Comment s’effectue le passage d’un univers à un
autre dans le conte de Lewis Carroll : « De l’autre côté du
miroir » ? L’auteur nous adresse d’abord le message suivant, comme un
« avertissement » :
« Je voudrais ici pouvoir vous répéter la
moitié des phrases qu’Alice avait l’habitude de prononcer et qui commençaient
par son expression favorite : « Faisons semblant » »
Alice joue ensuite avec Kitty, la chatte : « Aimerais-tu vivre dans la Maison du Miroir,
Kitty ? Je me demande si l’on t’y donnerait du lait ? Peut-être le
lait du Miroir n’est-il pas bon à boire ?... Mais maintenant, oh !
Kitty Maintenant nous en arrivons au couloir. On peut tout juste avoir un petit
aperçu de ce qu’est le couloir de la Maison du Miroir, si l’on laisse grande
ouverte la porte de notre salon ; ce que l’on en voit ressemble fort à
notre couloir, à nous, mais plus loin, vois-tu, il est peut-être tout
différent. Oh, Kitty ! Comme ce serait merveilleux si l’on pouvait entrer
dans la Maison du Miroir ! Je suis sûre de ce que je dis, oh ! Elle
contient tant de belles choses ! Faisons semblant d’avoir découvert un
moyen d’y entrer, Kitty. Faisons semblant d’avoir rendu le verre inconsistant
comme de la gaze et de pouvoir passer à travers celui-ci. Mais ma parole voici
qu’il se change en une sorte de brouillard ! Cela va être un jeu d’enfant
de le traverser. » Tandis qu’elle prononçait ces mots, elle se trouva
juchée sur la cheminée, sans trop savoir comment elle était venue là. Et à coup
sûr, la glace commençait bel et bien à se dissoudre, comme un brouillard de vif
argent. » A l’instant suivant, Alice avait traversé la glace et sauté avec
agilité dans le salon du Miroir. »
Dans ce passage comme dans une bonne partie de
ses œuvres, Lewis Carroll explore et utilise le rapport privilégié de l’enfance
avec la perception. Il suffit à chacune et à chacun d’entre nous de se
replonger dans les pensées et dans les attitudes de cet âge pour se rappeler du
décalage profond qui sépare l’enfant de l’adulte dans l’appréhension d’un
intérieur et des meubles qui y séjournent. Comment ne pas être saisi, en effet
par l’ouverture de cet autre espace, reflété par le miroir, doublant celui de
la pièce réelle ? L’adulte se regarde, corrige sa coiffure et à l’enfant
qui le questionnerait expliquerait le phénomène de réflexion par la vitre et le
tain dont l’opacité, au travers de la transparence de la vitre, renvoie
simplement (on dirait presque « logiquement ») l’image du « vis-à-vis ».
Autrement dit, le miroir a cette utilité de
nous donner idée de ce à quoi nous ressemblons aux yeux des autres. Mais ce
n’est pas parce que nous pouvons expliquer le phénomène de la réflexion que
nous pouvons le « comprendre ». Nous connaissons le comment mais pas
le « pourquoi ». Quelque chose est bien visible dans le reflet du
miroir, quelque chose qui « semble » avoir un rapport avec ce qui se
situe devant lui mais qui en même temps ne saurait « être » cette
silhouette ou cet espace. Ce qui est incompréhensible c’est qu’un espace en
trois dimensions puisse ainsi être absorbé par une surface plane dans laquelle
nous retrouvons l’impression visuelle des trois dimensions.
Le miroir nous met physiquement en face « du mystère de la profondeur » et c’est exactement ce mystère que « nous les adultes » faisons semblant d’ignorer alors que l’enfant ne se ment pas à lui-même avec autant de désinvolture et de « lâcheté ». Si ces trois dimensions dans lesquelles nous nous éprouvons nous-mêmes comme « épaisseur », comme « profondeur de champ corporel » dans une profondeur de champ spatial, se « retrouvent » dans la surface sans profondeur du miroir, alors la question se pose de savoir dans quelle mesure cette troisième dimension ne se déploierait-elle identiquement de l’autre côté. Et cette énigme ne sera jamais appréhendée comme telle par l’utilisation narcissique du reflet, laquelle manifeste moins de l’égocentrisme qu’un manque consternant de curiosité. C’est le cadre dynamique faisant le nœud de sa cravate devant la glace qui « joue » du miroir mais pas du tout Alice qui pose à très juste raison la vraie question de l’autre univers auquel le miroir renvoie sans pour autant le révéler.
