L’étymologie du
terme de « confort » est intéressante à plusieurs titres. Tout
d’abord, il apparaît que son sens premier correspond exactement à celui que
nous assignons aujourd’hui au mot : « réconfort », comme
s’il avait fallu adjoindre le préfixe réflexif « re » pour accentuer
la connotation à la fois intimiste, morale et altruiste de la notion.
Confortare signifie d’abord soutenir moralement, raffermir quelqu’un dans sa
position. Mais doublé par réconforter, il a perdu son usage et revient
étrangement, par le détour à une autre langue, l’anglais « comfort »
qui désigne un état de bien-être physique et matériel et par métonymie les
conditions objectives nécessaires à ce bien-être. En fait, de son premier sens
à son second, il y a étymologiquement une rupture complète car ce n’est pas vraiment
du même mot qu’il s’agit (détour par l’anglais). La preuve c’est qu’il est apparu
au 19e siècle avec une double orthographe : « confort et
comfort » avant que la première soit définitivement adoptée en 1850. Ce
nouvel emploi a connu un grand succès à cause de sa nouveauté et de sa
connotation anglaise (cosy).
Le terme est donc passé
d’un sens moral et altruiste à un sens matériel et individualiste. Cum fortis,
désigne, en effet, en latin « avoir de la force ensemble », un peu
sur le modèle de la force de la guerre des étoiles : « que la force
soit avec toi », mais il désigne maintenant le fait d’avoir à portée
toutes les commodités nécessaires à la vie. En fait, il semble bien qu’il y ait
une seule chose qui demeure de son premier sens à son second c’est justement la
notion de continuité, autrement dit son opposition à l’effort. Il serait
tentant de voir dans l’inflexion individualiste de l’étymologie du terme une
sorte de dérive sociologique et technologique correspondant à l’évolution des
mentalités occidentales mais peut-être passerait-on alors à côté de
l’essentiel, soit le fait que le confort signifie finalement la situation d’un
homme qui ne se fait pas violence pour…En d’autres termes, il se pourrait bien
qu’après tout la compréhension étymologique du mot de confort, le fond de la
chose étiqueté par le mot soit de faire signe d’une puissance consistant à être
en phase avec la force plutôt que de vouloir justement en forcer le régime.
Parfois l’étymologie
apparaît comme un jeu de connaissance gratuit et pédant, mais comme son nom
l’indique il y a toujours une vérité à chercher dans la naissance du mot, tout
simplement parce que si le mot ne dit pas la vérité de la chose qu’il désigne,
il n’en est pas moins vrai qu’il n’y aurait pas le mot s’il n’existait pas la
chose, c’est-à-dire l’efficience d’une certaine nuance dont le mot porte
l’inflexion à très juste titre. Or, le fait que le mot confort désigne
aujourd’hui des choses, les conditions matérielles d’une certaine conception du
bien-être, ne doit pas nous faire oublier tout ce dont l’union de cum et de
fortis fait originellement signe, à savoir le contraire de l’effort, l’opposé
d’une force qu’il s’agirait de « forcer », exactement dans le
prolongement de ce que décrit bien une chanson de Pierre Billion interprétée
par Johnny Halliday : « A force de briser dans mes mains des
guitares, sur des scènes violentes, sous des lumières bizarres, à force de forcer ma force à cet effort,
j’ai oublié de vivre ». Il se pourrait bien qu’en se laissant tenter par
la facilité d’une critique trop systématique ou trop idéologique du confort
comme bien-être matériel, nous perdions de vue ce dont l’étymologie porte la
trace et nous laissions alors gagner par le confort d’une posture
intellectuelle « anti-confort » qui nous ferait peut-être rater l’essentiel,
à savoir qu’il y a, à l’origine du mot « confort » l’efficience d’une
certaine attitude, d’un certain rapport de forces à la force qui aurait
davantage à voir avec la notion de synergie
qu’avec celle de « vie facile ».
