Mais en quoi consisterait
cette matière première ou ce sens « vrai » ? On peut trouver
dans un passage de l’étranger quelques éléments de réponse. Meursault
emprisonné doit se faire au mode de vie imposé par sa détention. « Ce qui était le plus dur, dit-il,
c’est que j’avais des pensées d’homme libre. Par exemple, l’envie me prenait
d’être sur une plage et de descendre vers la mer. A imaginer le bruit des
premières vagues sous la plante des pieds, l’entrée du corps dans l’eau et la
délivrance que j’y trouvais, je sentais tout d’un coup combien les murs de ma
prison étaient rapprochés. Mais cela dura quelques mois. Ensuite, je n’avais
que des pensées de prisonnier. J’attendais la promenade quotidienne que je
faisais dans la cour ou la visite de mon avocat. Je m’arrangeais très bien avec
le reste de mon temps. J’ai souvent pensé alors que si l’on m’avait fait vivre
dans un tronc d’arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du
ciel au-dessus de ma tête, je m’y serais peu à peu habitué. J’aurais attendu
des passages d’oiseaux ou des rencontres de nuages comme j’attendais ici les
curieuses cravates de mon avocat et comme, dans un autre monde, je patientais
jusqu’au samedi pour étreindre le corps de Marie. C’était d’ailleurs une idée
de maman et elle le répétait souvent, qu’on finissait par s’habituer à
tout. »
En d’autres termes :
il y a des pensées d’homme libre qui correspondent à des situations d’homme
libre et des pensées de prisonnier qui se plaquent sur des situations de
prisonnier mais la vie comme matière première s’accommode tout autant des unes
que des autres. Cela signifie qu’il est au cœur de l’existence humaine un sens
quasi inné des proportions et de la mesure par le biais duquel peu à peu les
pensées qui nous viennent s’ajustent exactement aux situations qui les fondent.
La sagesse d’une expérience consiste précisément à penser dans cet ancrage au
lieu tout ce qui, de penser, s’enracine en ce lieu. Aussi dures que puissent
être les conditions imposées par la détention, tout homme, dés lors qu’il vit,
est à même de se conforter dans le fait d’exister, et c’est ce qu’il accomplit
grâce à l’habitude.
C’est tellement vrai que
Meursault juste après ce passage dit qu’il ne comprend vraiment le sens de sa
punition qu’en réalisant qu’il est privé de femmes. A part cette restriction,
il ne saisit pas vraiment en quoi sa situation de détenu diffère de celle qui
était la sienne quand il était libre, tout simplement parce qu’il est un héros
ou plutôt un anti héros existentialiste qui n’a aucun projet, qui traverse les
différents épisodes de sa vie sans jamais en dépasser la frontière impressive.
Tuer un homme, c’est être ébloui par le reflet du soleil sur une lame de
couteau, sentir la sueur perler sur son front, entendre le bruit des
détonations, mais Meursault n’atteint quasiment jamais le stade de la synthèse
réflexive par le biais de laquelle un homme commente sa vie et la juge. Il ne
se situe qu’à hauteur de la ligne esthésique des évènements et il se pourrait
bien qu’en cela, il nous décrive le sens le plus vrai, le plus juste et le plus
indiscutablement « premier » du mot confort : se conforter, s’ancrer,
s’enraciner dans la production d’affects de tout instant vécu, de tout instant
« vivant ». C’est au regard de cette matière là que le confort
considéré dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui n’est précisément pas
assez matérialiste. Si nos pensées se calquent de façon aussi systématique sur
ce que peut notre corps au sein de la situation qui lui est faite, c’est
précisément parce qu’elles ne consistent authentiquement qu’ « en
cela », c’est-à-dire qu’il n’est rien d’une situation donnée qui par le
biais de la multiplicité de ces incitations impressives à la penser dans
laquelle elle consiste soit autre chose, en fin de compte, que cela même qui
pense. Nous qui croyons penser quelque chose au sein d’une situation ne
percevons pas ce fond de rumeur esthésique par quoi penser c’est précisément ce
qui ne se fait qu’à partir de la situation, de telle sorte que nous ne cessons
de chercher notre confort dans cela même qui est toujours déjà en train de le
constituer, de s’y constituer. Autrement dit, nous ne percevons pas
l’efficience d’un confort existentiel,propre à la texture
évènementielle de tout ce qui « a lieu » et constituons donc comme
objectif social un processus qui s’active continûment dans l’engendrement
factuel de la réalité.