Le miroir nous met physiquement en face « du mystère de la profondeur » et c’est exactement ce mystère que « nous les adultes » faisons semblant d’ignorer alors que l’enfant ne se ment pas à lui-même avec autant de désinvolture et de « lâcheté ». Si ces trois dimensions dans lesquelles nous nous éprouvons nous-mêmes comme « épaisseur », comme « profondeur de champ corporel » dans une profondeur de champ spatial, se « retrouvent » dans la surface sans profondeur du miroir, alors la question se pose de savoir dans quelle mesure cette troisième dimension ne se déploierait-elle identiquement de l’autre côté. Et cette énigme ne sera jamais appréhendée comme telle par l’utilisation narcissique du reflet, laquelle manifeste moins de l’égocentrisme qu’un manque consternant de curiosité. C’est le cadre dynamique faisant le nœud de sa cravate devant la glace qui « joue » du miroir mais pas du tout Alice qui pose à très juste raison la vraie question de l’autre univers auquel le miroir renvoie sans pour autant le révéler.
Le visuel de notre existence s’imprime dans la
surface du miroir mais nous ne percevons pas ce qui nous empêcherait de la
concevoir comme une interface de
l’autre côté de laquelle un autre visuel s’exprimerait. Dans
« Saint-Ange », un film de Pascal Laugier sorti en 2004, l’héroïne
Anna perçoit des présences dans un orphelinat et le passage vers la face cachée
de cet institut dans laquelle vivent d’autres enfants se fera évidemment par le
miroir. D’Orphée aux enfers » de Jean Cocteau à « Matrix »
des frères Wachovski le miroir a toujours constitué la surface idéale de la « transition »
et il importe de bien réaliser à quel point cette récurrence, loin d’être une facilité
de réalisateurs de fiction est une
absolue nécessité de plasticien du réel. De fait, nous ne savons pas
vraiment ce qui se passe dans l’efficience de la réflexion du miroir. La
physique nous donne bien des lois et des raisons qui expliquent le reflet, mais
on pourrait dire qu’elle s’arrête là où pourtant commencent les choses
sérieuses : à savoir 1) l’impact psychologique de la dualité entre le
représentant et le représenté et 2) la question de la résorption d’un univers
dans la capacité d’un objet de produire des affects.
Concernant le premier point, il est possible
d’évoquer la peinture et plus particulièrement le rôle déterminant que lui
accorde Léonard de Vinci dans un texte célèbre : « «
Pour voir si ta peinture est dans l’ensemble conforme à la chose que tu
représentes, prends un miroir et fais s’y refléter le modèle et compare ce
reflet avec ta peinture, et examine bien, sur toute la surface, si les deux
images de l’objet se ressemblent. » Pour le maître italien:
« Le miroir est le maître des peintres ».
On réalise
ainsi que Léonard de Vinci ne traverse pas le miroir. Par contre, Francis Bacon
utilise la capacité de la peinture à saisir le dynamisme de la plasticité des
visages, lesquels ne sont plus des « portraits » mais des lignes
d’affects qui, par l’impact de leur puissance de commotion, sont directement en
prise avec les nerfs du visible : « ma
peinture ne s‘adresse pas au cerveau mais se connecte directement aux nerfs. »
Ce que vise Bacon, c’est précisément une peinture qui n’est plus de la
« représentation ». Etre un visage, c’est finalement d’abord émettre
des flux de visibilité dans la lumière, flux incessamment variables, c’est
précisément la raison pour laquelle le visage « réel » est « méconnaissable » :
il a rompu tous les ponts avec Léonard de Vinci, avec le souci « d’être
ressemblant ». La peinture de Bacon est vraiment et seulement réelle,
rendant compte de l’événement de « visibilité » dans lequel un visage
consiste. Nous ne nous y « reconnaissons » pas parce que nous nous
sommes habitués à ne plus nous interroger devant un miroir mais à faire comme
le maître Italien, c’est-à-dire à nous contenter de « notre » côté du
miroir.
Du point de
vue du designer, la perspective intéressante consiste évidemment à s’interroger
sur ce qui pourrait se rapprocher des visages peints pas Francis Bacon dans le
domaine du mobilier par exemple, quelque chose qui ressemblerait peut-être à la
chaise de la chambre peinte par Van Gogh, chaise vue de cet autre côté du
miroir qu’est celui non plus du reflet mais de l’affect.