Ce qui est vraiment
intéressant, c’est peut-être moins finalement cette évolution des mentalités
occidentales qui, par bien des aspects, ne semble guidée que par le souci d’augmenter
sans cesse le confort de nos conditions de vie que le tour de cette inflexion
étymologique par le biais duquel le fait de gagner de quoi jouir de conditions
de vie de plus en plus aisées a pris l’ascendant, dans le signifié du terme de
confort, sur le trait de désignation d’une efficience synergétique avec la
force. Autrement dit, plutôt que de critiquer un mot avec d’autres mots et
rentrer ainsi dans la stérilité d’une querelle idéologique, il pourrait s’agir
d’aller plutôt chercher dans le contact premier du mot avec la chose qu’il
désigne la vraie chose et d’essayer ainsi de revitaliser l’usage du mot, car ce
qui doit vraiment attirer notre attention, c’est le fait qu’un mot qui évoque
la réalisation d’une communion de forces, d’une mise au diapason des puissances
désigne aujourd’hui le pouvoir de jouir individuellement de conditions
d’existence faciles.
Or la question de savoir si
le confort est une illusion nous amène précisément à ne négliger à aucun prix
la subtilité de ces nuances étymologiques car, si nous nous laissons aveugler
par le sens actuel de la notion de confort et considérons alors qu’il s’agit de
savoir dans quelle mesure le bien-être matériel est illusoire éventuellement
par rapport à un bien-être de nature plus spirituelle ou mentale, non seulement
nous accréditons le présupposé discutable de la distinction entre l’âme et le
corps, mais nous risquons de critiquer la version la plus récente d’un vocable
dont l’émergence pointe précisément vers l’existence ancienne et première d’une
réalité dont l’évidence remise au goût du jour invalide totalement le sens de
ce qu’il est devenu.
Bref ce qui est grave, ce n’est peut-être pas
tant le fait que l’écrasante majorité de nos contemporains sacrifient tout à
leur confort mais qu’ils aient perdu le sens véritable du mot étant entendu que
celui-ci consiste dans la capacité à réaliser la synergie de sa puissance
dans « la » puissance, de contenu plus que de contenance et qu’à
force de se donner sans cesse davantage d’amplitude dans nos « moyens »
d’existence, nous finissons par oublier qu’on existe toujours avant d’en avoir les moyens et que
toute considération sur nos conditions de vie
constitue en réalité une réflexion d’arrière garde
« existentiellement » en retard par rapport à un donné. Que le
confort en tant que bien-être matériel soit une illusion, c’est peut-être ce
que l’on ne peut concevoir ou entendre qu’à partir de la réalisation d’une
efficience existentielle du confort qui consiste à saisir purement et
simplement que l’on n’existe vraiment qu’à se conforter dans l’existence, qu’à
affermir sa position d’existant, qu’à donner de la consistance au fait
d’exister plutôt qu’à celui de vivre.
Poser la question de savoir
si le confort est un mensonge ou une erreur nous aurait amené à réfléchir
simplement sur un dévoiement de nos modes de vie, sur ce que l’on pourrait
appeler la possibilité d’une impasse de civilisation mais la question de
l’illusion va bien au-delà de cela en situant le problème au-delà de
l’interrogation sur la vérité : il ne s’agit pas de savoir si nous nous
trompons en voulant notre confort mais si nous ne nous dissolvons pas dans
l’apparence, dans un faux semblant, dans ce que l’on pourrait appeler de la
« non existence », non pas dans une vie qui suivrait une mauvaise
direction mais dans une « non vie ». Le problème ne consiste donc pas
à savoir si la recherche obstinée de confort ne rendrait pas notre vie
« fausse » ou détournée de son cours véritable mais plutôt si elle
n’aboutirait pas à nous faire mener une vie absente, désincarnée, abstraite. Se
pourrait-il après tout que le confort, contrairement à ce qu’affirment certains
philosophes ou écrivains, ne soit pas
assez matériel, qu’il nous fasse rater la matière première de la vie par
le greffon artificiel de la doublure imaginaire de ce qu’une vie aurait à être
(ou à paraître aux yeux des autres)? Finalement nous pourrions reprendre
terme à terme les mots de la chanson interprétée par Johnny Halliday pour
contourner le piège qui gît dans le mot confort, si c’est à force d’effort que
l’on oublie de vivre, c’est peut-être par le retour au sens premier du confort
que l’on se réapproprie le vrai sens de sa vie (mais s'agit-il d’une réappropriation ?)
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