« Il est certain
qu'aucune inclination de l'esprit humain n'a à la fois une force suffisante et
une orientation appropriée pour contrebalancer l'amour du gain et changer les
hommes en membres convenables de la société, en faisant qu'ils s'interdisent
les possessions d'autrui. La bienveillance à l'égard de ceux qui nous sont
étrangers est trop faible pour cette fin; quant aux autres passions, elles
attisent plutôt cette avidité, quand nous observons que plus étendues sont nos
possessions, plus grande est notre capacité de satisfaire tous nos appétits. Il
n'y a, par conséquent, aucune passion susceptible de contrôler le penchant
intéressé, si ce n'est ce penchant lui-même, par une modification de son
orientation. Or, la moindre réflexion doit nécessairement donner lieu à cette
modification, puisqu'il est évident que la passion est beaucoup mieux
satisfaite quand on la réfrène que lorsqu'on la laisse libre, et qu'en
maintenant la société, nous favorisons beaucoup plus l'acquisition de
possessions qu'en nous précipitant dans la condition de solitude et d'abandon
qui est la conséquence inévitable de la violence et d'une licence universelle.
Par conséquent, la question portant sur la méchanceté ou sur la bonté de la
nature humaine n'entre pas du tout en ligne de compte dans cette autre question
portant sur l'origine de la société, ni non plus il n'y a à considérer autre
chose que les degrés de sagacité ou de folie des hommes. Car, que l'on estime
vicieuse ou vertueuse la passion de l'intérêt personnel, c'est du pareil au
même, puisque c'est elle-même, seule, qui le réfrène : de sorte que, si elle
est vertueuse, les hommes deviennent sociaux grâce à leur vertu; si elle est
vicieuse, leur vice a le même effet. »
La
connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit
que l’explication rende compte, par la compréhension du texte, du problème dont
il est question.
Quelques éléments d'explication
Il
n’existe selon Hume aucune force en l’homme que l’on puisse opposer à celle qui
le conduit à toujours privilégier son intérêt personnel. Il est donc illusoire
de fonder la société sur une forme d’amour ou d’empathie par le biais de
laquelle nous serions naturellement portés à sacrifier à la cohabitation avec
nos semblables nos ambitions et notre soif de richesse. Que nous puissions
vivre ensemble en bonne intelligence sans manifester de convoitise à l’égard du
bien de nos voisins, c’est peut-être ce que nous pouvons réaliser mais
certainement pas en s’appuyant sur une « nature » bonne ou
désintéressée de l’être humain. Il existe, au contraire, en chacun de nous une
avidité, une faim de confort, de biens et de fortune qui ne saurait faire place
à aucune autre tendance raisonnable.
Le début de ce passage semble d’emblée prendre
le contre-pied de l’idée que l’on retrouve chez Rousseau selon laquelle il
existe en chacun de nous une « pitié », un instinct de compassion qui
nous porte spontanément à vouloir le bien d’Autrui ou du moins, à n’œuvrer pour
soi qu’en visant, à l’attention de son prochain « le moindre mal
possible » :
La pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque
individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle
de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux
que nous voyons souffrir ; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient
lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de
désobéir à sa douce voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste
d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise
avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est
elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse,
inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins
parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui
qu'il est possible. C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt
que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance
que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de
l'éducation. »
Les expressions utilisées par Rousseau prouvent
qu’il ne se méprend pas autant qu’on l’a affirmé sur l’avidité de l’être
humain : « si lui-même espère pouvoir trouver la sienne
ailleurs », mais il ne doute pas de l’effet de cette inclination
naturellement présente en nous qu’est la pitié, et de ce point de vue, il est
en total désaccord avec Hume. La volonté de porter assistance à nos semblables
ne saurait d’aucune manière pour le philosophe écossais jouer contre notre
égoïsme et c’est seulement de lui qu’il convient d’attendre ce que l’on peut
littéralement qualifier de « self-control ». Rien ne saurait
maîtriser notre égoïsme en dehors de lui-même. Autant il est inutile d’attendre
de la raison qu’elle s’oppose de l’extérieur à nos ambitions personnelles,
autant il est tout-à-fait justifié d’attendre de cette passion égoïste qu’elle
se raisonne d’elle-même, du fond de sa propre motivation. C’est, en effet, sans
sortir de lui-même, que l’égoïsme réalise avec un certain bon sens qu’il sera
davantage satisfait en limitant ses objectifs. Cette évidence à la lumière de
laquelle on jouit d’autant plus de ce que l’on acquiert que l’on aspire à peu
de choses ne s’impose pas d’ailleurs que de notre désir de nous enrichir.
