(L'une des difficultés de ce texte vient de ceci qu'il est extrait d'un livre:"Traité de la Nature humaine" dans lequel David Hume développe une approche nouvelle de l'être humain qui ne vient pas tant de ce qu'il exprime à son propos que de la perspective à partir de laquelle il l'exprime (cette nouveauté étant une résultante de la position empiriste radicale de l'auteur: l'esprit humain n'est pas une substance mais un "produit", le résultat de l'intrication du passionnel et du social). Cette connaissance de l'auteur n'est absolument pas requise pour l'épreuve du baccalauréat (il est tout à fait possible de choisir le 3e sujet même si l'on n'a jamais entendu parler de l'auteur à partir du moment où le texte nous semble clair et animé d'une cohérence qui se suffit à elle-même) mais dans le cadre d'un travail à faire à la maison, elle peut constituer une aide précieuse si l'on veut éviter les "contre-sens". D'autre part, même pour le baccalauréat, si cette connaissance n'est pas "requise", elle n'est pas, pour autant, interdite, loin de là)
En lisant ce texte nous réalisons que le point
de vue à partir duquel Hume s’exprime n’est pas exactement le même que celui de
la plupart des autres philosophes qui l’ont précédé ou qui lui sont
contemporains car son propos ne consiste aucunement à réfléchir sur ce que
l’esprit humain « est » mais plutôt sur les conditions qui l’ont déterminé
à être ce qu’il est. Comment se fait-il qu’il y ait de l’esprit humain ?
Sur la base de quelles influences s’est-il constitué ? C’est en ce sens
que Hume est un empiriste et un sceptique radical. Le courant de pensée opposé
à l’empirisme est l’innéïsme et il réside dans cette attitude philosophique qui
considère que l’esprit humain est déjà préalablement constitué et qu’il l’est
comme une « unité », un Tout. Un empiriste affirme qu’il n’y a rien
dans l’esprit qui n’ait d’abord été collecté par les sens et un innéïste comme
Leibniz répond « excepté l’entendement lui-même ». En d’autres termes
pour l’innéïste, l’esprit est toujours déjà tout ce qu’il a à être. Il serait
vain et stupide de s’interroger sur les conditions qui l’ont fait être ce qu’il
est puisque il l’est déjà.
Nous comprenons ainsi pourquoi la question de
savoir si l’homme vit en société par bonté ou par vice est totalement « à
côté » pour Hume dans la mesure où elle part du principe que la nature de
l’homme « est » ceci ou cela alors que le vrai problème est plutôt
celui de l’interrogation sur le
« comment ? » Comment l’homme s’est-il constitué comme une
nature « humaine » ? Comment quelque chose comme de la nature
humaine a-t-elle vu le jour ? Comment l’être humain a-t-il fini par
devenir un phénomène suffisamment régulier, lisible et prévisible pour être
observable, au même titre que l’orbite d’une planète ou les paramètres de la
gravitation ? On mesure ainsi à quel point il ne s’agit pas de savoir si
nous sommes fondamentalement gentils ou méchants mais plutôt comment se
fait-il que nous existions dans la globalité observable d’un phénomène
« naturel ». Or ce qui explique cette nature se résume finalement à
deux influences qui sont le passionnel
et le social. Dans son livre « Empirisme et subjectivité »,
Gilles Deleuze, commentant l’œuvre de David Hume, affirme : « Le
traité de la nature humaine montrera que les deux formes sous lesquelles
l’esprit est affecté sont essentiellement le passionnel et le social. Et les
deux s’impliquent, assurant l’unité de l’objet d’une science
authentique. »
Aucune société ne pourrait se constituer sur un
autre fondement que celui de réactions et de mentalités humaines constantes,
prévisibles et ce sont nos passions qui constituent ce fond (c’est aussi sur ce
fond que se constituent l’esprit humain). En retour, la société fournit aux
passions la possibilité « oblique » de se satisfaire.
Par « oblique », il convient d’entendre précisément ce dont il
est question dans ce passage, à savoir cet « arrangement » par le
biais duquel notre appétit de richesse se satisfait en se réfrénant dans la
société puisque celle-ci assure la production de biens et impose la notion de
leur partage. Les passions ont donc
besoin de la société et la société a besoin des passions : c’est exactement
dans le fait de cette « interdépendance » que se constitue la
constance de ce phénomène que nous appelons la nature humaine et que celle-ci
peut faire l’objet d’une science.
