Cette idée selon laquelle
il est un confort inhérent à la vie, surtout dans les situations les plus
extérieurement inconfortables de l'existence est plusieurs fois évoquée dans le
récit que Robert Anthelme a rédigé sur sa détention au camp de travail de
Gandersheim. C’est ainsi qu’il évoque le froid : « La cage d’os est mince, il n’y a déjà
presque plus de chair dessus. La volonté subsiste seule au centre, volonté
désolée, mais qui seule permet de tenir. Volonté d’attendre. D’attendre que le
froid passe. Il attaque les mains, les oreilles, tout ce qu’on peut tuer de
votre corps sans vous faire mourir. Le froid, SS. Volonté de rester debout. On
ne meurt quand même pas debout. Le froid passera. Il ne faut pas crier, ni se
révolter, chercher à fuir. Il faut s’endormir dedans, le laisser faire, après
on sera libre. Jusqu’à demain, jusqu’à la soupe, patience, patience…En réalité,
après la soupe, la faim relayera le froid, puis le froid recommencera et
enveloppera la faim ; plus tard les poux envelopperont le froid et la
faim, puis la rage sous les coups enveloppera poux, froid et faim et la guerre
qui ne finit pas enveloppera rage, poux, froid et faim, et il y aura le jour où
la figure, dans le miroir, reviendra gueuler : « je suis encore
là » ; et tous les moments où leur langage, qui ne cesse jamais,
enfermera poux, mort, faim, figure, et toujours l’espace infranchissable aura
tout enfermé dans le cirque des collines. »
L’un des aspects les plus
fascinants de ce passage concerne cette logique d’enveloppement de l’habitude
dans laquelle poux, froid, faim, coups et rage sous les coups constituent un
« ordinaire » dont la vie, finalement s’accommode parce qu’il n’y a
rien d’autre. L’espace évoqué à la fin du passage est infranchissable parce
qu’il n’y a pas d’autre corps, au-delà de ce qui fait de tout ce qui
« est », un corps, celui de faire corps avec l’habitude d’être de
tout ce qui est. Il faut miser sur cette efficience quasi
« maniaque » de l’existence, c’est-à-dire sur cette évidence au gré
de laquelle exister, c’est une manie.
On contracte l’existence comme une habitude et cette habitude peut s’ancrer
dans n’importe quoi à partir du moment où quelque chose d’une toile peut y
enchevêtrer ses fils, où quelque chose d’un territoire peut s’y installer, s’y mettre
en tension comme on le dirait d’un champ. De la faim, du froid, de la soupe et encore
de la faim, ça suffit pour faire « monde », ça suffit pour que la vie
y instaure un cycle de répétition de petites notes du quotidien au crible desquelles
les différentes intensités de la vie deviennent décelables, captables.
« Le froid passera, il ne faut pas se
révolter, il faut s’endormir dedans. » Dans cette expérience limite au
cœur de laquelle on vit le froid comme ce qui vous tue sans vous faire mourir,
Robert Anthelme situe exactement la juste ligne de distinction entre l’effort
et le confort entre la volonté qui fait effort en vue de…et celle qui n’œuvre
qu’à se conforter dans…Il semble difficile de trouver meilleure illustration de
cette affirmation selon laquelle le confort ne décrit que secondairement des
conditions de vie parce qu’il décrit fondamentalement et en fait exclusivement
le processus grâce auquel la vie se ramifie comme des racines de chiendent dans
tous les terreaux, dans toutes les situations. Le confort n’a donc aucun rapport direct avec ce que l’on pourrait
appeler « des conditions de vie décentes », il décrit, au contraire,
cette insoupçonnable capacité de l’habitude de faire de toute conditions
d’existence indécentes de « la vie quand même ». Il se pourrait
bien d’ailleurs que ce soit exactement dans ce souci, par ailleurs louable, de
définir des conditions de vie décentes que le sens et le comportement induit
par la recherche du confort se dévoie totalement jusqu’à n’avoir aujourd’hui en
occident comme efficience que celle de valoir en tant que marqueur social, de
signe extérieur de richesse.
La question de savoir si le
confort est une illusion se précise maintenant de façon beaucoup plus claire
parce que nous avons interrogé ce terme dans sa dimension la plus existentielle
et avons mis à nu, notamment grâce au récit écrit par Anthelme de cette
expérience limite de l’internement dans un camp de travail, la dynamique de
« se conforter » qui œuvre au cœur de la trame de tout événement.
« Le monde, dit Wittgenstein, est tout ce qui a lieu », autrement dit
tout ce qui prend corps et rien ne prend corps autrement qu’en s’enracinant,
qu’en se confortant, qu’en se contractant dans l’être ainsi qu’une habitude.
Nous ne faisons que consister dans les variantes de contraction d’une seule et
même manie, d’une routine
« maniacoimpressive » qui constitue exactement ce tout de
« l’avoir lieu » auquel
Wittgenstein, à très juste raison, ramène le monde. « On finit par
s’habituer à tout », comme dit la mère de Meursault tout simplement parce
que s’habituer, c’est exactement la modalité de devenir du tout.
L’univers est autiste, il ne fait que se conforter dans le cycle infini de
son habitude d’exister, de son mode d’exister comme habitude, et si nous ne le
comprenons jamais vraiment c’est parce que nous nous entêtons à vouloir
interpréter comme soumission à des lois physiques invariables tous ces
phénomènes d’existence du monde par le biais desquels il ne fait en réalité que
prendre ses aises, explorer de nouvelles modalités d’ancrage, prendre ses
habitudes. Ce que le monde produit génialement, continument correspond trait
pour trait à ce dont de nombreux dessins d’enfants autistes témoignent :
la libération brute et nue d’une force d’existence pure, univoque, ce que
Robert Anthelme appelle « l’espace infranchissable du cirque des
collines ». L’habitude c’est l’art de rendre habitable n’importe quelle
situation et cet art ne décrit lui-même que cette insoupçonnable ruse esthétique (Nietzsche) de la vie,
par le biais de laquelle utilisant cette stratégie de l’enveloppement décrite
par Anthelme, des potentiels de vie se dessinent faiblement même dans le froid,
la faim dans l’abjection inhumaine. Même là, de « l’avoir lieu » peut
prendre ses habitudes. L’essentiel c’est que l’on trouve dans une situation des
raisons de durer, de perdurer mais il s’agit moins de raisons comme buts,
objectifs, idéaux, valeurs que de raisons en tant qu’agencements, séquences
codales, ritournelles, rengaines, leitmotivs. Or, on peut créer un leitmotiv
autour de différents affects, même intensément douloureux à partir du moment où
un semblant d’ordre, de cohérence, de « vie tenue » s’y
territorialisent, s’y confortent. C’est peut-être le sens le plus profond de la
notion d’habitat. Vivre, c’est se « conforter dans… » plutôt que
« s’évertuer à… » et c’est bien ce que disait la chanson interprétée
par Johnny Halliday. Plutôt que de forcer sa force à faire effort, il convient
de consentir à ce que sa force se conforte ; c’est à ce prix qu’on
n’oublie pas de vivre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire