Lorsque nous nous
apercevons que nous sommes amoureux d’une personne que nous fréquentons depuis
plusieurs mois, il se produit quelque chose d’étrange. Nous avons vécu la
progression d’une expérience dont nous ne « réalisons » la nature
exacte que maintenant. Est-ce un sentiment qui d’inconscient devient
conscient ? Non, nous n’avions rien perdu de cette intensification de nos
émotions, de notre attente du prochain « rendez-vous ». Nous le
percevions bien puisque c’est précisément cette hâte, cette acmé sentimentale
qui orchestrait déjà une bonne part de nos actions et des évènements de nos
journées depuis une certaine période. Mais pourtant, il y a bien quelque chose
qui vient de se produire seulement maintenant avec la venue à mon esprit du
terme « d’amour ».
Nous sommes donc confrontés
à une expérience très ambiguë puisque il n’est pas concevable de dire que j’ai
toujours su que j’étais amoureux mais qu’en même temps je ne pouvais pas
complètement l’ignorer puisque c’est bel et bien moi qui depuis quelques mois
agit « volontairement » dans un sens qui favorise la progression de
cet amour. Ce que je comprends aujourd’hui, c’est ce que j’ai vécu hier, mais
je ne pouvais pas tout-à-fait l’avoir vécu hier sans l’avoir éprouvé en même
temps que je le vivais. C’est un peu comme un trajet que l’on suit si souvent
qu’on se retrouve « arrivé » sans vraiment s’en être rendu compte
mais pourtant il fallait bien qu’une certaine modalité de conscience agisse
sans quoi nous aurions eu un accident. On pourrait parler d’un certain degré
d’attention. De la même façon, je n’ai pas pu commencer d’éprouver ce sentiment
aujourd’hui. Je ne le décrirai pas comme un sentiment « amoureux »
s’il ne l’avait pas été « dés le départ ». On pourrait presque dire que je savais que j’étais amoureux mais que je
ne savais pas que je le savais.
La question qui se pose est celle de savoir ce que la connaissance de mon état a vraiment rajouté par rapport à l’expérience que j’en avais. « Je n’en avais pas fait la somme » dit l’auteur. C’est un peu comme si la conclusion selon laquelle on est amoureux s’opérait par recoupement sur le modèle de ces enquêteurs qui mettent bout à bout des faits pour reconstituer les faits et dire : « Un tel a tué ». Tout le propos de Maurice Merleau-Ponty est d’insister sur cette différence entre l’expérience « stricte » que nous faisons d’un sentiment et la façon dont nous le rapportons à nous-mêmes. Nous existons dans la réalité et nous nous situons nous-mêmes par rapport à cette réalité, ce n’est pas la même chose. Il y a en nous une expérience brute, immédiate de la vie, de l’amour. Nous essayons de dissimuler cette réalité en faisant comme si nous étions inconscients d’une chose dont nous prenons seulement aujourd’hui conscience mais c’est une illusion rétrospective. La vérité est qu’il y a deux expériences distinctes qui en un sens n’ont rien à voir. L’amour était vécu, maintenant il est connu et c’est tout-à-fait autre chose. L’amour connu va avoir à composer avec un certain nombre d’engagements, de « signes », d’expressions. L’amour vécu s’effectue, se réalise sans mot, sans référence. Cela n’est ni plus ni moins qu’une certaine façon de s’ancrer dans le monde, de se faire exister. Soit l’amour est faux, juste une histoire que l’on se raconte, soit il est une expérience, et s’il est une expérience, il est un fait, un rapport au monde avant d’être un mot.
« Où
étais-tu ? » C’est la question que nous pourrions nous poser à
nous-mêmes lorsque nous réalisons ainsi la nature d’un sentiment qui pourtant
n’a pas cessé de se manifester à nous depuis des mois. Pour qu’il y ait des
« affects », des émotions caractéristiques de l’amour il fallait bien
qu’il y ait une sensibilité qui soit affectée. Nous n’avons pas cessé d’être amoureux
et nous le découvrons que maintenant, alors en quoi consiste exactement cette
révélation ? Que rajoute-t-elle à des expériences qui étaient là bien
avant que nous ne mettions sur tous ces symptômes le nom de la
« maladie » ?
