Nous n’avons pas besoin
d’être des scientifiques pour vivre aujourd’hui dans l’efficience d’un certain
rapport scientifique au monde, aux autres, à l’existence. Mais en quoi consiste
exactement ce rapport ? Dans cet état d’esprit qui nous prédispose à exclure
des phénomènes et des manifestations des forces de la nature tout recours à une
justification surnaturelle. Même si nous n’en sommes pas personnellement
capables, l’existence de la science nous incite à penser que tout peut
s’expliquer rationnellement et lorsque nous lisons un Sherlock Holmes, par
exemple, nous sommes souvent admiratifs de la capacité de l’enquêteur à mettre
à jour des ressorts logiques là où quelque chose de nous se préparait déjà à
accepter l’irrationnel et le miraculeux. Tout peut s’expliquer et si nous
parvenons à comprendre les principes de causalité des phénomènes, alors nous
voyons se dessiner dans l’univers les lois au gré desquelles ils arrivent, par
quoi nous sommes en mesure de les prévoir.
Récemment (octobre 2012)
six sismologues italiens ont été condamnés pour ne pas avoir anticipé un
tremblement de terre dans la région de l’Aquila. C’est comme si le droit
italien faisait reproche à la science de ne pas avoir activé entre les hommes
et le monde ce filet de protection de la prévisibilité des évènements par le
biais duquel, connaissant les causes des choses, rien ne serait plus
susceptible de nous arriver « brutalement », « de facto ». La
science se définirait alors comme ce domaine de connaissances et
d’expérimentations grâce auquel une modalité d’émergence brute et
« donnée » des évènements se trouverait heureusement écartée,
révoquée dans notre rapport au monde. « Heureux celui qui a pu pénétrer
les causes secrètes des choses, dit Virgile, et qui, foulant aux pieds toute
crainte, méprise l’inexorable destin et les menaces de l’Achéron (fleuve des
Enfers) ». Rien n’est sans raison, rien ne se produit jamais « comme
cela ». Il suffit de remonter à rebours et avec rigueur la chaîne de
causalité des faits pour que tout s’explique et si tout s’explique, tout est
susceptible, du moins « en droit » de se prévoir :
« l’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient
donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles
nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons
qu’à chaque instant nous pourrions,
pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en
principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le
cours de la vie ; bref que nous pouvons
maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le
monde. »
L’idéal de la science est
ainsi défini par Max Weber comme un idéal de
transparence absolue et de sécurisation. Or c’est exactement
celui-là même qui a abouti à la condamnation récente des sismologues italiens. Les
termes utilisés par Weber sont à considérer avec précision, notamment
l’expression : « pourvu seulement que nous le voulions »
écrite dans le texte d’origine en italique. La science est une vision qui met à
notre disposition une certaine modalité de rapport avec le monde au sein de
laquelle toute possibilité de « surprise », d’imprévisibilité se voit
niée, rejetée. Il est très intéressant de remarquer que la brèche dans laquelle
s’est insinué le Droit italien en condamnant ces scientifiques correspond
exactement, en un sens, au conditionnel du verbe « pouvoir » utilisé
par Max Weber : « pourrions, pourvu seulement que nous le
voulions ». La norme d’un devoir être juridique nécessaire à la
constitution du vivre ensemble d’une communauté d’hommes sanctionne ici le
manquement d’une discipline à l’idéal dont il est investi par une opinion
générale (le terme de Weber est « nous ») qui manifeste à son égard
une exigence : celle de nous fournir la représentation d’un monde connu,
clair transparent, contrôlé, au sein duquel rien jamais ne peut se produire
sans avoir été préalablement perçu, défini, exprimé.
Le point fondamental à bien
saisir ici réside dans le fait que nous ne demandons pas à la science ou à la
technologie de nous faire vivre dans un monde transparent (la référence de
Weber à l’obscurité dans laquelle nous plonge les récentes innovations
technologiques (le tramway) est assez parlante, de ce point de vue) mais de nous
donner la vision disponible, praticable en
droit, d’un monde transparent. Finalement, si nous réfléchissons, nous
réalisons que la condamnation des « chercheurs » italiens revient à
leur imputer ce tort de n’être pas à la hauteur fantasmatique de la fonction
fantasmatique qu’une communauté de droit (fantasmatique ?) leur impose
d’assumer. « Vous n’avez pas été capable de nous fournir une
représentation du monde correspondant à celle que nous attendons de vous, soit
celle de forces naturelles dont les expressions sont intégralement prévisibles
notamment dans l’intensité de leur manifestation, ce qui a abouti à la mort de
plusieurs centaines de personnes qui vous sont imputables. Bref vous
n’avez pas joué le rôle qui vous revient, soit
celui de nous faire vivre, nous les hommes, dans l’efficience constante d’un différé
à l’égard de l’actualité d’un monde naturel de forces présentes.
Finalement, ce n’est pas du
tout à la fonction de désenchantement du monde
que ces scientifiques italiens
ont prétendument failli mais plutôt à celle de n’être pas à la hauteur de la
vision juridiquement enchanteresse d’un monde de droit à l’intérieur duquel nous sommes en droit capables de prévoir l’instant « suivant ». Nous
attendons de la science qu’elle constitue et entretienne le mythe d’un pouvoir
humain sur un univers dont l’efficience consiste dans une ingérable et
imprévisible manifestation de puissances multiples, diverses et instantanées.
Ce qui est le plus troublant dans cette sentence, c’est le fait que nous
puissions la juger aussi logique que profondément absurde : logique au
regard de tout ce qui, de la science, nous conforte dans la certitude de la
prévisibilité d’un fait, d’un résultat (pensons au calcul des probabilités par
rapport à un tirage du loto), d’une réalité (météorologie), absurde parce
qu’elle s’apparente à un reproche au savant que l’on pourrait formuler en ces
termes : « vous ne nous
avez pas prévenu du fait que nous vivions « en même temps » que
l’Univers ».
Nous percevons dés lors
toute l’ambiguité de la notion d’enchantement utilisée par Max Weber : la
science désenchante le monde par l’efficience de ce lien qu’elle semble induire
entre la connaissance et la prévoyance
(lien double en ceci qu’elle ne connaît qu’en prévoyant (rôle de l’hypothèse
dans l’expérimentation) et qu’elle ne prévoit qu’en connaissant (rôle de la loi
dans la théorisation du réel)) mais elle l’enchante dés lors que cette
imprévisibilité du présent est perçue, non plus comme un enchantement mais
comme un fait. La vraie question consiste
en fait à se demander si l’instant que nous vivons maintenant était prévisible,
s’il y a quoi que ce soit de son émergence qui échappe à l’analyse et au
calcul, si l’exploration rigoureuse par l’homme de la nécessité des mouvements
qui font être la réalité est capable ou pas de nous débarrasser enfin du chaos,
du hasard, de l’inattendu.
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