jeudi 23 janvier 2014

"Peut-on donner un sens au travail?"



Nous ne réfléchissons pas aujourd’hui aux raisons qui nous poussent à travailler, tout simplement parce que le travail en tant qu’activité salariée est la clé de voûte de notre intégration sociale, ce qui nous donne les moyens de vivre par l’entremise d’une tractation entre nous et notre employeur, ce qui nous permet de nous engager dans le cadre d’une utilité spécifiée à la collectivité et d’être ainsi reconnu et reconnaissable par elle. Le travail nous donne donc une identité sociale. A une personne que nous rencontrons, nous demandons souvent « ce qu’elle fait dans la vie » en entendant pas là son métier, comme si ce que nous faisions dans la vie consistait non pas à « vivre » mais à trouver dans la société les moyens de rester vivant. Nous travaillons pour gagner notre vie, ce qui sous-entend qu’il ne suffit pas d’être vivant pour vivre, encore faut-il constamment négocier, échanger, trouver le cadre à l’intérieur duquel nous allons pouvoir exercer notre force de travail en échange d’une rétribution qui nous permettra d’entretenir notre vie. Bref, « il faut bien vivre » même si, à cause de cela, nous cessons d’ « exister ».
Cette distinction est particulièrement éclairante pour cette question : vivre est une réalité organique, biologique, c’est avoir un cœur qui bat, une respiration qui s’active, etc. C’est être en vie au même titre qu’un animal, une plante verte ou une bactérie. Exister pointe, à l’intérieur même de cette définition exclusivement clinique de la vie, un « élan », un mouvement, une énergie, un vouloir-vivre, comme si l’acte de vivre ne pouvait pas s’activer dans mon être d’une autre source d’énergie que celle-là même de mon être. Exister, ce n’est pas simplement vivre, c’est « tenir à vivre », donner au fait d’être soi de quoi s’effectuer, se produire, se réaliser, donner sa chance au fait d’être soi ici et maintenant.

Ainsi, par exemple, dans les camps d’extermination, les conditions minimales de vie n’étaient pas assurées, et pourtant certains prisonniers sont restés vivants. Devant ce phénomène, on peut toujours alléguer scientifiquement les différences de constitution en affirmant que nous ne sommes pas physiquement, organiquement égaux devant la mort (on en reste alors à une explication purement « mécanique »). Mais on peut également rendre raison de ces vies qui « ont tenu » en désignant cet élan, c’est-à-dire en soutenant que notre vie n’est pas définissable comme une courbe normée qui se maintiendrait entre des seuils de subsistance prérequis mais comme une énergie qui, contre toute attente et toute vraisemblance, a pu s’ancrer dans un milieu franchement hostile, trouvant en elle de quoi demeurer elle-même.
En d’autres termes, si ces prisonniers ont survécu, ce n’est pas parce qu’ils étaient d’emblée plus physiquement résistants que ceux qui sont morts mais parce qu’ils tenaient plus qu’eux « à exister », étant entendu que l’on ne comprend rien de la vie tant que l’on se contente de la concevoir comme une courbe entre deux seuils. Placés dans des conditions de vie atroces, sans espoir ni avenir, il est évident que la plupart des prisonniers ne pouvaient plus trouver hors d’eux de sens à l’existence, mais toute la question qui se pose ici est alors celle de savoir dans quelle mesure la différence entre le fait de vivre et celui d’exister ne consisterait pas dans la capacité de « l’exister » à se soutenir de lui-même, à se nourrir de soi, propriété dont nous avons vu qu’elle constituait le propre du désir (se nourrir de ses propres faims). C’est très exactement à ce désir (conatus) que fait référence Spinoza quand il affirme que « l’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Les prisonniers survivants des camps n’étaient pas dotés de corps constitutionnellement plus puissants que ceux qui y sont morts, mais par contre ils ont pu, mieux qu’eux, se satisfaire et s’entretenir du simple fait d’être. Ils se sont ingéniés à exister plus qu’à survivre.

Que nous fassions référence à la nécessité vitale de satisfaire nos besoins de confort minimal et de nourriture ou à la nécessité sociale d’être reconnu par nos semblables comme membre à part entière d’une communauté, nous évoquons des nécessités extérieures et justifions l’exercice de notre activité salariée par ce qui n’est pas elle, mais ce dont elle est le moyen, la médiation. De la même façon que les rescapés des camps ont su trouver dans le « fait d’être » des raisons suffisantes pour continuer à être, la question se pose à l’égard de notre travail de savoir s’il nous donne de lui-même le sens de notre existence plutôt que les conditions de notre survie, étant entendu que c’est le premier plutôt que les secondes qui, en toute dernière instance, explique et justifie le fait que nous soyons encore vivants. Nous mesurons maintenant l’enjeu d’un tel sujet : se pourrait-il que le travail et les conditions dans lesquelles nous le pratiquons aujourd’hui soient fondés sur un marché de dupe et qu’en faisant mine de nous assurer la vie, le travail salarié nous prive de l’existence, c’est-à-dire de la « vraie » vie, la seule qui en nous, vraiment « vive » ?
C’est pourquoi il nous faut conduire jusqu’à son terme la distinction que nous avons entreprise : vivre est une affaire de conditions et de moyens alors qu’exister est une question de « style ». Dans la première option, l’essentiel est de vivre à tout prix, quoi qu’il en coûte, d’accepter finalement n’importe quel travail pourvu qu’il me garantisse le minimum vital pour vivre et, si je m’en sors bien, pour envoyer à mes semblables les signes extérieurs de ma réussite (vivre est question de conditions et de niveaux), éventuellement les écraser sous le poids de ce succès apparent. Dans la seconde, ce qui est fondamental n’est pas de vivre mais d’être, d’entretenir en soi le fait d’être soi, de cultiver le fait d’être comme une plante rare, originale et stylisée. Le mot d’ordre du travail vital pourrait être : « plutôt me trahir que mourir ou être pauvre », celui du travail « impliqué » serait « plutôt mourir que de ne pas être », mais la référence aux camps de la mort nous a permis de saisir qu’en réalité, ceux qui ont survécu sont précisément ceux qui ont trouvé des raisons d’être dans le fait d’être. Faire de sa vie une œuvre d’art plutôt qu’une copie certifiée conforme : c’est bien le message que les Stoïciens nous envoyaient dés l’antiquité. La philosophie désigne peut-être moins, dans cette perspective, un style de vie que l’affirmation selon laquelle la vie n’est qu’affaire de style (il faut lire, sur ce sujet, l'oeuvre de Pierre Hadot: "la philosophie comme manière de vivre")


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