C’est qu’il existe, pour
Merleau-Ponty, une différence essentielle entre l’expérience de vivre un
sentiment dans laquelle nous sommes en rapport avec le monde et l’acte qui
consiste à le connaître, à le distinguer, à lui donner un qualificatif qui
permettra de se l’exprimer à soi-même, de le commenter ou de le communiquer à
quelqu’un d’autre, action dans laquelle nous sommes fondamentalement en contact
avec autrui ou bien avec soi-même comme Autrui. Il faudrait, en un sens, se
représenter seul, dans une île déserte et s’interroger sur la nature des
impressions dont nous ferions l’expérience dans ce contexte : aurions-nous
encore longtemps cet automatisme consistant à vivre nos émotions pour les
raconter ? Au bout d’un moment, il est fort probable, comme le décrit
Michel Tournier dans « Vendredi ou les limbes du Pacifique », que
nous vivrions nos sensations et nos sentiments dans une forme d’immédiateté brute.
C’est alors que nous nous
rendrions compte qu’il existe une forme d’inauthenticité fondamentale dans
notre existence sociale : nous sommes amoureux, tristes, heureux par
conformité à des mots lus ici ou là, à des images renvoyées par des films ou
des romans qui nous les présentent comme des expériences « normales »,
faisant partie intégrante de que tout être humain socialisé de notre époque et
de notre civilisation se « doit » de vivre. Qui de nous n’a jamais
éprouvé ce manque, cette inadéquation fondamentale entre ce que nous vivons
réellement et ce dont nous nous disons à nous-même que nous l’avons vécu ?
« Oui, je suis amoureux mais ce n’est pas aussi simple ». Dire que
l’on est amoureux est juste une façon de positionner son émotion sur
l’échiquier des émotions « dites », c’est une façon de dire que l’on
n’est pas indifférent, ou que l’on ne déteste pas : « Va, je ne te
hais point », dit Chimène à Rodrigue dans « Le Cid », mais
cette connaissance de soi, ce processus de balise linguistique qui nous permet
de nous repérer et d’être repérable, produit également un effet de
« désancrage ».
«Ce qui est bien connu, justement parce qu’il
est bien connu, n’est pas connu. » dit avec beaucoup de justesse le philosophe allemand Hegel. Connaître,
c’est reconnaître, ramener les éléments inconnus d’une expérience à des
éléments connus par recoupement et ainsi « l’assimiler » à du passé, à
du « déjà là », comme tous ces gens qui ont « tout connu »
et qui réduisent l’expérience nouvelle que nous venons de vivre à des
évènements qu’ils ont vécu bien avant nous et « mieux ». Mais se
pourrait-il que ce soit précisément « méconnaître » parce qu’aussi
proches que puissent être des circonstances, elles ne seront jamais autant
identiques que nous nous plaisons à le croire ? Connaître c’est revenir au
monde comme à un champ de bataille usé, banalisé, ultra connu au cœur duquel
nous ne livrons que des combats joués d’avance parce que toujours filtrés par
les mots, mais vivre, expérimenter, c’est venir au monde et percevoir son
extraordinaire et incessant renouvellement. Il y a quelque chose du regard fou
du désespéré de Gustave Courbet dans cette épreuve vraie, pure, brute de la
réalité telle qu’elle est, à l’instant où elle est, et c’est exactement ce
grain de folie devant l’irréductibilité d’un dynamisme délirant que décrit
Maurice Merleau-Ponty à la fin de son texte. Se connaître soi-même, c’est la maxime
de tout individu social qui a besoin de repères et de normes, qui est
constamment mis en demeure de faire ses preuves, de se présenter, de se
comparer pour prendre place au sein d’une communauté dans des déterminations
sexuelles, familiales, professionnelles, sociales, etc. Une vie de citoyen se
passe à recouvrir sa nudité d’existant de signes extérieurs reconnaissables
« de loin ». Mais que sommes-nous « vraiment »,
« réellement » ? S’accepter méconnaissable, c’est la devise de
tout existant neutre, anonyme, « pur ».
« Je découvre que je
suis amoureux, mais qu’est-ce que je découvre exactement ? En quoi est-ce
une découverte ? Qu’est-ce que cette découverte d’être amoureux
« rajoute » à ce que j’étais avant, soit amoureux ? Est-ce un
processus de prise de conscience ? Non, réponds l’auteur, tout simplement
parce que je n’étais pas inconscient avant, je n’étais pas comme un somnambule,
ou comme un rêveur, je vivais bien des sensations, des sentiments dont je
savais en même temps que je les vivais que je les vivais. Est-ce une modalité
d’appréhension de soi par le biais de laquelle j’avais déjà tout
« capté » au moment même de la rencontre et des premiers temps de la
relation, mais dont je n’aurais réalisé la totalité « qu’après
coup », un peu sur le modèle de ce que Leibniz appelle « les petites
perceptions » ? Non plus, nous dit Maurice Merleau-Ponty, tout
simplement parce qu’il est un peu facile de prétendre que « l’on avait
toujours su ». C’est sombrer dans une forme d’illusion rétrospective.
