Ces développements ont été rédigés par Marie-Line Bretin, enseignante de philosophie, au lycée. Ils nous fournissent des éléments précieux pour comprendre le mouvement qui anime le texte et aussi pour lancer à partir de lui une discussion dans laquelle, comme son nom l'indique, les arguments avancés par David Hume deviennent "discutables", c'est-à-dire susceptibles d'être mis en perspective, voire contredits par d'autres arguments ainsi que d'autres auteurs. La méthodologie du 3e sujet du baccalauréat laisse, en effet, aux candidats deux possibilités: soit la discussion est intégrée à l'explication (au fur et à mesure que nous progressons dans la clarification des thèses de l'auteur, nous les prolongeons ou leur opposons des objections éventuelles), soit la discussion est clairement dissociée de l'explication. Marie-Line Bretin nous donne ici des pistes de compréhension et de discussion qui se situent plutôt dans le cadre de cette dernière option.
Explication :
Quel est le fondement de la communauté humaine ? Pour
D. Hume, ce fondement aussi paradoxal soit-il, c'est la passion de l'intérêt
personnel, le fait que chacun recherche d'abord, et presque exclusivement son
propre bien.
Comment peut-il en arriver à cette affirmation paradoxale
?
- I l’amour du gain (synonyme de la recherche
passionnée de son intérêt propre) est la première et la plus forte de toutes
les passions.
De ce fait, aucune autre passion ne peut la contrebalancer
et donc l’anéantir, la rendre moins forte, ou même en diminuer les effets.
Si la bienveillance comme forme d'amour pour l'autre, qui conduit
à vouloir son bien, à veiller sur lui pour qu'il ne souffre pas, joue un rôle
incontestable dans le comportement qu’on a à l’égard de ses proches, de ses
enfants par exemple, et donc pour tous ceux qui sont pris dans un égoïsme propre
élargi, peut-on en faire le fondement du lien social ? Peut-on faire de
l’altruisme un fondement sociétal ?
Là, il est nécessaire de distinguer entre différentes
communautés : la communauté familiale, fondée sur le sang et l’amour, la
communauté amicale, fondée sur les points communs, le partage et l’amour, la
communauté politique fondée sur un projet en commun par exemple, et la société.
Quel est le fondement de la société ?
Qu’est-ce qui fait que les hommes sont conduits à vivre
ensemble en société ? Qu’est-ce qui les conduit, aussi, à agir
conformément au bien commun, ce qui est la condition de l’existence d’une
société ?
De toute évidence l’amour est en jeu pour les communautés
familiales et amicales et en est un important facteur de cohésion et de
régulation. Mais est-ce le cas pour la société ? Pour Hume, la
bienveillance à l’égard du tout autre, du quidam que je fréquente sur l’espace
sociétal, et qui m’est étranger puisque je ne peux le considérer comme un des
miens, est très faible. L’idée principale de ce texte est de dire que ce n’est
pas l’altruisme qui va conduire l’individu à fréquenter autrui dans l’espace
sociétal et à le respecter dans ses besoins et ses droits propres, mais l’intérêt.
Effectivement je ne vais pas voir la boulangère du coin
par amour, ni les élèves respecter leurs professeurs par bienveillance. C’est
l’intérêt propre et uniquement lui, et particulièrement sous la forme de
l’amour du gain qui me conduit à entrer en relation sociétale avec les autres.
La société est en effet fondée sur les échanges : le
travail des uns est la consommation des autres et vice-versa (voir par ex selon
Platon L. II de la République, Voir aussi Hegel, Principe de la
philosophie du droit). Ces échanges permettent de satisfaire beaucoup plus
de besoins que si nous étions chacun seul sur une île. On entre en relation
sociétale avec l’autre, d’abord parce qu’on ne peut pas faire autrement pour
satisfaire la multiplicité de nos besoins.