Hume explore donc un arrière fond dont la
plupart de ses contemporains ne soupçonne pas même l’existence, considérant
qu’il n’y a pas lieu de s’interroger sur l’évidence d’une unité aussi
indiscutable et posée que celle de l’esprit humain. Là où de nombreux innéistes
« commencent », on pourrait concevoir que Hume, lui, n’en a jamais
fini. Ici encore, Gilles Deleuze nous aide à comprendre la nouveauté de la
façon Humienne de poser les problèmes : « être un sociologue, un
historien avant d’être un
psychologue, pour être un
psychologue. » Autrement dit le travail consistant à analyser le
comportement humain doit être préalablement et nécessairement ramené à ce qui
rend ce comportement observable, définissable en tant qu’objet d’étude. Ce
n’est donc pas une science prescriptive que Hume envisage de constituer mais
plutôt interrogative (Hume est un sceptique) en ce sens qu’il ne s’agit
aucunement pour elle de tirer des conclusions sur son objet mais de se demander
comment il est possible qu’elle ait un objet. En un sens, nous pourrions dire
que, pour Hume, il est impossible de dire quoi que ce soit de l’esprit humain
avant d’explorer les conditions dans lesquelles il est constitué et ces
conditions se résument toutes dans le fait suivant : il est ce mouvement
même par le biais duquel des passions se
socialisent. Que l’être humain « soit » et qu’il existe en tant
que nature humaine, c’est ce que seule sera à même de comprendre une science
s’interrogeant elle-même sur le fait « qu’elle soit » et qu’elle
puisse s’activer sur un « objet ».
Dans
« idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique »,
Emmanuel Kant affirme, après avoir expliqué toute l’ambiguité du comportement
de l’homme à l’égard de la question du gouvernement : « Le bois dont l’homme est fait est si courbe que l’on ne peut
rien y tailler de bien droit. » Mais « qui parle de « tailler » ? » pourrait
répondre Hume, comment s’interroger sur la question du gouvernement de l’homme
par l’homme sans s’être préalablement posé la question du mouvement même de
formation de ce « bois humain »? Ne serait-ce pas précisément à
la lumière de ce travail d’exploration qui se donne pour objet l’œuvre
de « sédimentation » par le mouvement de laquelle la
« matière humaine » se solidifie, se durcit, se structure et devient
une « nature » que l’on pourrait ultérieurement s’interroger sur la
question de son gouvernement ? Tailler dans le bois humain, c’est
reconnaître qu’il est malléable, ce qui suppose, pour suivre le fil de cette
comparaison, qu’il importe au plus haut point que « le burin » du
pouvoir suive, dans la rigidité de son travail de coupe, les veines du bois
induites par la croissance de l’arbre. D’où viendrait ce présupposé de la
droiture de la taille politique ou morale ?
« Tout ce à quoi peuvent prétendre les moralistes et les
politiques, dit Hume dans « le traité de la nature humaine », c’est à
donner une nouvelle direction aux passions naturelles et à nous enseigner ce qui peut satisfaire nos appétits de manière oblique
et artificielle mieux que par leurs mouvements précipités et impétueux.
C’est de là que j’apprends à rendre service à Autrui, sans lui porter une
réelle tendresse ; car je prévois qu’il me rendra mon service dans
l’attente d’un autre service du même genre, et pour maintenir la même
réciprocité de bons offices avec moi ou avec les autres. En conséquence, une
fois que je l’ai servi et qu’il est en possession de l’avantage qui naît de mon
action, il est amené à jouer sa partie par prévision des conséquences de son
refus. Mais bien que ce commerce humain inspiré par l’égoïsme commence à
intervenir et à prédominer dans la société, il n’abolit pas entièrement les
relations plus amicales, nobles et désintéressées. »
Il n’y a
pas plus de raison objective de miser sur la bonté naturelle de l’homme que sur
sa méchanceté fondamentale, il n’y a qu’à suivre le trajet de ses veines qui
s’inscrivent dans le travail du bois humain « se faisant ». L’être
humain n’est ni égoïste ni généreux, il est ce qui se constitue à partir de la
rencontre de ces deux influences que sont les passions et le social, comme une
étincelle jaillit du frottement entre deux silex. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’homme qu’il y a des passions et la
société mais c’est parce qu’il y a des passions et de la société qu’il y a de l’homme.
Ce dernier point est vraiment crucial car il
définit précisément le cadre d’une certaine lecture de l’œuvre de Hume. La
plupart du temps, nous parcourons les lignes d’auteurs comme Hobbes ou Rousseau
sans nous départir de ce sous-entendu qu’est le jugement moral de la nature de
l’homme et de fait, nous ne trouvons rien dans ces œuvres qui démentent un tel
présupposé. Il est indiscutable que, pour Hobbes, l’homme est naturellement
mauvais alors que, pour Rousseau, il est bon, ou du moins, il n’est pas encore
corrompu par la société. Mais qu’est-ce qui rend possible une telle prise de
position ? La réponse est simple : le fait qu’il existe une
distinction de philosophie politique qui pèse sur les réflexions philosophiques
de Hobbes et de Rousseau et plus du tout dans les thèses défendues par David
Hume : celle du passage de l’état
de nature à l’état civil. Dans toutes les théories politiques qui ont en
effet été développées au 17e et au 18e siècle, la plupart
des penseurs ont posé la question du « vivre ensemble » au travers de
« ce crible » du passage de la vie naturelle à la vie sociale dont
tous s’accordaient à reconnaître par ailleurs qu’il était une fiction.
Il
s’agit donc de « faire comme si » l’être humain avait d’abord connu
une existence « brute », limitée à la satisfaction des nécessités les
plus vitales dans un milieu inchangé avant de rentrer dans la civilisation,
dans le contrat, dans le cadre légalisé d’une « cité » afin de
comprendre vraiment en quoi consiste l’acte de s’associer : est-il naturel
ou contractuel ? Est-il favorable ou défavorable ? Y gagnons-nous
quelque chose ou ne faisons nous qu’y perdre ? Il est absolument
impossible d’accréditer sérieusement cette hypothèse selon laquelle nous
serions passés brutalement de l’un à l’autre. Et pourtant nous savons bien que
cette dissociation travaille implicitement mais fermement toutes nos
représentations de la vie sociale, comme si « être homme » était une
notion qui pouvait revêtir un réel contenu en dehors de la société (il n’est
pas du tout exclu que le fait d’exister
désigne une expérience réelle en dehors de toute vie en communauté (c’est même
certain) mais dés que nous parlons « d’humanité », nous évoquons une
réalité sociale avant de faire signe
d’une espèce biologique).
Nous
comprenons dés lors tout ce qui différencie profondément Hume de Hobbes ou
Rousseau, alors même que ces deux derniers philosophes défendent des positions
tout-à-fait contraires. S’ils se contredisent, du moins se situent-ils sur le
même plan anthropologique qui consistent finalement à partir de l’homme comme
réalité « donnée » : étant entendu que l’homme
« est », qu’est-ce qui change pour lui selon qu’on le considère comme
être naturel ou comme membre d’une communauté ? (voilà le présupposé de
toute réflexion politique émise par la plupart des philosophes du 17e
et du 18e siècle). Hume ne s’accorde ni avec Rousseau ni avec Hobbes
parce qu’il ne part pas du principe que l’homme soit un être dont le naturel
serait posé dés le départ. Que l’homme soit une réalité constituée nous impose
précisément de réfléchir aux conditions qui ont fait de lui ce qu’il est.
Comment l’être humain s’est-il construit comme nature ? Il existe bien des
caractéristiques qui nous définissent durablement et fondamentalement mais il
est possible de faire l’historique de ce processus par le mouvement duquel une
nature humaine existe.
