Considérons
donc l’être humain comme une nature sur laquelle s’exerce l’influence de forces
diverses. L’esprit humain n’est pas affecté de passions telles qu’en lui la
bienveillance pourrait combattre avec succès l’avidité. On peut s’étonner, en
effet, de trouver sous la plume d’un philosophe sceptique,
l’expression : « il est certain » puisque un sceptique est
un penseur pour qui, précisément « rien n’est certain », mais cette certitude s’appuie moins sur un
jugement que sur une observation. Tout est affaire d’arrangements et de
nécessités plutôt que de valeurs et de « grands sentiments ». la
question n’est vraiment pas ici de savoir ce « qu’est » la nature
humaine (bonne ou mauvaise) mais comment, en elle se sont intriqués des
influences et des circonstances. Le « traité de la nature humaine »
d’où est extrait ce passage a été publié en 1739 – 1740. La révolution
française n’a pas encore eu lieu mais, de toute façon, nous sommes très
éloignés ici de la philosophie des Lumières et de tout ce que celle-ci suppose
de référence à l’homme en tant que valeur. Faire de l’humanité un critère de
droit et poser que tout être humain, du simple fait de son statut d’être
humain, a des droits, indépendamment de son origine sociale, est un postulat
qui ne peut pas partir d’un autre principe que celui de la nature active,
volontaire, constituante, législatrice de l’être humain.
Ainsi pour Kant,
l’homme a bien une sensibilité, mais aussi une raison et c’est sur sa nature
d’être raisonnable qu’il convient de fonder non seulement sa spécificité, mais
aussi et surtout sa liberté. L’homme est bien soumis à des passions mais,
puisque il est aussi doté de raison, il est capable de subjuguer (mettre sous
le joug) ces motivations d’ordre pulsionnel et égoïste à l’impératif
catégorique : « Fais en sorte de pouvoir toujours ériger la
maxime de ton action en maxime universelle. »
Dés lors
notre aptitude à vivre ensemble et à constituer une société dans laquelle
chaque membre accepte de se soumettre aux lois vient en première instance de ce
que chacun de nous est, de plein droit, un législateur, un individu porteur
d’un idéal de vie universel qui peut parfois, voire très souvent, céder, mais
qui sait bien en fin de compte que c’est en se niant en tant qu’homme qu’il
laisse ainsi de temps en temps triompher ses passions égoïstes et intéressées
sur l’évidence de la loi morale, laquelle se trouve « en nous »
(« le ciel étoilé au-dessus de moi, la loi morale en moi »).
Que
l’homme soit ainsi fondamentalement « législateur » induit sa nature
« constituante », c’est-à-dire principiellement activiste, consciente
et raisonnable. Or, le postulat de l’efficience constituante de l’être humain s’oppose totalement au projet ainsi
qu’à toute la philosophie empiriste de Hume qui s’intéresse à tous ces
processus par l’influence desquels la nature humaine est constituée. Ce n’est donc pas parce que l’homme est homme
(c’est-à-dire libre et raisonnable) qu’il y a la société mais c’est parce qu’il
y a de l’arrangement entre du social et du passionnel qu’il y a « de
l’homme ».
Nietzsche
est le philosophe de la généalogie mais avant lui déjà Hume avait posé les
premiers jalons de l’histoire et de l’enquête comme méthode. Concernant cette
question de la constitution de la société, que pourrions-nous poser à partir de
la simple et stricte observation de ce que l’être humain
« est » ?
(Il
convient ici de bien réaliser tout ce que l’utilisation du verbe
« être » recèle d’ambiguité. Si par exemple, je dis que l’homme
« est » égoïste. Est-ce un jugement par le biais duquel j’assigne un
qualificatif à un sujet législateur, ou une observation par laquelle je me
contente de relever la présence d’une tendance dans une réalité constituée ?
On mesure à quel point dans le premier cas, on pointe vers un penchant qui
entre en contradiction avec ce que l’homme « devrait » être, soit
altruiste, alors que dans le second on essaie simplement de voir ce
« qu’il y a » dans cette nature comme le ferait un anatomiste lors
d’une dissection. De quoi l’être humain est-il constitué, étant entendu qu’il
n’y a aucune raison qu’il soit autre chose que constitué (empirisme) alors que
pour Kant tout jugement porté sur l’homme part d’une définition dans laquelle
il est d’emblée situé lui-même comme législateur, c’est-à-dire juge, au regard
de quoi l’égoïsme est un vice dont il se rend coupable.)
Il n’est
donc aucunement question de partir d’un « statut » de l’être humain,
d’un principe, d’une sorte de « clause » qui l’instituerait d’emblée
comme étant ceci ou cela (le problème, en effet, de toute philosophie des
Droits de l’homme réside dans le fait que c’est « de droit » que
l’homme est un être de droit, et qu’on se situe dés le départ dans un ordre qui
est toujours celui du devoir être, c’est-à-dire indépendant de ce qui est –
Toute institution née de cette inspiration « idéale » devrait y réfléchir)
L’homme
est, pour Hume, un rapport de forces, au sens propre, c’est-à-dire qu’il une
nature dans laquelle des forces entrent en rapport. De ce fait, tout est en lui
affaire de dosage, d’équilibre, de proportions et de quantité. Plutôt que de
rentrer dans cette question de l’origine de la société avec les gros sabots de
« celui qui sait » et surtout qui assigne ou qui assène de façon
comminatoire des qualificatifs : bon, méchant, généreux, égoïste, il nous
faut mesurer des impacts, évaluer des influences, sonder des processus et non
instruire une affaire comme si nous étions au tribunal. Le champ lexical de la quantité,
de la « variable » et de la graduation est ici notable. Il n’est
affaire que de « contrebalancer », de percevoir ce qui
« attise » ou ce qui « réfrène », ce qui manifeste des
efficiences de contrôle, d’orientation, de modification, comme si l’être humain
ne consistait qu’en un chiffrage, qu’en un processus de modulation. Nous avons
l’impression que l’homme est comme ces métaux conducteurs que traverse un
courant électrique. Ils ne sont pas la source d’énergie mais consistent dans le
débit plus ou moins important de leur capacité à se laisser irradier par un
flux.
L’amour du
gain et la cohabitation avec nos semblables au sein d’une société ne se
contredisent pas mais entrent en rapport, et loin que ce rapport marque la
violence entre deux « notions », entre deux idées générales opposées
par leur sens : l’égoïsme contre la générosité, elle se révèlent
compatibles au regard de la réalité dans laquelle elles se manifestent (et cela
de façon exclusive, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’autre valeur que
« réelle »). Se pourrait-il après tout que l’égoïsme et la générosité
loin d’être des sentiments de natures distinctes, voire opposées, soient seulement
des degrés différents sur une même échelle, celle de la relation à
Autrui ?
Le mot
« homme » n’est jamais utilisé en tant que sujet d’une action dans le
texte tout simplement parce que la
nature humaine ne pointe ici qu’en se dessinant au fil de tout un jeu de
variables requérant de notre part une grande sensibilité aux nuances. Il existe
quantité de données tenant à la fois de la nature et des circonstances, comme
on le dirait d’un champ magnétique traversé de magnitudes plus ou moins fortes.
Ce rapport de forces est donc défavorable à la bienveillance de l’homme à
l’égard de ses semblables, non pas que l’homme soit incapable de générosité
mais c’est seulement une affaire de quantité dans le champs de force instauré
par le flux des passions et l’efficience d’une puissance d’aimantation au sein
d’une société fondée sur la famille, c’est-à-dire sur le désir de procréer et
d’élever ses enfants.
Nous
sommes maintenant en mesure de saisir le mouvement de la démonstration de
l’auteur. Hume décrit ce rapport de forces dans lequel la passion du gain ne se
trouve contrariée par aucun « contre pouvoir ». La puissance de cette
force d’attraction est telle qu’elle ne fait que s’accroître au fur et à mesure
qu’elle se satisfait. Plus nous possédons plus nous nous donnons les moyens de
posséder davantage. Mais ce penchant n’est pas suffisamment aveuglé qu’il ne
puisse éprouver à quel point il est « raisonnable », pour son intérêt
qu’il se réfrène de lui-même plutôt qu’il se libère. Mais d’où viendrait cette
raison, puisque Hume, contrairement à Kant ne postule pas l’existence de cette
faculté comme inhérente à son statut d’être libre et « de
droit » ? Précisément dans la capacité dont il était question
précédemment, l’intelligence autorisant un homme à se donner les moyens de
satisfaire ses appétits et de le faire au gré d’un rythme exponentiel n’est pas
différente de celle qui lui permet de comprendre à quel point la société,
c’est-à-dire la cohabitation avec d’autres appétits que moi, est aussi et
seulement la condition même de la production de richesses. Le fait que nous
désirions sans cesse plus de richesse ne nous rend pas assez stupides pour nous
empêcher de voir qu’il n’y a de richesse que dans la société. Comment, en effet, un appétit pourrait-il
se déclarer ailleurs que dans le milieu au sein duquel se constituent les
objets convoités par cet appétit ?
Par
conséquent la passion de l’intérêt personnel qui constitue une tendance
fondamentale de la nature humaine n’entre jamais en contradiction avec la
constitution de la société. En tant qu’elle se réfrène elle rend possible le
partage des richesses et le respect des biens de chacun et en tant qu’elle
s’assouvit elle participe et s’active dans la production de ces mêmes biens. On
ne distingue pas dans cette intrication le moindre espace dans lequel un
jugement moral pourrait s’insinuer. Les philosophes qui défendent ou critiquent
la société tombent sans s’en rendre compte dans le même vice de procédure. Ils
ne s’aperçoivent pas qu’ils tournent en rond : si je juge bonne la passion
du gain, je jugerai nécessairement favorablement la société puisque les deux ne
font que s’impliquer l’une l’autre, et il en va de même pour le jugement
négatif. Rousseau critique la société parce qu’il s’élève moralement contre
l’appât du gain, mais il n’y a, au sens propre pas « lieu » de le
faire, tout simplement parce qu’il n’y pas d’autre réalité humaine que
« là », prise et constituée dans ce processus, dans ce jeu
d’influences du passionnel et du social. La réflexion de Hume est marquée par
le désir de parler enfin de l’homme tel qu’il est et non tel qu’il devrait
être. Juger que les hommes ont créé la société par bonté ou par vice cela
revient à juger cela même à partir de quoi on juge. Il n’est pas
« bien » que l’homme ait fait la société parce que c’est dans et par
le social que l’homme se fait homme. Cela n’est pas « mal » non plus.
C’est le produit de l’expérience et de
l’habitude.
Ce qui, à
bien des égards, rend la lecture des principaux philosophes anglais plus
« reposante » que celles des philosophes allemands ou français, c’est
son humilité, son pragmatisme. Il n’est pas question de monter sur les grands
chevaux des principes et des valeurs pour qualifier la nature humaine. Il
suffit de prêter intention à des processus sociaux et à des influences
physiques. C’est dans cet esprit que nous devons interpréter le passage crucial
du texte : « Or, la moindre réflexion doit nécessairement donner lieu à cette
modification, puisqu'il est évident que la passion est beaucoup mieux satisfaite
quand on la réfrène que lorsqu'on la laisse libre, et qu'en maintenant la
société, nous favorisons beaucoup plus l'acquisition de possessions qu'en nous
précipitant dans la condition de solitude et d'abandon qui est la conséquence
inévitable de la violence et d'une licence universelle »
Ce qui fonde cette réflexion n’est rien moins qu’un bon sens
« premier ». Là où la morale ne nous est d’aucun secours contre
l’égoïsme, la simple prise en compte de l’évidence, le « sens de la
réalité » et l’attention portée à la satisfaction de son intérêt nous
fournissent tous les instruments nécessaires à la formation d’un remède, d’un
artifice grâce auquel la société s’installe sur un fondement durable et sûr et
parvient à vaincre les dommages susceptibles d’être engendrés par
l’égoïsme :
« En effet, quand les
hommes, en raison de leur première éducation dans la société, ont pris
conscience des avantages infinis qui résultent de celle-ci, qu’en outre ils ont
acquis une nouvelle disposition à la compagnie et à la conversation et qu’ils
ont observé que les principaux troubles de la société naissent des biens
appelés extérieurs, de leur indépendance et de la facilité de leur passage
d’une personne à une autre, ils
cherchent nécessairement un remède en établissant ces biens, dans la mesure du
possible, à égalité avec les avantages fixes et constants de l’esprit et du
corps. Ce qui ne peut se faire d’autre manière que par une convention conclue
par tous les membres de la société pour conférer de la stabilité à la
possession des biens extérieurs et laisser chacun jouir en paix de ce qu’il
peut acquérir par chance ou par industrie. De cette manière, chacun sait ce
qu’il peut posséder en toute sécurité ; les passions sont limitées dans
leurs mouvements partiaux et contradictoires. »
Toute
personne de bons sens vivant en société mesure immédiatement tout ce qu’elle
gagne à ce mode de vie collectif, et, une fois saisie l’origine des troubles
menaçant la vie communautaire, souscrit à une convention que l’on pourrait
presque dire implicite tant l’esprit de concorde qui la motive s’impose à
chacun avec la force de l’évidence la plus simple et la plus impérative. Voler
les biens extérieurs de son prochain n’est pas à proprement parler
« mal » mais plutôt « gênant » socialement anti-productif.
Que chacun puisse comprendre à quel point la satisfaction des biens qui lui
reviennent de par son travail, ou parce qu’on les lui a donné est absolument
assurée alors que la jouissance des biens qui l’a volé est incertaine et
susceptible d’être réprimée ou interdite permet à la société de tenir. La
notion de propriété privée n’est ni naturelle, ni perverse (Rousseau). Elle est
le fruit de la notion de Justice, elle-même étant produite par ce
« remède » qui tient à la fois de la convention, de l’expérience et de l’habitude. Ce n’est pas parce
que l’homme est juste que la société a imposé à chacun le principe de
sécurisation de ses biens propres, c’est parce que la société est profitable
que chacun a bien compris qu’il fallait mettre en œuvre des règles de bon sens permettant à la vie organisée en communauté de "tenir".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire