« Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard » : c’est le titre du dernier poème de
Mallarmé, poème investi de la volonté par son auteur de renouveler l’art
poétique. Il n’est aucunement question ici d’avoir la prétention de rendre
compte de ce renouvellement, encore moins de le comprendre, mais seulement de
décontextualiser cette affirmation, de l’aborder dans une perspective non plus
poétique mais scientifique (même s’il n’est pas anodin pour un sujet de
philosophie portant sur « le désenchantement du monde par la
science » d’aller chercher un poème pour lancer une réflexion sur l’esprit
scientifique). Si nous filmons le mouvement de la main qui lance les dés, puis
remontons le film et faisons défiler les clichés, en définissant rigoureusement
à chaque « arrêt sur image » l’évolution de la vitesse de roulement
des dés dans la main, leur chute, l’impact sur le tapis de jeu, la position des
faces, etc. Il nous sera facile de montrer à quel point il n’est rien du coup
de dé, dans la phase finale de son numéro tombé, qui n’ait été prévisible
« en droit ». Rien n’est hasardeux. Nous voyons dans cette
décomposition du mouvement à quel point, les instants se suivant, les
phénomènes se succèdent les uns aux autres au gré de lois définies,
formulables, décryptables. Rien que du connu. Il n’y a pas de hasard dans le
coup de dés.
Mais alors comment
expliquer qu’aucun scientifique mis en présence de ce lancement des dés ne se
risquerait à en prédire le chiffre autrement que dans les termes d’un calcul de
probabilités ? Envisageons la possibilité que la main du croupier les
roule de façon identique, les fasse tomber à la même vitesse sous le même
angle, etc, le résultat ne sera pas « nécessairement »
le même, de la même façon qu’à un tirage du loto pour lequel il n’y a pas
d’intervention humaine dans le processus, les chiffres tombés ne sont jamais
identiques, d’un tirage à l’autre. Chaque tirage du loto, chaque coup de dés
nous met en face de deux impossibilités avérées : d’abord celle de réduire
la plasticité d’un phénomène à la mise en relation spatiale de paramètres
distinctifs (mise en question de la « diagnose » du diagnostic),
ensuite celle de considérer l’émergence d’un fait présent comme la stricte
continuité du passé (remise en cause de la chronologie – illusion rétrospective
du vrai chez Bergson).
Si nous passions à rebours
le film précis de tous les chocs entre les boules
dans la sphère, nous
« comprendrions » pourquoi tel ou tel numéro est sorti, mais nous le
comprendrions en décomposant un mouvement dont le propre consiste justement à
s’être effectué « tout uniment », sur un mode « composé »,
mêlé, « indifférenciant », c’est-à-dire autrement que tel que le film
nous le donne à voir et à repasser. Devant le ralenti de ce qui s’est passé, il
nous est difficile de nous dire que ce
que nous voyons se passer n’est justement pas ce qui s’est passé, mais
c’est pourtant bien le cas. Nous partons du principe que le ralenti ou que la
succession de clichés du phénomène nous aide à discerner son déroulement mais nous perdons alors de vue le fait que le
phénomène consiste précisément et essentiellement dans son mouvement, c’est-à-dire
dans ce que le cliché ou le ralenti dénature. Ceux-ci nous aident à voir
« les choses », en l’occurrence les boules, les chocs entre les
boules du loto, les « éléments » mais aucunement l’intrication des
forces en présence, ce fond « d’efficience de choc » dans lesquelles
consistent pourtant l’authenticité du tirage. Ce qui s’est passé, ce n’est pas
une affaire de choses mais une affaire de vitesse et de situation, et c’est
exactement parce que nous ne portons pas sur le phénomène une attention
orientée par ces deux aspects que nous en ressortons « bredouilles ».
Mais qu’est-ce que cela
signifie : « c’est une affaire de vitesse et de
situation » ? Chacun des chocs d’une boule sur une autre boule se
produit dans le cadre de paramètres qui sont « en droit » calculables
et donc prédictibles et pourtant chaque tirage est le théâtre de variantes dans l’effectivité de ces
chocs par le biais desquels ce ne sont pas « nécessairement » (en
l’occurrence quasiment jamais) les « mêmes qui sortent ». Ce n’est
pas tant le nombre des occurrences et des variables, des chocs possibles qui
rendent imprédictible le résultat que la nature fondamentalement et
intensivement variable de ce que c’est pour la réalité que « se
produire ».
Autrement dit, ce qu’il
s’agit de remettre ici en cause c’est l’idée selon laquelle tous les phénomènes
se produiraient dans un fond neutre et
immuable à l’intérieur duquel les différentes variables d’une situation,
d’un protocole expérimental (mettre tant de boules dans une sphère, par
exemple) ne viendraient que des éléments mis en présence, et de ce biais
s’offriraient à un calcul, à un travail de combinatoire. Les variables de tous
les résultats possibles sont-elles le fruit de la combinatoire interne d’un
système clos sur lui-même dans lequel tous les paramètres sont clairs, définis
et « fixes » : soit la sphère du tirage ou bien faut-il ajouter
à tous ces facteurs une autre donnée qui en bouleverse totalement la nature et
le développement : celui d’une dynamique globalisante sous l’efficience de
laquelle ce qui fait le tirage, ce n’est pas que telle boule ait choquée telle
boule sous l’action de telle vitesse de brassage mais que de nouveaux chiffres
aient été émis dans la texture d’un champ de déplacement de mobiles dont le
cadre n’est pas isolable de son milieu et dont les éléments ne sont pas
davantage isolables les uns des autres.