En un sens, trois modes de
connaissance de soi sont ainsi récusés : 1) Celui de la réalisation
présente d’une connaissance ancienne et totale que l’on examinerait
rétrospectivement (l’inconscient physique) 2) L’amour n’est pas non plus un
sentiment que je me serai caché à moi-même, parce que quelque chose de moi (la
censure pour Freud) aurait jugé cette émotion irrecevable, sexuellement
incorrecte et ne lui aurait pas donné droit de cité dans ma conscience
(inconscient psychique) 3) celui de la conscience progressive que l’on
prendrait d’un objet complexe. Dans cette perspective, ce sont les termes de
trois types de passages de relais qui sont ainsi réfutés. Découvrir que l’on
est amoureux à un certain moment de la relation ce n’est pas du « capté »,
ou de l’enregistré qui deviendrait « compris » (1), ni de
l’inconscient qui deviendrait conscient (2), pas davantage que l’acte de se
rendre compte progressivement d’une réalité trop conséquente pour que l’on
puisse « l’avaler » d’un seul coup, comme un bâtiment dont il nous
faudrait faire le tour, percevoir tous les angles pour en totaliser après coup
la perception globale (3). Ce n’est donc pas non plus du partiellement perçu
qui deviendrait totalement connu. C’est
plutôt du totalement vécu qui devient totalement connu.
Finalement de la phase 1 à
la phase 2, on ne passe pas d’une réalité confuse, mystérieuse et pauvre à la
réalisation de sa compréhension, comme si en nous les émotions brutes
attendaient patiemment d’être révélées. Ce n’est pas une traduction qui nous permettrait
de comprendre après coup la richesse d’un contenu qui ne se manifestait comme
tel. Il y a quelque de vrai, d’authentique et finalement de déjà parfait en soi
dans l’amour vécu, lequel est « tout ce qu’il doit être ». Il n’y a
donc rien de l’amour connu qu’il nous reviendrait de prendre comme
l’aboutissement de l’amour vécu. Vivre un amour donne du sens à notre vie, mais
ce sens n’est pas le même que quand cet amour est connu. Dans ce dernier cas,
il prend place dans « notre » vie et devient « signifiant »,
porteur d’avenir ou de drame. On a une « histoire d’amour ». On peut,
comme Dom Juan s’amuser à les répertorier, à les cataloguer, mais il est aussi
possible de lui donner une place plus exclusive dans notre existence, on se
marie, on a des enfants, etc. Mais, ce ne sera pas ou plus de l’amour
simplement et presque anonymement vécu, parce que dans celui-ci il n’est plus
question de situer cet amour dans sa vie mais tout simplement de le vivre,
aimer pour aimer « maintenant » indépendamment de la question de
savoir où cela nous « mène ». L’amour vécu n’est pas un amour
« gérable ». On ne peut « rien en faire » tout simplement
parce qu’on ne peut l’instrumentaliser. Lorsque l’amour est connu, il est posé
à notre égard dans un rapport référentiel, cela signifie qu’il est sorti de la
vérité de son contexte.
L’ensemble du passage
devient plus clair : il existe une forme d’attention à ce que l’on est en
train de vivre qui, aussi parfaite qu’elle soit, ne consiste aucunement à
« connaître » ce que l’on vit mais à « l’être », qui se
maintient aux aguets de ce que l’on vit sans pour autant le cataloguer, le
définir, le baptiser, le comparer, le ramener à du connu. Ce que l’on vit, parce qu’on le vit, n’est pas connu. Nous
avons tous éprouvé cette impossibilité absolue à nous préparer suffisamment en
vue d’une épreuve très importante de notre vie pour que tout, absolument tout
soit à l’avance « bouclé ». Il y a toujours quelque chose de
l’expérience que nous vivons qui dépasse et se révèle irréductible à l’expérience
que nous avions préalablement envisagée. Cela signifie qu’il existe dans la texture même de tout instant
vécu au présent quelque chose qu’aucune pensée ou aucun travail de préparation
ne peut recouvrir. C’est cette texture, cette fibre existentielle de toute
expérience vécue qui intéresse Merleau-Ponty. Aimer, ce n’est pas connaître
l’amour ni connaître le fait que l’on est amoureux, c’est, au contraire, faire
l’expérience de ce que l’on ne peut nommer, ni ramener à autre chose. C’est
entrer dans une dimension brute de l’existence qui, en un sens, pourrait se
concevoir comme l’impression des conquistadors espagnols suivant le cours de
l’Amazone, n’ayant aucune idée de ce qui les attendait derrière le tournant du
fleuve.
Connaître, c’est constituer
un savoir, enfermer une expérience dans un « compte rendu » qui embrasse la totalité des faits qui se sont
produits mais il y aura toujours une dimension qui échappera au « compte
rendu » parce que le « sens » de ce qui se réalise effectivement
dans notre vie n’est pas le sens d’un récit. Il n’y a pas « d’histoires
d’amour » parce que la réalité de l’amour, c’est précisément ce qui ne se
laisse pas enfermer dans la trame narrative d’une histoire. Nous n’atteignons
la dimension authentique de la vie que lorsque nous éprouvons l’inénarrable.
Nous disons alors qu’il n’y a pas de mots assez forts pour décrire telle ou
telle expérience, mais ce n’est pas une question de force, c’est plus une
affaire de sens. Il existe un sens existentiel et un sens social de nos expériences.
Le sens social d’une aventure amoureuse consiste à le positionner dans notre
vie, à se donner grâce à lui une forme d’identité à assumer aux yeux des autres
ainsi qu’aux nôtres. Le sens existentiel est plus vertical, gratuit,
instant : nous existons « d’abord », la qualification vient
ensuite et superficiellement. Nous comprenons à quel point la découverte
présente d’un amour commencé il y a longtemps ne réside absolument pas, pour
Merleau-Ponty dans la « traduction », comme nous comprenons plus tard
le texte donné dans une langue étrangère parce qu’il nous faut le temps de le
transcrire dans notre langue maternelle.
Ce n’est pas même un sens
que nous donnons rétrospectivement à un fait ancien. L’expérience première de
l’amour « existentiel » est déjà à part entière un
« Sens ». Exister, c’est consister dans le mouvement d’un sens et
l’amour est la « qualité d’être » d’un certain attachement à
l’existence dans lequel nous consistons pleinement tout le temps que nous
sommes amoureux. Nous pensons communément que nous sommes « une »
personne éprouvant tout à tour plusieurs expériences qui nous arrivent sans
vraiment remettre en cause la personne que nous sommes. « Je »
suis amoureux, peiné, heureux, malheureux sans que l’unité de ce moi centré ne
soit remise en cause. Mais Merleau-Ponty conteste cette vision de nos
expériences et de nos ressentis en affirmant que l’amour est la manière dont
« l’amoureux établit ses rapports avec le monde ». Je ne suis
qu’amoureux tout le temps que je suis amoureux, je ne consiste qu’en cela, je
m’accroche amoureusement au monde, je suis fait de cet ancrage, de cette
texture amoureuse d’un monde amoureux, de la même façon que ma tristesse fait
surgir de toutes pièces tout un monde de tristesse. Ce ne sont pas là que des
états d’âme d’une réalité qui demeure fondamentalement « une », c’est qu’il y a autant de mondes et de
« moi » que de sentiments et de « style d’expériences ».
Dans un autre texte, Maurice Merleau-Ponty parle de « structure
d’existence ». Aimer est une « configuration existentielle », un
style d’être dans lequel s’exprime toute notre singularité, notre
« idiosyncrasie » (manière d’être particulière propre à chaque
individu). C’est une expérience « pure ».
Tout s’éclaire lorsque nous
réalisons toute la différence entre ce qui est inconnu et ce qui est ignoré.
Quand nous étions amoureux sans utiliser ce mot, nous n’ignorions rien mais
nous étions très loin, pour autant de connaître « tout ». Nous ne
faisions pas semblant. C’est même tout le contraire, c’est la signification
sociale qui fait semblant : combien de couples, en effet, sont-ils
victimes de cette illusion qu’est la nécessité sociale de trouver l’âme sœur
pour ne pas avoir « l’air » d’une vieille fille, ou d’un célibataire
endurci (même si le jugement de notre société sexiste est beaucoup plus
indulgent pour le célibataire masculin que son homologue féminin).
Dans toute expérience, il y a une part non dite, mal
dite, « maudite », voire indicible et cette part ne manque de rien,
n’attend rien. Ce qu’on lui rajoute en la qualifiant, en l’étiquetant est une
banalisation, crée un effet de superficialisation, de caricature. Il revient à
chacun de nous de reconnaître l’efficience de cette part, de ce sens
existentiel, car, en l’occurrence, c’est la seule manifestation d’un amour
« vrai ». « Ce qu’on ne
peut pas dire, il faut le taire. » - Wittgenstein
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