister un certain seuil de pouvoir à partir duquel ces deux
« corporations » ne peuvent pas ne pas coopérer.
Il pourrait en aller de
même pour les « outlaws » motorisés de "Sons of Anarchy"
si précisément le « corpus de règles » sur lequel est fondé leur club
n’était pas, d’un point de vue purement doctrinal, totalement opposé à
« l’american way of life ». C’est la question que l’on se pose
parfois en regardant cette série dans laquelle on voit des grands enfants faire
« vroum vroum ! Pan pan ! » sur leurs grosses motos et
commettre des actes abjects « au nom du club ». Finalement ils ne
semblent de prime abord différents des Corleone que par le périmètre limité de
leurs ambitions (la petite ville de Charming) et par leur esthétique assumée de
la bière, de la grosse cylindrée et de l’élection de mis tee shirt mouillé.
Or, le manuscrit sur lequel
tombe Jackson Teller dés le début de la série rédigé par son père, le fondateur
du club, nous invite à réviser complètement ce jugement. Le mot
« Anarchy » n’était pas vide de sens dans l’appellation de cette
« confrérie » pour celui qui en construisit le « concept »
initial. Dans la première saison, nous voyons « Jax » constamment
confronté à l’écart entre ce qu’il lit sous la plume de son père John Teller et
ce qu’il vit dans la violence chaotique d’un club luttant pour conserver contre
« les mayans » et les « nords » le monopole de la vente
d’armes illégales dans la circonscription. Le président élu du club est Clay
Morrow, ancien ami de John et amant régulier de Gemma, la mère de Jackson et la
veuve de John Teller, disparu mystérieusement lors d’un accident en moto. Clay
est violent, cynique, calculateur mais tout ce qu’il fait (de
« mal ») se justifie d’abord par la survie du Club et ensuite par le
fait que « Sons of Anarchy » constitue finalement comme « la
seconde police » de Charming ou plus encore ce qui maintient dans la
petite ville un réseau de « justice », d’entraide et de traditions
qui lui permet de résister à la pression des promoteurs immobiliers et
finalement du progrès.
En un sens, le projet de
Clay n’est ni plus ni moins que d’arrêter le temps à Charming, de constituer
ici quelque chose d’une Amérique dont le compteur se serait bloqué aux années
70, qui ne ferait que confirmer sa conception un tantinet machiste d’une amitié
virile, durcie au feu des escarmouches entre bandes rivales, des saouleries
entre potes et des coucheries d’un soir avec des « filles à
motards ». L’un des traits les plus fascinants de cette série est de voir
ces hommes durs et tatoués, bardés de cuir et d’a priori d’un autre âge sur la
condition de la femme, s’étreindre bruyamment, s’échanger des serments d’amour
éternel sur fond de cadavres frais et de représailles prometteuses. Du sang, du
sexe et des larmes : toute l’intelligence du propos vient ici de ce que la
recette d’un tel cocktail, peu originale en elle-même, se complexifie peu à peu
sous l’influence des interrogations du personnage de Jackson et suit les
soubresaults de sa conscience face à la figure de Paternel défunt. Le
spectateur sera assez vite mis au fait des conditions exactes de la mort de
John Teller exécuté par Clay, avec l’accord tacite de Gemma. C’est exactement
la situation de la pièce de Shakespeare, à cette différence prés que Jackson,
lui, ne se doute pas encore de cette vérité, mais à la lecture du manuscrit, il
commence de réaliser l’ampleur de la transformation imposée par Clay à l’esprit
initial de la fondation du club.
De fait, que reste-t-il de
l’Anarchie dans le fonctionnement de la « Samcro » ? Les
décisions mises au vote ? La fraternité des membres incessamment mises à mal
par le cours des évènements ? Une défiance constante à l’égard des
autorités qui sont toujours décrites dans la série sous l’angle de la
corruption (Unser) ou de la perfidie (l’agent Stahl) ? De quelle liberté
souhaitent-ils jouir en fin de compte ? Comment un mouvement anarchiste
peut-il se financer grâce au trafic d’armes sans se trahir
philosophiquement ?
L’intérêt que l’on peut
porter à cette série s’accroît dés que les réponses à ces questions prennent en
compte le fait qu’il s’agit moins pour les membres de la « Samcro »
de s’opposer aux lois que de ne pas déroger à des règles, d’interroger en
profondeur la notion de tradition, de communauté, de valeurs, de flirter avec
le chaos, d’expérimenter la capacité des humains de réguler le flux de leur
libération de forces au gré de conventions, de constantes, de rituels sanglants.
C’est exactement comme si le champ d’un terrain d’entente possible entre tous
les membres du club ne cessait pas de fluctuer sur un support infiniment plus
malléable et ténu qu’ils ne l’avaient imaginé au départ.
Ainsi après avoir visionné
plusieurs épisodes de la première saison, on finit par
comprendre que le Club
repose en fait sur une personne qui pourtant n’a pas sa place à la table où se
prennent les décisions du Club : Gemma. Tous ces bikers barbus, musclés,
assoiffés de violence et de Jack Daniels sont comme des frères qui
vénèrent leur « maman », laquelle se révèle capable à elle seule de
faire régner dans l’imbroglio de relations conflictuelles un semblant
d’harmonie familiale. C’est finalement ça : « le club », une
association de pères divorcés et d’adolescents tardifs qui tentent
maladroitement de dissimuler leur incapacité chronique d’intégrer ou d’assumer
une famille par leur dévotion inconditionnelle au sigle à la Faucheuse.
A plusieurs reprises, Gemma
sermonne les épouses hésitantes de certains membres de l’association pour leur
rappeler qu’elles font partie d’une famille. L’actrice qui joue le
personnage : Katey Sagal, est l’épouse du producteur de la série Kurt
Sutter et elle incarne à merveille cette figure tribale de la Mère Louve aussi
prodigue en amour familial qu’impitoyable dans sa chasse de tout ce qui
pourrait en fragiliser le socle. Mais cette figure n’est pas sans ambiguïtés
puisque elle a constitué ce mythe des sons sur le cadavre de son premier
mari : John, lequel s’était semble-t-il fatigué d’elle au point de se
créer un second foyer en Irlande.
Aussi opposé qu’on puisse
être à la religion, aux normes, à la loi, on n’en cultive pas moins quelque
part une certaine représentation normative de ce qu’une famille a à être. Tara,
la petite amie de Jax, ne cesse pas d’être passée à la moulinette du jugement
de Gemma, lequel, de franchement défavorable à inconditionnellement positif, ne
s’arrêtera jamais pour autant de s’activer, de passer d’un bord à l’autre selon
les occasions. Cette série pose sans aucun doute les bonnes questions :
« Peut-on réellement concevoir aujourd’hui un mode de vie libertaire et
anarchiste totalement indépendant des mentalités et des règles économiques
imposées par l’évolution d’une
civilisation ? » « Dans cette recherche, faut-il considérer les
valeurs familiales comme un support ou comme le dernier mur à abattre, le plus
difficile à défaire sans doute mais celui dont la destruction est finalement la
plus nécessaire ? »
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