Finalement le confort, en
tant que procès, décrit exactement le protocole d’engendrement des instants par
les instants, et c’est exactement à cette procédure là que Meursault fait
référence quand, reprenant les mots de sa mère, il affirme qu’on finit par
s’habituer à tout. Il n’est aucune situation aussi prétendument invivable
soit-elle qui ne puisse être investie et finalement assimilée, habitée par
l’habitude. Dés lors que l’on cesse de référer la notion de confort aux
conditions de vie des hommes et qu’on l’envisage plutôt sous l’angle de
l’investissement de situations par la vie, on réalise la force indépassable de
cette notion, comme si le fait d’être
consistait en réalité exclusivement dans l’habitude que l’on en prend, et
on comprend alors que l’impression que l’on a parfois de la nature artificielle
du confort, celui qui est recherché par les hommes, nous frappe d’autant plus
qu’il importe de le mettre en perspective avec cette autre conception qui ne
fait rien moins que partie intégrante de notre compréhension de l’existence.
Que le confort nous semble illusoire, c’est peut-être ce que l’on ne peut
concevoir qu’à partir d’une compréhension profonde des ressorts les plus
profonds, les plus élémentaires, mais aussi les plus fondateurs de ce que c’est
que la réalité.
Que des déportés aient pu
trouver dans des expériences aussi invivables que celles qu’ils ont vécues des
motifs de s’enraciner, de durer malgré tout dans ces instants semblent faire
signe d’une dynamique pure de la temporalité qui tient davantage du confort que
de l’effort, de la contraction que de l’extraction, de l’intension que de
l’extension, de la contemplation que de la performance. L’idée qui est ici
suggérée consiste à affirmer que l’instant qui vient ne succède pas au
précédent comme un point suit un autre selon la trajectoire d’une direction sur
une ligne mais comme un degré de
contraction dans l’exhaustivité d’une habitude, dans les variantes du processus
d’ancrage d’un « faire corps avec ».
Aussi troublante que puisse
être cette réflexion, il est tout-à-fait possible que la raison la plus
profonde pour laquelle nous éprouvons autant de difficulté à évoquer et à
simplement penser aux camps d’extermination ne vient pas tant de toutes les
vies qui s’y sont éteintes que de celle au singulier qui précisément n’a pas pu
l’être. Dans quelle mesure le plus troublant dans les camps de la mort ne
consisterait-il pas dans le scandale d’y voir s’y insinuer, y demeurer, y durer
et s’y constituer de « la vie malgré tout », c’est-à-dire de la vie
brutalement sommée de se démasquer, de s’y « faire » ? N’est-ce
pas précisément dans cette expérience limite que nous pourrons clairement faire la part du ressort nu de cette
dynamique confortante de l’existence par opposition à l’illusion de toutes ces
vies en quête de confort ? En d’autres termes, le fait que nous soyons
toujours dans la recherche du plus grand confort pour notre corps ne
marquerait-il pas l’esprit d’une déviation à l’égard d’un processus d’une
dimension infiniment plus structurelle, plus fondamentale et plus « donnée »
qu’aucune autre par le biais de laquelle rien jamais ne se produit sans
être le fruit de l’acte de se conforter, c'est-à-dire de faire corps avec
l’habitude d’être. (conforter : tenir une position)
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