Les autres passions, nous dit l’auteur,
« attisent » l’avidité. Quelles sont ces autres passions dont le
texte ne nous dévoile pas la réalité ? On peut deviner qu’il s’agit du
désir en général, puisque c’est lui qui est évoqué dans la suite, sous le terme
d’ « appétit ». Pour posséder plus, il faut déjà posséder, car
le riche a bien plus de moyens de satisfaire l’ensemble de ses appétits
(sexuels, de gloire, ambition…) que le pauvre. Il s’agit pas là seulement de
« plus on en a, plus on en veut », c’est-à-dire de l’idée du désir
illimité de l’homme, mais le fait que « plus on en a, plus on a les moyens
d’en avoir encore plus, donc plus on en veut. » Une étape du raisonnement
ne doit pas être oubliée. Être riche et avoir « des possessions
étendues » permettant d'assouvir beaucoup de passions, ces passions
viennent renforcer la première des passions, la passion du gain, le gain
devenant réciproquement le moyen de déployer ses autres passions.
D’emblée Hume voit dans la plupart des hommes, des
individus égoïstes, ne vivant d’abord que pour soi, et âpres au gain, sans
aucun respect pour les possessions des autres, pour l’intérêt de l’autre, pour
son propre déploiement.
Comment arriver, à partir de cela, à la société ?
Comment parvient-il à faire de ces individus égoïstes, des membres « convenables »
de la société ? Il faut bien que quelque chose en l’homme mette un frein à
cet égoïsme, sinon, c’est une concurrence acharnée, un état de nature à la
Hobbes qui serait là et non une société.
- II La recherche passionnelle de son propre intérêt
est la seule limite possible aux effets pervers pour la société que pourrait
avoir cette passion individualiste, pourvu qu’elle soit éclairée par le
raisonnement et la réflexion.
L'amour du gain, les passions, doit connaître une
« modification de son orientation ». L'orientation première c'est l'affirmation
égoïste sans limites, la recherche absolue de son gain propre. Mais cette
orientation seule conduit à une solitude, et/ou à un état de violence radicale
de la relation sociale. Or cette violence radicale et/ou cette solitude est
contraire au déploiement de son être propre, et donc à l’égoïsme lui-même.
Il faut donc que l’égoïsme connaisse un changement
d’orientation. Ce qui peut changer cette orientation, c’est l’éclairage de la
raison, c’est la réflexion. Et pour Hume, elle est évidente, immédiate, et ne
nécessite pas de longues études : chacun voit à « la moindre réflexion »
qu'il ne serait pas bon pour lui de vivre dans l'état de nature violent à la
Hobbes, ou dans celui de la solitude à la Rousseau.
Il y va donc de
l’intérêt personnel de chacun que de limiter son propre déploiement pour
permettre la relation sociale et l’existence de la société.
De là cette phrase énigmatique de Hume : « la passion est beaucoup mieux
satisfaite quand on la réfrène que lorsqu'on la laisse libre ». A cause de
la nécessité où sont les hommes d’échanger pour satisfaire leurs passions, ces
passions doivent se limiter pour laisser une place au déploiement des autres, car
un déploiement sans limite ne conduirait qu’à un télescopage généralisé de tous
les désirs des hommes, et à un état de violence qui conduirait à la destruction
du tissu social.
Or cette
limitation ne trouve sa source d’énergie que là où se trouve l’énergie de
l’homme : dans le désir, dans l’appât du gain, dans l’intérêt personnel,
et donc dans l’égoïsme des hommes, dans la mesure où il se laisse éclairer par
la raison. En revanche cet éclairage est donné à tous, puisqu’il ne faut pas
être un grand savant pour comprendre à quel point chacun de nous a besoin des
autres pour satisfaire la multiplicité de ses besoins.
- III et conclusion paradoxale, mais désormais
expliquée et justifiée de l’auteur : la société est bien fondée sur
l’égoïsme de chacun et non sur un naturel bienveillant et/ou social, et il
n’est pas nécessaire que l’homme soit bon ou social pour être en société. Il
suffit qu’il soit égoïste, mais aussi raisonnablement intelligent et
raisonnable.
Dans tous les cas, les hommes sont sociaux parce qu’ils
sont égoïstes : ils ont besoin les uns des autres pour assouvir leurs
passions du gain, de possession et toutes les autres passions qui en découlent.
Et donc, que les hommes soient vertueux (hypothèse :
d’une bonté naturelle, autre hypothèse possible celui d’un égoïsme
intelligent) ou vicieux (hypothèse : d’un naturel sans bienveillance,
autre hypothèse : d’un égoïsme stupide), ils sont enclins à la société.
Mais il est évident
que s’ils sont bienveillants et/ou intelligents, ou malveillants et bêtes, le
type de société qui découlera d’eux n’aura rien à voir. Dans le premier cas on
a une société agréable à vivre où l’intérêt propre peut se déployer, dans
l’autre une société qui en est à peine une, où les hommes sont malheureux.
Néanmoins, on doit repartir là sur le début du texte pour
l'éclairer : ce qui permet de faire des hommes des membres convenables de
la société, ce n'est pas la bonté, rare en l'homme, inefficace en la plupart, et
elle-même fondée sur l’égoïsme (quand cette bonté porte sur les siens, ce qui
est presque toujours le cas) mais l'intelligence et la raison, qui réoriente l'égoïsme,
et le fait transiter par une certaine forme de respect de l'autre, nécessaire à
son propre épanouissement. Même s’il est vrai que cette intelligence et cette
raison n’ont pas à s’élever pour cela, jusqu’à la grande sagesse. Un peu de bon
sens suffit.
Discussion :
- Les orientations de la science
moderne remettent en cause l’idée que seul l’égoïsme serait un moteur « naturel »
chez l’homme. Les études actuelles, assez rousseauistes sont de plus en plus
construites sur l’hypothèse d’une sélection naturelle des sociables plutôt que
des insociables et des altruistes plutôt que des égoïstes. C’est ce qui est en
train d’émerger comme paradigme de l’anthropologie contemporaine : la
bonté est sélectionnée par la nature, parce que la sélection ne porte pas tant
sur les individus que sur les communautés. Les communautés de bonnes personnes
ont de meilleures chances de survie que les communautés d’égoïstes. Voilà un
fondement naturel à la sociabilité et à l’altruisme auquel les tenants de
l’égoïsme et de l’intérêt personnel ne s’attendaient pas.
- On ne peut attendre des hommes
qu’ils réorientent d’eux-mêmes leur égoïsme par l’intelligence pour le
transformer en égoïsme intelligent et transitant par l’autre, car même quand
ils voient le bien et leur intérêt, les hommes, hypnotisés par le plaisir ou
l’intérêt du moment peuvent se conduire d’une manière contraire à cet intérêt.
Exemple, tout
le monde sait depuis longtemps que rouler à plus de 100 à l’heure sur la route
c’est se mettre en danger (sans compter la mise en danger d’autrui, et la mise
en danger de cet objet fortement investi par l’intérêt financier et affectif
qu’est l’automobile), or presque personne ne se limitait à 90 km/h jusqu’à ce
que l’État devienne plus directif et punitif .
La référence à Hobbes permet
alors de comprendre que ce qui rend la société possible, et l’obéissance à une
certaine civilité, c’est la hiérarchie politique. Les hommes, souvent immatures
et passionnels ne respecteront jamais les biens d’autrui, sans une loi
au-dessus d’eux, et un pouvoir politique transcendant qui maintienne cette loi
afin que la société n’explose pas. Et la bonté enfin, si elle existe bien chez
certains hommes, a besoin de l'État pour le bon ne soit pas obligé d’agir comme
le mauvais, par légitime défense.
C’est en outre le respect de la propriété privée, qui selon Hobbes fonde
le travail et les échanges. Pour Hobbes l’ordre politique précède donc la
société des échanges.
Marie-Line Bretin
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