Pour envisager
maintenant le second point, il convient de revenir à Alice. Nous ne percevons
jamais des « objets », nous éprouvons sans cesse des affects. Dans ce
flux continuel d’impressions que nous ressentons jour et nuit, dans notre
sommeil comme en état de veille, nous donnons des noms à des croisements
d’affects par le biais de quoi nous « reconnaissons des personnes, des
sentiments des objets », mais il convient bien de ne jamais oublier que ce
mouvement est « second ». Si nous considérons à la lumière de cette
évidence la « méthode » de Léonard de Vinci, nous réalisons qu’elle
est finalement ciblée sur l’objet (« conforme à la chose que tu
représentes »).
Paul Eluard adresse à la femme ce vers
célèbre : « Tu es la
ressemblance ». Mais on pourrait lui opposer que c’est du même coup se
condamner à ne jamais aimer « l’original », ni seulement le
rencontrer. Que vit vraiment ce jeune cadre dynamique serrant devant le miroir
le nœud impeccable de sa cravate ? En premier lieu, il sent la nécessité
de soutenir à toute occasion la pression de ce reflet à la hauteur duquel il
lui faut constamment maintenir son image, ensuite il lui reviendra de ne jamais
dépasser du cadre de l’inauthenticité engendrée par le processus de cette
assimilation. Le miroir « l’a piégé » comme une mauvaise lune. Il est
le « loup-garou » de la conformité à son illusoire reflet. Quoi qu’il
vive, c’est tant qu’image, qu’ « imago » qu’il le ressentira
(peu). Son mot d’ordre est : « faisons
ressemblant ! »
Or, c’est peut-être
exactement par rapport à cette « maxime » qu’il faut entendre
l’expression favorite d’Alice : « Faisons
semblant ». Une fois que nous nous sommes définitivement installés
dans l’évidence de cette réalité à la lumière de laquelle il n’y a dans la vie que des impressions, la question n’est plus de
savoir si nous sommes dans la réalité ou la fiction mais plutôt dans la
semblance ou la ressemblance. Rien ne nous trompe, tout nous « décale », nous « feinte ». Le
problème du jeune cadre dynamique vient de ce qu’il pense être vraiment son
reflet alors qu’il ne l’est pas. Alice traverse le miroir parce qu’elle ne
croit pas, à juste raison à cette distinction. En tant que réservoir d’affects,
il n’est pas d’objet qui ne soit capable de nous faire tomber dans le terrier
des affects et le miroir occupe de ce point de vue un statut particulier parce
qu’il émet des affects visuels.
« Fiction »
vient étymologiquement du latin « fingo » qui signifie
« forger », « construire » et c’est une origine qui nous
permet de concevoir tout ce que l’attitude d’Alice a de juste et de pertinente.
Le miroir ne crée pas l’espace de la ressemblance, il suscite ce que l’on
pourrait appeler la production fictionnante des affects et, en un sens, d’une
infinité de « pluri-vers » (uni-vers au pluriel). On peut déjà se
dire concernant « Alice au pays des merveilles » qu’elle rêve, ou ici
qu’elle éprouve une perception délirante, ou bien plus simplement qu’elle s’en
tient au plus strict de la perception exactement comme Francis Bacon. Chaque
objet nous « feinte » si
l’on y tient absolument. La vérité est qu’il recèle comme tout objet une
puissance infinie à susciter des impressions. Cette réalisation d’affects
s’effectue nécessairement mais il nous faut, à nous qui sommes pris dans cet
effet d’habitude et de caricature des noms et des fonctions utilitaires, un « décalage » pour ressentir
la libération de ces flux esthésiques (esthesis : sensation). L’exposition
au musée et l’audace de Duchamp suffit pour les « ready made ».
Alice, quant à elle, fait semblant « d’avoir
rendu le verre inconsistant comme de la gaze afin de pouvoir le traverser. Mais
voici qu’il se change en une sorte de brouillard »
Que fait Alice
ici ? Elle nous fait toucher du visuel. La translucidité du verre
s’opacifie dans l’épaisseur d’un brouillard. Nous savons bien que c’est
effectivement « ça » que rencontre notre nerf optique quand il
effleure la surface du miroir, il touche du verre, il s’y mêle, s’y confond, y
pénètre, mais comme il n’est plus hanté par le désir horizontal d’y lire la
sentence rassurante de son propre reflet, il est pris dans la verticalité d’une
transparence trouble et glacée. Le décalage est ici dans l’esprit d’Alice qui,
comme le peuvent les enfants, vit la
sensation de voir et non l’espoir de se regarder. Voir un miroir, c’est
voir, dans le miroir, une réalité spécifique au miroir, sans référence à la
ressemblance : « le lait de la Maison du Miroir est-il bon à
boire ? ». En d’autres termes, c’est rentrer dans un univers soumis à
d’autres lois de perspective, de mouvement, à d’autres forces. Le miroir ne
renvoie pas le reflet de notre univers, de notre espace, il le redistribue, le
reconfigure de telle sorte qu’il crée une réalité qui n’a rien de similaire au
notre, comme si à la surface de notre monde affleurait par effet de
transparence l’interface d’un autre.
Faire semblant
c’est feindre, mais en réalité c’est un autre terme qu’il faudrait utiliser
ici: « fictionner ».
N’est-ce pas ce que nous faisons, lorsqu’à l’arrêt dans le train dans une gare,
nous avons le sentiment de démarrer alors que c’est le train d’en face qui
part, mais nous nous laissons dériver au gré de cette impression pour le temps
qu’elle durera, en jouissant ainsi de cet effet de vérité très matériel à la
lumière duquel le mouvement est réellement vécu comme un phénomène entièrement
relatif ?
Il est
impossible de vivre dans un espace sans le fictionner, c’est-à-dire sans
l’agencer au fil de différents affects, lesquels se manifestent à nous à la
surface de ces croisements de forces que nous appelons « des choses ».
Dans le « faire semblant » d’Alice se réalise donc un processus très
concret, très authentique, qui va à l’encontre de l’illusion de la
ressemblance. Tout n’est qu’impressions : le miroir nous fait rentrer dans
un nouvel espace visuel où tout peut arriver, où les pièces d’un jeu d’échecs
peuvent se mouvoir à leur guise selon les règles d’un échiquier cubiste (rendre
en deux dimensions la profondeur de champ d’une troisième).
Mais comment
produire cet effet de décalage dont Alice jouit au bénéfice de l’âge de
l’enfance ? Ce sera toute l’ingéniosité du designer que de créer
« l’anomalie », le grain de sable qui sera à même d’expulser
l’utilisateur de l’utilisation. « Les objets dit Baudrillard, ne servent
pas ils font semblant de servir ». Nous pourrions rajouter ici, en
prolongeant les développements précédents : « ils font « ressemblant »
de servir. » Et l’objectif de ce décalage est de briser l’effet de ressemblance de la fonction pour faire
advenir la verticalité juste, simple sous-jacente du merveilleux. Le géant est dans le moulin et Dom
Quichotte ne se méprend aucunement. Qu’est-ce d’autre, en effet, qu’un surplomb
écrasant avec des bras tournoyants ?
Dans la
peinture du 16e siècle, nous retrouvons de très nombreuses anamorphoses utilisant différents
procédés. Parmi ceux-ci l’un des plus pratiqués consistait pour le peintre à
composer sa toile dans le reflet du miroir et « en fonction de lui ».
Une fois la glace disposée au bon endroit, chacun pouvait percevoir la scène
décrite mais, sans elle, ne subsistait qu’un chaos de formes de couleurs dans
lequel on pouvait simplement « pressentir » le motif mais n’était-ce
pas précisément le but avoué du peintre, à l’inverse de la méthode de Léonard,
que de perdre le fil de la référence au motif ? Car l’œuvre en elle-même
se présentait sans miroir, comme une opacité dont le miroir finalement ne
parvenait jamais à dissiper entièrement ni le trouble ni la profondeur. Devant
certaines toiles de Francis Bacon, on éprouve exactement ce sentiment étrange
de proximité avec une ressemblance dévoyée, déchue, comme une
anamorphose dont on aurait jeter le miroir: le cri d’un pape pris dans la
chute des corps, l’enfant handicapé tournoyant sur la piste, la plasticité crue
des visages authentiques, ployant dans la lumière et, en même temps, sous elle. Nous avons tous déjà été assaillis, plus ou moins confusément, devant notre image reflétée par le miroir, par ce soupçon: "et si la vraie vie était de l'autre côté", et si la surface réflexive, loin de nous absorber, nous "expulsait", nous rejetait dans l'enfer aseptisé d'une vie sans relief, sans jouissance, sans résonance, dramatiquement "lisse", bref une "vie sans vie" ? Se pourrait-il que ce soit exactement cela:"le cri", à savoir le contraire de "la ressemblance"?
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