Nous retrouvons ici l’une des positions
fondamentales de Hume qui considère, comme tous les empiristes qu’il n’est rien
dans notre esprit qui n’ait été d’abord appréhendé par nos sens. Ce n’est pas
du tout parce que nous serions naturellement dotés d’une faculté de raison que
nous pourrions ainsi contrôler nos passions, mais c’est bien plutôt parce que
nos pulsions se constituent par le biais d’un incessant modelage sur la réalité
qu’elles se modèrent par elles-mêmes. Faire preuve de « mesure »
n’est aucunement la manifestation de notre statut d’être raisonnable, c’est le
produit d’un simple rapport de proportions entre la puissance de nos désirs et
l’efficience de leur satisfaction. Notre désir d’amasser des biens et de jouir
de nos acquisitions s’accommode donc parfaitement de la société, tout
simplement parce que celle-ci consiste économiquement dans la production de
richesses. La nécessité de ramener nos ambitions à ce que la présence des
autres membres de la collectivité impose par elle-même ne constitue donc
finalement en aucun cas une véritable restriction. Disons que cette restriction
de nos appétits contribue à leur assouvissement. Il n’est donc rien de ce que
la société réclame de nous qui nous contraigne à contrarier la passion de
l’intérêt personnel.
On pourrait croire superficiellement qu’un
égoïste est fondamentalement solitaire mais c’est tout le contraire que
soutient Hume en affirmant que la vie en communauté nous permet de satisfaire
nos appétits en en limitant l’amplitude, ou plutôt en orientant notre
inclination à accroître nos biens vers une satisfaction mesurée plutôt que vers
des ambitions déraisonnables, mais moins déraisonnables en elles-mêmes que
déraisonnables en tant que « non productives », non réalisables.
La nécessité de refréner nos passions ne nous
est donc aucunement imposée par la morale, la pitié ou une certaine idée du
« bien collectif » mais plutôt par cet intérêt pratique, immédiat qui
consiste à leur donner une véritable satisfaction. Nous ne vivons pas en
société par altruisme, pour aider notre prochain, mais bel et bien par intérêt.
L’une des visées les plus importantes de ce texte est, pour Hume, de substituer
à la question du bien et du mal que l’on appliquerait à la société (est-il bien
ou mal de vivre en société ?) l’évidence de l’utile. L’opposition à Rousseau
est donc encore plus frontale car le philosophe français ne cesse de dénoncer
la société comme cause de la méchanceté des hommes. Ce n’est pas du tout que
Hume affirme, contre Rousseau, que la société est bonne, mais c’est plutôt que
la question ne se pose pas. Tout être
humain naît avec des appétits et la société lui permet de les satisfaire à
double titre, en produisant des biens d’abord, en les rendant réalisables
ensuite par l’effet de limitation qu’engendre la cohabitation des intérêts
personnels.
On pourrait dire en un sens que la société
tient toute entière dans le désir d’accroître ses richesses, dans la production
des biens économiques en tant que ce désir s’active, dans l’action de faire
droit aux appétits des autres en tant que ce désir, de lui-même, se réprime. Le
problème du bien et du mal appliqué à l’origine de la société est à tous égards
un faux problème, une erreur de perspective. Ce n’est pas en tant que nous
sommes bons ou méchants que nous créons la société mais parce que nous sommes
pragmatiques (qualité britannique par excellence) que nous l’avons organisée.
Cette intrication entre l’intérêt personnel et la vie en société est tellement
évidente qu’il suffit de voir pour la comprendre à quel point c’est en fonction
du jugement qu’ils portent sur l’intérêt personnel que les philosophes estiment
bonne ou mauvaise la propension de l’être humain à s’associer. Ainsi, si Rousseau
condamne la société c’est parce qu’il juge défavorablement la passion du gain,
mais pour Hume, la vérité est qu’ « il y a » la passion du gain
et conséquemment qu’ « il y a » la société. Cela n’est aucunement affaire
de jugement moral mais simplement d’observation
des faits et des passions humaines.
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