vendredi 21 mars 2014

Texte de Hannah Arendt - La raison d'Etat



« Derrière la notion d’acte d’Etat, il y a celle de raison d’Etat. Selon cette théorie, les actes de l’Etat – qui est par définition responsable de la survie d’un pays et, partant, des lois qui garantissent cette survie – ne sont pas soumis aux mêmes règles que les actes des citoyens de cet Etat. L’Etat de droit, conçu afin d’éliminer la violence et la guerre de tous contre tous, dépend pour sa survie des instruments de la violence. De même, un gouvernement peut se trouver dans l’obligation de commettre des actes qui sont généralement considérés comme des crimes afin d’assurer sa propre survie et celle de la loi (…)

A tort ou à raison – selon les cas – la raison d’Etat fait appel à la nécessité, et les crimes d’Etat commis en son nom (qui sont pleinement criminels en regard du système juridique en vigueur) sont considérés comme des mesures d’exception, des concessions faites aux exigences de la Realpolitik (1) afin de préserver le pouvoir et, partant, l’ensemble du système juridique en vigueur. Dans un système politico-juridique normal, ces actes constituent des exceptions à la règle et ne sont pas passibles de châtiment (ils sont gerichtsfrei (2), selon la théorie juridique allemande) parce qu’il y va de l’existence de l’Etat même, et qu’aucune entité politique extérieure à l’Etat n’a le droit de dénier à celui-ci son droit d’exister, ni de prescrire les formes que doit prendre cette existence. Lorsque par contre un Etat est fondé sur des principes criminels – et nous en avons vu un exemple dans la politique juive du IIIe Reich – c’est l’inverse qui est vrai. C’est l’acte non criminel (tel que par exemple, l’ordre de Himmler, à la fin de l’été 1944, de mettre un terme aux déportations de Juifs) qui devient une concession à la nécessité, qui est imposé par les évènements (en l’occurrence la défaite prévisible). C’est alors qu’une nouvelle question se pose : quelle est la nature de la souveraineté d’un tel Etat ? N’a-t-il pas violé la parité (par in parem non habet jurisdictionem (3)) que lui accorde le droit international ? Par in parem (4) signifie-t-il seulement les attributs secondaires de la souveraineté ? Ou est-ce que ce principe implique également une égalité qualitative, une similitude ? Peut-on appliquer le même principe indifféremment à un appareil gouvernemental dont les crimes et les actes de violence sont des cas limites, des exceptions, et à un système politique qui légalise le crime et en fait une règle ? »

(1)    realpolitik : « politique réaliste, c’est-à-dire politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l’intérêt national »
(2)    gerichtsfrei : (en allemand) libres de jugement
(3)    « par in parem non habet juridictionem » : « il n’est aucun jugement possible d’égal à égal » (en l’occurrence aucun état ne peut remettre en cause la juridiction d’un autre état)
(4)    D’égal à égal

2 commentaires:

  1. d'où c'est extrait ? (les références pour citer)

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  2. Bonjour,
    "Eichmann à Jerusalem" - Rapport sur la banalité du mal, c'est dans le
    Post-scriptum Collection folio p 465.

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