En
d’autres termes, ce que Hobbes et Rousseau aborde de façon fictive et
chronologique (le passage de l’état de nature à l’état civil), c’est exactement
ce que Hume considère de manière à la fois simultanée et réelle : la nature
humaine c’est de la passion (nature) socialisée (communauté). L’homme n’est pas
un être à part entière (déjà fait) à qui il serait arrivé de passer d’un état à
un autre, il est ce qui nie qu’il y ait
là deux états dans la mesure où sa réalité réside dans l’expérience même de la
confusion du naturel et du social. La nature humaine c’est le « deux
en un » de la nature et de la société. C’est exactement pour cette raison
qu’il n’y a pour lui aucun sens à affirmer que l’homme est d’un naturel
sociable (par là, il s’oppose à Aristote : « L’homme comme
animal politique ») ou bienveillant (par quoi il se distingue de Rousseau)
ou égoïste (en quoi il est en contradiction avec Hobbes). L’homme n’est pas
d’un naturel sociable, il est ce que c’est pour la nature de devenir une
réalité sociétale, ce que c’est pour le passionnel d’impliquer du social (pour
que la passion soit satisfaite, il faut que les hommes ensemble se donnent les
moyens de l’assouvir) et ce que c’est pour le social d’impliquer du passionnel
(pour qu’une organisation puisse se constituer, il faut des tendances et des
comportements prévisibles, durables et ancrés dans une nature). Ce que l’homme
« est », c’est exactement le point d’orgue de cette intrication.
Avec
Hume, on pourrait affirmer que la philosophie empiriste sceptique (qui consiste
à poser l’esprit humain comme une cire sur laquelle s’imprime le « cachet »
de toutes les influences sensibles extérieures, de toutes les affections)
aboutit à ses conséquences les plus extrêmes, à savoir l’examen de la nature
humaine sous un angle radicalement désanthropocentré.
On pourrait résumer cet angle d’approche par la formulation suivante : « ne pas partir d’un principe
définissant ce que l’homme « est » afin de savoir vraiment ce qu’il
est. » Cela nous permet de comprendre que même si les thèses de
Rousseau et de Hobbes sur l’origine de la société sont beaucoup plus profondes
que celles qui se résumeraient à ce présupposé de la nature bonne (Rousseau) ou
mauvaise (Hobbes) de l’homme, il n’en reste pas moins possible de qualifier
leur conception en faisant effectivement entrer tôt ou tard ce genre de prise
de position idéologique sur la nature humaine. Hume, lui, est trop occupé à
déterminer d’abord ce qui, de la nature humaine, peut se constituer comme objet
de science, pour émettre ce genre de jugements.
Ainsi on
trouve, dans son livre, quelques pages avant le passage à expliquer, l’extrait
suivant :
« J’ai le sentiment que, généralement parlant,
on a poussé beaucoup trop loin les représentations qu’on a faites de
l’égoïsme ;et que les descriptions que certains philosophes prennent
autant de plaisir à donner de l’humanité sur ce point, sont aussi loin de la
nature que les récits de monstres que nous rencontrons dans les fables ou les
romans. Je suis très éloigné de penser que l’hommes n’aient d’affection pour
personne d’autre qu’eux-mêmes et je suis d’opinion que, bien qu’il soit rare de
rencontrer un homme qui aime une seule personne mieux que lui-même, pourtant il
est aussi rare d’en rencontrer un en qui toutes les affections tendres réunies
ne contrebalancent pas l’ensemble des passions égoïstes. Consultez l’expérience
courante ; ne voyez-vous pas que, bien que les dépenses totales de la
famille soient généralement sous le contrôle de leur chef, il y a peu d’hommes
qui n’accordent pas la plus grande partie de leur fortune aux plaisirs de leur
femme et à l’éducation de leurs enfants en ne se réservant que la plus faible
part pour leur usage propre et leur divertissement personnel ? »
Jamais
les observations du comportement humain susceptibles d’accréditer l’affirmation
de sa nature égoïste ne se manifestent d’une façon qui permettrait que l’on
puisse les dissocier de celles qui autorisent l’affirmation d’une nature
humaine tout court. Que l’homme soit égoïste, c’est ce qui rend possible que
quelque chose comme « l’homme » soit. On voit mal comment nous pourrions considérer l’égoïsme ou la bonté
comme faisant partie intégrante de l’être humain alors qu’en réalité, l’une ou
l’autre de ces qualités ne lui assignable qu’à titre de « partie
intégrée ». Quoi qu’on dise de l’homme, c’est à partir de la question
du « comment » que Hume le dit, et pas du tout de celui du
« pourquoi » (laquelle a des implications religieuses et
ontologiques).
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