vendredi 5 avril 2013

"La Science désenchante-t-elle le monde?" (1)


Nous n’avons pas besoin d’être des scientifiques pour vivre aujourd’hui dans l’efficience d’un certain rapport scientifique au monde, aux autres, à l’existence. Mais en quoi consiste exactement ce rapport ? Dans cet état d’esprit qui nous prédispose à exclure des phénomènes et des manifestations des forces de la nature tout recours à une justification surnaturelle. Même si nous n’en sommes pas personnellement capables, l’existence de la science nous incite à penser que tout peut s’expliquer rationnellement et lorsque nous lisons un Sherlock Holmes, par exemple, nous sommes souvent admiratifs de la capacité de l’enquêteur à mettre à jour des ressorts logiques là où quelque chose de nous se préparait déjà à accepter l’irrationnel et le miraculeux. Tout peut s’expliquer et si nous parvenons à comprendre les principes de causalité des phénomènes, alors nous voyons se dessiner dans l’univers les lois au gré desquelles ils arrivent, par quoi nous sommes en mesure de les prévoir.
Récemment (octobre 2012) six sismologues italiens ont été condamnés pour ne pas avoir anticipé un tremblement de terre dans la région de l’Aquila. C’est comme si le droit italien faisait reproche à la science de ne pas avoir activé entre les hommes et le monde ce filet de protection de la prévisibilité des évènements par le biais duquel, connaissant les causes des choses, rien ne serait plus susceptible de nous arriver « brutalement », « de facto ». La science se définirait alors comme ce domaine de connaissances et d’expérimentations grâce auquel une modalité d’émergence brute et « donnée » des évènements se trouverait heureusement écartée, révoquée dans notre rapport au monde. « Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses, dit Virgile, et qui, foulant aux pieds toute crainte, méprise l’inexorable destin et les menaces de l’Achéron (fleuve des Enfers) ». Rien n’est sans raison, rien ne se produit jamais « comme cela ». Il suffit de remonter à rebours et avec rigueur la chaîne de causalité des faits pour que tout s’explique et si tout s’explique, tout est susceptible, du moins « en droit » de se prévoir : « l’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. »
L’idéal de la science est ainsi défini par Max Weber comme un idéal de
transparence absolue et de sécurisation. Or c’est exactement celui-là même qui a abouti à la condamnation récente des sismologues italiens. Les termes utilisés par Weber sont à considérer avec précision, notamment l’expression : « pourvu seulement que nous le voulions » écrite dans le texte d’origine en italique. La science est une vision qui met à notre disposition une certaine modalité de rapport avec le monde au sein de laquelle toute possibilité de « surprise », d’imprévisibilité se voit niée, rejetée. Il est très intéressant de remarquer que la brèche dans laquelle s’est insinué le Droit italien en condamnant ces scientifiques correspond exactement, en un sens, au conditionnel du verbe « pouvoir » utilisé par Max Weber : « pourrions, pourvu seulement que nous le voulions ». La norme d’un devoir être juridique nécessaire à la constitution du vivre ensemble d’une communauté d’hommes sanctionne ici le manquement d’une discipline à l’idéal dont il est investi par une opinion générale (le terme de Weber est « nous ») qui manifeste à son égard une exigence : celle de nous fournir la représentation d’un monde connu, clair transparent, contrôlé, au sein duquel rien jamais ne peut se produire sans avoir été préalablement perçu, défini, exprimé.
Le point fondamental à bien saisir ici réside dans le fait que nous ne demandons pas à la science ou à la technologie de nous faire vivre dans un monde transparent (la référence de Weber à l’obscurité dans laquelle nous plonge les récentes innovations technologiques (le tramway) est assez parlante, de ce point de vue) mais de nous donner la vision disponible, praticable en droit, d’un monde transparent. Finalement, si nous réfléchissons, nous réalisons que la condamnation des « chercheurs » italiens revient à leur imputer ce tort de n’être pas à la hauteur fantasmatique de la fonction fantasmatique qu’une communauté de droit (fantasmatique ?) leur impose d’assumer. « Vous n’avez pas été capable de nous fournir une représentation du monde correspondant à celle que nous attendons de vous, soit celle de forces naturelles dont les expressions sont intégralement prévisibles notamment dans l’intensité de leur manifestation, ce qui a abouti à la mort de plusieurs centaines de personnes qui vous sont imputables. Bref vous n’avez pas joué le rôle qui vous revient, soit celui de nous faire vivre, nous les hommes, dans l’efficience constante d’un différé à l’égard de l’actualité d’un monde naturel de forces présentes.
Finalement, ce n’est pas du tout à la fonction de désenchantement du monde
que ces scientifiques italiens ont prétendument failli mais plutôt à celle de n’être pas à la hauteur de la vision juridiquement enchanteresse d’un monde de droit à l’intérieur duquel nous sommes en droit capables de prévoir l’instant « suivant ». Nous attendons de la science qu’elle constitue et entretienne le mythe d’un pouvoir humain sur un univers dont l’efficience consiste dans une ingérable et imprévisible manifestation de puissances multiples, diverses et instantanées. Ce qui est le plus troublant dans cette sentence, c’est le fait que nous puissions la juger aussi logique que profondément absurde : logique au regard de tout ce qui, de la science, nous conforte dans la certitude de la prévisibilité d’un fait, d’un résultat (pensons au calcul des probabilités par rapport à un tirage du loto), d’une réalité (météorologie), absurde parce qu’elle s’apparente à un reproche au savant que l’on pourrait formuler en ces termes : « vous ne nous avez pas prévenu du fait que nous vivions « en même temps » que l’Univers ».
Nous percevons dés lors toute l’ambiguité de la notion d’enchantement utilisée par Max Weber : la science désenchante le monde par l’efficience de ce lien qu’elle semble induire entre la connaissance et la prévoyance (lien double en ceci qu’elle ne connaît qu’en prévoyant (rôle de l’hypothèse dans l’expérimentation) et qu’elle ne prévoit qu’en connaissant (rôle de la loi dans la théorisation du réel)) mais elle l’enchante dés lors que cette imprévisibilité du présent est perçue, non plus comme un enchantement mais comme un fait. La vraie question consiste en fait à se demander si l’instant que nous vivons maintenant était prévisible, s’il y a quoi que ce soit de son émergence qui échappe à l’analyse et au calcul, si l’exploration rigoureuse par l’homme de la nécessité des mouvements qui font être la réalité est capable ou pas de nous débarrasser enfin du chaos, du hasard, de l’inattendu. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire