Nous ne réfléchissons pas
aujourd’hui aux raisons qui nous poussent à travailler, tout simplement parce
que le travail en tant qu’activité salariée est la clé de voûte de notre
intégration sociale, ce qui nous donne les moyens de vivre par l’entremise
d’une tractation entre nous et notre employeur, ce qui nous permet de nous
engager dans le cadre d’une utilité spécifiée à la collectivité et d’être ainsi
reconnu et reconnaissable par elle. Le travail nous donne donc une identité
sociale. A une personne que nous rencontrons, nous demandons souvent « ce
qu’elle fait dans la vie » en entendant pas là son métier, comme si ce que
nous faisions dans la vie consistait non pas à « vivre » mais à
trouver dans la société les moyens de rester vivant. Nous travaillons pour
gagner notre vie, ce qui sous-entend qu’il ne suffit pas d’être vivant pour
vivre, encore faut-il constamment négocier, échanger, trouver le cadre à
l’intérieur duquel nous allons pouvoir exercer notre force de travail en
échange d’une rétribution qui nous permettra d’entretenir notre vie. Bref, « il faut bien vivre » même si, à
cause de cela, nous cessons d’ « exister ».
Cette distinction est particulièrement
éclairante pour cette question : vivre est une réalité organique,
biologique, c’est avoir un cœur qui bat, une respiration qui s’active, etc.
C’est être en vie au même titre qu’un animal, une plante verte ou une bactérie.
Exister pointe, à l’intérieur même de cette définition exclusivement clinique
de la vie, un « élan », un mouvement, une énergie, un vouloir-vivre,
comme si l’acte de vivre ne pouvait pas s’activer dans mon être d’une autre source d’énergie que celle-là même de mon être. Exister, ce n’est pas
simplement vivre, c’est « tenir à vivre », donner au fait d’être soi
de quoi s’effectuer, se produire, se réaliser, donner sa chance au fait d’être
soi ici et maintenant.
Ainsi, par exemple, dans les
camps d’extermination, les conditions minimales de vie n’étaient pas assurées,
et pourtant certains prisonniers sont restés vivants. Devant ce phénomène, on
peut toujours alléguer scientifiquement les différences de constitution en
affirmant que nous ne sommes pas physiquement, organiquement égaux devant la
mort (on en reste alors à une explication purement « mécanique »).
Mais on peut également rendre raison de ces vies qui « ont tenu » en
désignant cet élan, c’est-à-dire en soutenant que notre vie n’est pas
définissable comme une courbe normée qui se maintiendrait entre des seuils de
subsistance prérequis mais comme une énergie qui, contre toute attente et toute
vraisemblance, a pu s’ancrer dans un milieu franchement hostile, trouvant en
elle de quoi demeurer elle-même.
En d’autres termes, si ces
prisonniers ont survécu, ce n’est pas parce qu’ils étaient d’emblée plus
physiquement résistants que ceux qui sont morts mais parce qu’ils tenaient plus
qu’eux « à exister », étant entendu que l’on ne comprend rien de la
vie tant que l’on se contente de la concevoir comme une courbe entre deux
seuils. Placés dans des conditions de vie atroces, sans espoir ni avenir, il
est évident que la plupart des prisonniers ne pouvaient plus trouver hors d’eux
de sens à l’existence, mais toute la question qui se pose ici est alors celle
de savoir dans quelle mesure la différence entre le fait de vivre et celui
d’exister ne consisterait pas dans la capacité de « l’exister » à se
soutenir de lui-même, à se nourrir de soi, propriété dont nous avons vu qu’elle
constituait le propre du désir (se
nourrir de ses propres faims). C’est très exactement à ce désir (conatus) que
fait référence Spinoza quand il affirme que « l’effort d’une chose pour
persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette
chose. » Les prisonniers survivants des camps n’étaient pas dotés de corps
constitutionnellement plus puissants que ceux qui y sont morts, mais par contre
ils ont pu, mieux qu’eux, se satisfaire et s’entretenir du simple fait d’être.
Ils se sont ingéniés à exister plus qu’à
survivre.
Que nous fassions référence
à la nécessité vitale de satisfaire nos besoins de confort minimal et de
nourriture ou à la nécessité sociale d’être reconnu par nos semblables comme
membre à part entière d’une communauté, nous évoquons des nécessités extérieures et justifions l’exercice de notre activité
salariée par ce qui n’est pas elle, mais ce dont elle est le moyen, la médiation. De la même façon que les
rescapés des camps ont su trouver dans le « fait d’être » des raisons
suffisantes pour continuer à être, la question se pose à l’égard de notre
travail de savoir s’il nous donne de lui-même le sens de notre existence plutôt
que les conditions de notre survie, étant entendu que c’est le premier plutôt
que les secondes qui, en toute dernière instance, explique et justifie le fait
que nous soyons encore vivants. Nous mesurons maintenant l’enjeu d’un tel
sujet : se pourrait-il que le travail et les conditions dans lesquelles
nous le pratiquons aujourd’hui soient fondés sur un marché de dupe et qu’en
faisant mine de nous assurer la vie, le travail salarié nous prive de
l’existence, c’est-à-dire de la « vraie » vie, la seule qui en nous,
vraiment « vive » ?
C’est pourquoi il nous faut
conduire jusqu’à son terme la distinction que nous avons entreprise : vivre est une affaire de conditions et de
moyens alors qu’exister est une question de « style ». Dans la
première option, l’essentiel est de vivre à tout prix, quoi qu’il en coûte,
d’accepter finalement n’importe quel travail pourvu qu’il me garantisse le
minimum vital pour vivre et, si je m’en sors bien, pour envoyer à mes
semblables les signes extérieurs de ma réussite (vivre est question de
conditions et de niveaux), éventuellement les écraser sous le poids de ce
succès apparent. Dans la seconde, ce qui est fondamental n’est pas de vivre
mais d’être, d’entretenir en soi le fait d’être soi, de cultiver le fait d’être comme une plante rare, originale et stylisée.
Le mot d’ordre du travail vital pourrait être : « plutôt me
trahir que mourir ou être pauvre », celui du travail
« impliqué » serait « plutôt mourir que de ne pas être »,
mais la référence aux camps de la mort nous a permis de saisir qu’en réalité,
ceux qui ont survécu sont précisément ceux qui ont trouvé des raisons d’être
dans le fait d’être. Faire de sa vie une œuvre d’art plutôt qu’une copie
certifiée conforme : c’est bien le message que les Stoïciens nous
envoyaient dés l’antiquité. La philosophie désigne peut-être moins, dans cette
perspective, un style de vie que l’affirmation selon laquelle la vie n’est qu’affaire
de style (il faut lire, sur ce sujet, l'oeuvre de Pierre Hadot: "la philosophie comme manière de vivre")
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