L’obsolescence programmée désigne les techniques employées par certaines entreprises afin de réduire la durée de vie ou d’utilisation d’un produit et, ainsi d’accélérer la fréquence de son remplacement. Il ne s’agit pas de forcer l’achat par l’incitation, la séduction laquelle, aussi tentatrice qu’elle puisse être laisse ouverte la possibilité d’un choix, la capacité du consommateur à assumer sa décision voire à assumer les conséquences de son « vice ». Je sais qu’il n’est pas bon pour ma santé de manger trop de crème glacée mais la publicité ne me ment pas vraiment en insistant sur le fait que c’est tout du même un moment de plaisir et j’ai en mains les cartes de la jouissance et de la résistance. La pression exercée par l’obsolescence programmée vise à rendre le produit irrésistible par son caractère éphémère étant entendu qu’il a déjà tissé et fortifié le lien de notre dépendance. Ce n’est donc pas à mon être en tant que sujet volontaire et possiblement « faillible » qu’elle s’adresse mais à ma vulnérabilité, à cette partie de moi que la défaillance du produit offre sans aucune défense à la nécessité absolue de l’achat de la même façon qu’un corps qui a intégré à son organisme l’usage de stupéfiant n’est plus en mesure de s’en passer.
Je
suis après tout libre de ne pas avoir de portable mais que vais-je répondre à
mes amis, mes proches, voire mon employeur quand ils vont me demander mon
numéro entendant par là celui auquel je suis « nécessairement »
joignable ? C’est la nature même de cette nécessité qui est fondamentale,
intéressante. Il y a quelque chose du portable par le biais de quoi une société
insinue dans l’histoire de notre civilisation la fiction d’un individu
joignable en tout lieu et en tout temps et la fait devenir
« réelle ». L’homme d’aujourd’hui est un « tout
communiquant » et la question de savoir si c’est bien ou mal est moins
déplacée que « décalée ». On peut toujours la poser si l’on y tient
mais on sait très bien que c’est peine perdue, que les valeurs au nom
desquelles on pourrait juger défavorablement cette évolution sont celles
« d’avant » et qu’elles sont dépassées par ce que l’humanité
« devient », étant entendu qu’il n’est au pouvoir de personne de
fixer ce qu’elle devrait être, ou ce qu’elle aurait du être. L’humanité suit le
rythme imprévisible de ces cristallisations d’habitus, exactement sur le modèle
d’un accouchement prolongé, continu dont on ne ferait que suivre la cadence de contractions (mais en ce sens que l’on contracte des habitudes, ou plutôt
des habitus). L’accouchement n’accoucherait de rien mais consisterait
simplement dans le devenir de ses contractions.
L’habitus
nous permet de nous représenter l’humanité comme un matériau flexible, à la
fois imprévisible et fusionnel dans lequel des plis de comportement, des
gestuelles (hexis) et des jeux d’interactions sociales s’autorégulent. On
pourrait dire que le phénomène humain est infiniment muable et fluide. Il est à
la fois créateur et destructeur d’habitudes et ce mouvement qui affecte tout le
monde n’est à proprement parler le fait de personne.
Si
nous essayons maintenant de situer la notion d’obsolescence programmée par
rapport à celle d’habitus, nous réalisons à quel point finalement elle la
« nie » et s’attaque ainsi sans s’en apercevoir à un adversaire
contre lequel elle n’est pas de taille à batailler, tout simplement parce que
l’habitus est un concept du vivant alors que cette obsolescence programmée est
celle d’un certain type d’économie libérale dont il s’agit pour nous désormais
de saisir dans quelle mesure elle est une anomalie. Quiconque fait ses courses
dans une grande surface ou écoute les discours des défenseurs de la
prostitution saisit parfaitement ce décalage s’il est de bonne foi. Ce n’est
pas une question de morale, c’est plutôt une affaire de bon sens, de perception
d’un fond d’économie vivante fondé sur le principe du « gagnant
gagnant » dénaturé par l’idéologie libérale du « donnant
donnant ». Elisabeth Badinter, entre autres, s’insurge contre la loi
souhaitant pénaliser les clients de la prostitution et demande qu’on lui dise « au nom de quoi on devrait interdire à
une femme de vendre son corps si elle le souhaite ».
Et
la réponse est très simple : ce n’est pas du tout au nom d’une valeur ou
d’un devoir mais tout simplement au regard de cette évidence physique qu’est la
nature unique et irréductible du flux de dépense énergétique dans lequel nous
consistons. Ce n’est pas que nous ne puissions pas nous donner, nous offrir c’est que nous ne pouvons pas nous vendre, parce que pour faire cela
il faudrait que l’on ait à soi-même de soi-même le regard que l’on peut avoir
d’une marchandise et plus qu’immoral ce regard est impossible. Ce corps dans
lequel je suis présent au monde n’est pas ce que j’ai mais ce que je suis, ce
qui ne cesse de s’offrir à un jeu continuel d’interactions subtil avec mon
milieu qui excède totalement du cadre restreint d’un flux de régulations
monétaires. Exister c’est dépenser et pas survivre. Le propre du vivant, c’est l’impossibilité de fixer du vital.