Finalement, si la caméra ne
nous permet pas de saisir le mouvement « un » par le biais duquel ce
qui s’est passé s’est réellement passé, c’est parce que cela s’est passé bien
au-delà du champ circonscrit par la caméra l’a englobé soit celui de ce monde
« là maintenant ». Le mathématicien chercheur peut bien réfléchir à
toutes les probabilités des tirages possibles, il ne saurait le faire qu’en
isolant le problème, c’est-à-dire qu’en en posant préalablement les caractéristiques
et les paramètres « de départ » comme si ils constituaient en
eux-mêmes un « cadre », un système clos à l’intérieur duquel le
calcul pourrait effectuer son œuvre combinatoire. Or, cette neutralisation d’un
contexte n’en sera pas moins parfaitement illusoire dans la mesure où elle ne
saurait aucunement se concevoir indépendamment de ce mouvement sous l’action
duquel en cet instant ce qui est « est ».
Qu’une fois données toutes les conditions et
les composantes d’une
situation, celle-ci soit l’objet d’un calcul définissant
ses probabilités ne saurait en aucune manière valoir à rebours pour expliquer
le fait arbitraire et miraculeux qu’elles soient données. On peut calculer les
variables d’un système valant à l’intérieur de ce système (dont on pourrait
dire qu’il est « auto décrété » en tant que système), on fait alors
comme si ce système ne s’était pas déjà lui-même constitué sur le fond d’un
agencement proprement miraculeux de variables. Tout le problème de l’homme vient de ceci qu’il calcule les variables
de systèmes qu’il crée de toutes pièces et isole d’une efficience dynamique,
instante et continue de variables dont on pourrait dire qu’elles forgent le jeu
combinatoire de ce que c’est pour l’univers infini d’exister. Le tirage de
loto auquel on joue s’effectue dans la dimension même d’un tirage de loto existentiel
et cosmique dans l’efficience duquel être, c’est précisément ce qui se joue. On
s’active à créer une sorte de souricière de hasard, un protocole dont on
pourrait peu à peu réduire la part de hasard en sériant les possibilités, en
calculant les probabilités, mais ce travail d’évacuation de l’aléatoire ne peut
se concevoir ailleurs ni autrement que dans le mouvement moins aléatoire
lui-même que divers, sujet à variations, à flux, à fluctuations, à
« régions » (théorie de la relativité générale) d’un « univers
en expansion ».
Chacun de nous franchit un
certain seuil de compréhension de l’univers dans lequel il vit lorsque il a
renversé le rapport habituel du temps et du mouvement. Ce n’est pas parce qu’il
y a du temps qu’il y a du mouvement mais
c’est parce qu’il y a du mouvement dans l’espace qu’il y a du temps, lequel
n’est qu’une façon pour l’être humain d’organiser des séquences d’activité
sociales concertées. La terre tourne sur elle-même autour du soleil et de ce
mouvement découle le temps de nos journées. Mais nous pouvons en franchir un
supplémentaire lorsque nous réalisons que ce mouvement de la terre dans
l’espace s’accomplit dans le mouvement d’extension de l’espace lui-même, ce qui
ne signifie pas du tout que l’univers s’agrandit mais plutôt que « ce que c’est pour l’espace d’être
l’espace » change. Quand on dit que l’univers est en expansion, on
crée en effet l’image fausse d’un « contenant » dans lequel l’univers
prend plus de place alors que c’est précisément de la notion même de place dont
il est question ici. L’univers ne grossit pas en volume dans la totalité d’un espace (contenant) qu’il remplirait de plus
en plus mais c’est la notion même de ce que c’est pour un espace d’être, et
cela aussi bien dans son efficience occupante qu’occupée qui
« change » et cela ne peut plus être « dans » l’espace.
L’expansion devient ici un modèle inopérant, obsolète. Dire que l’univers est
en expansion est, en un sens, absurde car on ne voit pas dans quoi il pourrait augmenter sa masse si ce n’est l’univers, ce
qu’il est précisément censé être déjà et cela « totalement ».
L’univers n’est pas en expansion mais en mutation et encore importe-t-il
d’insister sur le fait que
cette mutation ne saurait se concevoir en terme de grandeur ou de limitation
spatiale car nous ne disposons plus, dans une réflexion d’un tel champ
d’amplitude, « d’extérieur » au regard de quoi une
« chose » pourrait se circonscrire, se délimiter. L’univers n’est pas une chose, pas plus que
la totalité de toutes les choses. Il
n’est pas un contenant, il est un « maintenant », soit la
puissance de cohésion sous l’effet de laquelle tout, en cet instant, « se
tient », se « maintient ». Et nous percevons bien la nuance de
durée et non plus d’espace contenue dans cette expression :
« tenir ». Il n’est absolument rien de l’infiniment grand à
l’infiniment petit qui effectivement en cet instant « tienne » si ce
n’est sous l’effet de cette force de cohésion, mais plus encore de coalescence
par quoi les délimitations entre les objets cessent de valoir pour interagir
dans des champs de force dont les effets sont aussi aléatoires que l’endroit où l’éclair va fulgurer dans le champ
électrostatique installé par les nuages d’orage. Nous croyons que des séquences se succèdent dans la continuité logique
et sérielle d’un univers identique alors que des intensités fluctuent dans les
courants de « régions d’être » disséminées.
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