Mais aussi fondé que soit
ce sens existentiel du confort, comment expliquer qu’il ait été aussi
facilement déserté ? Comment rendre compte de la dépossession de son sens
au bénéfice du terme de « réconfort » ? De quelle présence
pouvons nous supposer l’efficience derrière le préfixe de réitération :
« re », comme si, de ce confort primordial, inhérent à l’existence
même, la langue ne voulait retenir que ce qui en rajoute « une
couche », ce qui en rabat l’activation sur le sujet, ce qui n’en fait
valoir l’action qu’en la réitérant ? Le réconfort, c’est la consolation et l’on
ne peut s’empêcher de mesurer la considérable amplitude de la perte d’impact
que cette psychologisation abusive fait subir au sens premier, existentiel du
confort comme ancrage.
Que le passage d’un sens
existentiel aussi fort à une acception matérielle aussi pauvre soit
particulièrement patent dans l’étymologie pourrait nous incliner à penser à
juste raison que le langage n’est pas étranger à l’efficience de cette
diminution. Le linguiste John Austin a beaucoup insisté sur un type de discours
qu’il a baptisé du terme de performatif. Quand je jure quelque chose à
quelqu’un ou quand je réponds : « oui » à la question du
maire qui me demande si je veux épouser ma future femme, je ne fais pas que
dire quelque chose, je fais advenir un acte à la surface du réel par ma parole.
Le performatif actualise le pouvoir magique de la langue, sa fonction
fondamentalement « baptismale ». Le prêtre ne dit pas qu’il baptise,
de fait, il baptise en disant qu’il le fait. En un sens, on crée forcément une
vérité en promettant, non pas que l’on tienne nécessairement sa promesse dans
le futur mais on a fait advenir en promettant le temps sacré d’une parole
donnée, proférée dans autre chose que la fluidité de l’air.
Promettre, c’est
s’engager, dire qu’on fait dans l’efficience d’un dire qui est un faire. On ne
parle plus dans le vide mais dans le plein. Mais de ce fait s’accomplit un
étrange subterfuge rétroactif, un effet de leurre de la parole: promettre de
dire la vérité, c’est promettre de l’avoir déjà dite en la promettant. Le
témoin qui promet à partir de maintenant de dire toute la vérité, rien que la
vérité, etc, crée, dans son « Je le jure », l’instant décrété ce qu’il dit qu’il fait en
le disant. Comment jurer de dire à
partir de maintenant toute la vérité sans que la vérité n’ait commencé
avant d’être décrétée ? Cela ne peut-être qu’à la fin du «
-re » que le temps de la vérité commence, puisque c’est la formule achevée
qui crée la frontière du « pays du vrai », mais alors quel régime
prévaut dans ce qui précède le « -re », dans le
« Je-le-ju » ?
Il s’agit de marquer le
commencement d’une parole à venir forcément vraie par l’effectuation d’une
formule magique, comme un « sésame ouvre-toi ! » dont on ne voit
vraiment pas, dés qu’on y réfléchit comment elle pourrait à la fois être ce
qu’elle est et dire qu’elle l’est. Le performatif décrit l’efficience d’un dire
qui serait en même temps un faire mais c’est une illusion qui repose sur la
fausse assimilation entre le sens d’un énoncé et sa vérité. Quand je dis :
« le petit chat est mort », il est vrai ou faux que le petit chat est
mort en effet mais cela n’empêche pas dans l’un et l’autre cas que l’énoncé
soit sensé, qu’il fasse sens. On peut faire sens en disant ce qui n’est pas
vrai, et c’est exactement ce que l’on appelle la littérature. Affirmer que je
dis forcément la vérité en jurant que je la dis, c’est faire comme si en
jurant, je créais en même temps la vérité de ce que je dis et la vérité de ce
que dire est (la vérité d’un dire vrai). Mais
je ne peux pas à la fois tenir le discours de la vérité et poser les conditions
de vérité d’un discours. Le droit ici, ce n’est pas seulement de
« l’anti littérature », c’est l’illusion de la croyance en un
discours sans efficience fictive (alors qu’il n’est rien du discours qui puisse
se tenir à partir d’une autre nervure que celle, verbale, de « ce qui
n’existe pas tel qu’il est » - Foucault), c’est le fantasme d’une société
qui ferait advenir ce qu’elle dit qui est en le disant. C’est finalement l’illusion même de l’autorité.
Or, c’est exactement les
termes mêmes de cette illusion que nous retrouvons aujourd’hui dans la
technologie de la commande, du confort et en particulier de la domotique.
L’illusion du performatif dans la langue c’est exactement l’illusion du confort
de la commande dans la technologie, le fantasme de faire advenir la lumière par
la simple pression d’un bouton, voire par le son de la voix. Que la lumière soit et la lumière fut.
Il importe de faire advenir ce qui avant n’était pas.
C’est en fait l’illusion
inhérente à la notion même de commencement. Il s’agit dés lors pour nous de
créer les conditions d’un confort artificiel sur le fond d’un processus
cosmique dont l’efficience exhaustive consiste à se conforter dans ce qu’il
est, par quoi nous pourrions défendre cette idée selon laquelle nous évoluons
dans ce que l’on définirait comme l’ère illusoire d’une cosmogonie de la
technologie performative, de la tablette et de l’interface par opposition à
l’efficience cosmique d’une technologie de la contemplation, de l’habitus et
des interactions. Autant la première présuppose l’activation de la langue comme
effectuation de mots d’ordre par quoi le confort s’impose à tous comme norme à
laquelle il importe de se conformer,
autant la seconde suit le fil de l’habitude et de la durée à l’intérieur de
laquelle il n’est question pour nous que de nous "conforter" dans une acception résolument distincte (et finalement exactement contraire) de celle, seulement psychologique, qui consiste à nous "réconforter".
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