« On ne sait pas ce que peut un corps » (Spinoza). Que des hommes ou
des femmes s’offrent à des inconnus
ne posent aucun problème s’ils le
souhaitent, mais qu’ils se vendent
n’est pas vraiment concevable, non pas par rapport à la morale mais plutôt à
cette constante mobilité des flux d’interactions dans lesquels s’effectuent
incessamment des agencements imperceptibles où se tissent les fils de nos
existences stylisées.
Le problème de la prostitution c’est qu’elle n’est pas à
la hauteur de l’œuvre de stylisation subtile du vivant, de la même façon que
l’économie libérale n’est pas à la hauteur de l’économie biotique. Pour qu’une
prostituée se vende, encore faudrait-il que son corps lui appartienne mais
« être un corps » définit une situation qui est tellement et
exclusivement « elle » qu’il n’est pas en son pouvoir d’en faire
quelque chose. Il est seulement de sa puissance de libérer toute la force que
cette « situation » contient, c’est-à-dire aussi tout ce que
cette situation « devient », et c’est en ce devenir qu’être soi consiste
parce qu’être est structurellement un « don » et pas un échange. Les
clients des prostituées manquent moins de dignité que de « style » et
c’est peut-être le seul crime vraiment grave que d’accuser le coup d’une telle
déficience.
Toute
l’erreur de perspective de l’obsolescence programmée vient du fait qu’elle se
fonde sur un principe d’addiction qui ne constitue que la partie négative,
régressive, figée de l’habitus, alors que l’évolution même du vivant prouve
l’efficience prépondérante de la créativité, de la souplesse et de
l’ingéniosité des espèces au sein de l’écosystème. Pour présenter les choses
plus clairement, le fait d’intégrer à la mise sur le marché d’un produit sa
courte durée d’utilisation vise à programmer la succession rapide des séquences
d’achat, d’épuisement et à nouveau d’achat ou bien à rendre indispensable pour
l’utilisation d’un produit l’acquisition d’un autre produit, bref à
« surfer » sur des rythmes et des réseaux de dépendance à l’égard de
comportements qui sont inscrits dans les mœurs de l’époque donnée d’une société
donnée mais si l’obsolescence programmée s’appuie sur le caractère non
dispensable du besoin créé par l’habitude, elle ne prend pas en considération
l’efficience contractive de l’habitus.
Qu’une économie fondée sur l’échange ait
besoin de l’obsolescence programmée pour perdurer annonce quelque chose de sa
fin prochaine. Si, en effet, le produit a besoin de disparaître pour se rendre
indispensable, il crée nécessairement dans le lien de dépendance qu’il avait
tissé avec le consommateur des ruptures, des périodes d’indépendance forcées,
de sevrage, de détournement au cœur desquels l’ingéniosité du besoin ne peut
que s’exercer pleinement précisément parce que ce n’est pas seulement une
ingéniosité des besoins. Miser sur la dépendance des besoins se révèle vite
être un faux calcul dés lors que le besoin de vivre est débordé par le désir
d’être et il ne peut en être autrement.
Si
elle s’adressait à des consommateurs séparés, peut-être l’obsolescence
programmée pourrait-elle demeurer efficiente dans la mesure où nos
« ego » sont effectivement sans défense devant l’indispensabilité
d’un produit que l’on a intégré à nos habitudes, mais s‘il faut aller chercher
au plus profond des « expériences limite » de l’humanité, nous trouvons
dans le récit de camp de Robert Anthelme une analyse du besoin particulièrement
éclairante au fil de laquelle il apparaît dans le dépouillement total de
l’individu privé de toute ressources « vitales » « le pur besoin
d’être » indépendamment de toute jouissance, de tout réconfort, de toute
promesse. Ce « besoin », loin de faire signe d’un manque, décrit
l’effort de stylisation que met en œuvre l’existence visant simplement à
persister. Aucun d’entre nous n’est un « ego » au regard de ce désir
de l’être de persister dans son être. Rien n’est faux dans la notion
d’obsolescence, c’est plutôt « programmée » qui pose question, dans
la mesure où l’existence même ne peut pas se définir autrement que dans les
stratégies d’évitement de toute programmation. Il est une générosité
fondamentale à l’œuvre dans tout processus d’obsolescence « pure ».
Nous
ne vivons finalement que pour mourir et c’est la raison pour laquelle chacun
des gestes que nous saurons éclairer de ce jour infiniment nuancé sera
« gracieux », de la même façon qu’on dit d’une prestation gratuite
qu’elle est effectuée « à titre gracieux ». Que nous le souhaitions
ou pas il est toujours un ultime niveau de ce que c’est que vivre qui tient du
pur bénévolat. Aussi loin que puisse aller l’ingénieuse médiocrité des programmateurs
de l’obsolescence, leurs travaux sont
structurellement voués à l’échec. Plus ils travaillent en vue de rendre
l’objet indispensable par son obsolescence, plus ils œuvrent inconsciemment à la mise en évidence de sa
dispensabilité. C’est toujours sur le fond d’une gratuité continue et
exhaustive (la mort) que se machinent inutilement les stratégies commerciales
du chantage (l’addiction à l’achat).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire