2) Le système de la
langue
a)
Les mots et les choses
Nous venons de voir que le nouveau-né
est exposé dés sa naissance à l’efficace d’un schéma « demande
réponse » (son cri n’est pas qu’un cri, il est perçu et
« déformé » comme appel) auquel il ne peut échapper. C’est sur le
fond de l’imposition de ce schéma par l’entremise duquel il ne peut plus agir
sans « vouloir dire » qu’il va petit à petit devenir actif,
structurer sa volonté, sa pensée, c’est-à-dire finalement « vouloir
vraiment vouloir dire ». De cette impossibilité radicale à effectuer le
moindre geste sans qu’il soit investi d’un sens à la maîtrise de sa langue
maternelle, une même dynamique suit son cours qui est du signe, mais ce signe
va devenir linguistique, c’est-à-dire qu’il va marquer son appartenance à une
certaine communauté de langue.
Mais qu’est-ce qu’un signe
linguistique ? Ferdinand de Saussure, le créateur de la linguistique (science
de la langue), répond : « Le signe linguistique est une entité
psychique à deux faces. » Ces deux faces sont le concept et l’image
acoustique. Quand nous disons le mot : « cheval », nous émettons
d’abord un son, nous formulons deux syllabes, c’est l’image acoustique. Ces
deux syllabes sont dotées d’un pouvoir d’évocation. Quand je les prononce
devant des membres de la même communauté linguistique, ils vont penser, non pas
à « un » cheval mais au concept de cheval. Ce point est fondamental,
notamment parce qu’il contredit complètement la croyance du sens commun selon
laquelle les mots désignent des choses.
Saussure a bien précisé : entité
« psychique ». Ce ne sont pas les chevaux réels qui nous ont inspiré
le mot cheval (sans quoi il n’y aurait pas « des langues » mais une
seule), c’est l’homme qui classifie les choses et les êtres sous des termes
généraux, termes qui nécessairement évacuent les différences entre les
individus chevaux. La notion de cheval est une abstraction. Diogène le cynique
fait semblant de chercher l’homme avec une lanterne allumée en plein midi pour
souligner le fait que cet homme n’existe pas. Il est une idée et probablement
une idée dangereuse pour lui dans la mesure où la généralité de ce concept nous
fait croire que nous nous ressemblons, ce qui, selon lui, est faux. Ce n’est pas parce qu’il y a des choses
qu’il y a des mots, c’est parce qu’il y a des mots qu’il y a des choses. La
langue que nous utilisons impose à la trame continue de la réalité des
distinctions selon les concepts auxquels elle fait droit. Rien dans la nature
ne sépare la vallée de la montagne, c’est insensiblement que la courbe
ascendante de la montagne devient le creux de la vallée. Si ma langue ne posait
pas la distinction entre ces deux concepts, je ne verrai pas dans la nature ces
deux choses. Cette considération nous fait comprendre que nous percevons
toujours le monde « que nous parlons », où plus exactement celui que
notre langue découpe selon les concepts qu’elle reconnaît. Ainsi, par exemple,
un anglais ne peut pas percevoir une « rivière » comme un français,
parce que le français fait la différence entre la rivière et le fleuve,
autrement dit, la langue française situe un « motif à distinction de
choses » dans le fait qu’un cours d’eau se jette dans un cours d’eau plus
grand ou dans la mer, alors que l’anglais ne le fait pas. On peut faire le même
raisonnement à l’envers pour la différence entre le mouton comme aliment et
comme animal (distinction que fait l’anglais mais pas le français. Nous évoluons
toujours dans un monde que notre langue a préalablement découpé (c’est
d’ailleurs ce qui donne à quiconque pratique couramment deux langues une
appréhension très particulière et intéressante : il perçoit à quel point
certaines choses ou sentiment sont mieux rendues par telle langue que par telle
autre, et cela tout à fait logiquement puisque en un sens, nous n’éprouvons que
les émotions qu’une langue découpe).
Certaines expériences ont bien prouvé
qu’il est de nombreuses « anomalies » de perception, ou du moins
considérées comme telles, qui trouvent leur cause non pas dans une origine
physique ou un déficit perceptif mais dans un dysfonctionnement dans
l’apprentissage de la langue. Nous ne voyons pas la chose si nous n’avons pas
intégré la ligne linguistique de découpe des concepts. C’est en ce sens que
l’on peut évoquer le pouvoir propre aux mots de constituer des mondes.
b) « Dans la langue, il n’y a que des différences » -
Ferdinand de Saussure
Une fois bien comprise cette nature
psychique du signe linguistique, c’est-à-dire le fait que ce dont il fait
signe : le signifié (le signifiant étant l’image acoustique) est un
concept, une notion abstraite, reste à rendre compte de la procédure par le
biais de laquelle les mots s’imposent aux choses. Nous pouvons bien saisir que
le mot cheval ne vient pas du cheval réel mais il reste à expliquer comment et
pourquoi devant un cheval réel, c’est le mot cheval qui me vient lequel ne
désigne qu’une idée et pourquoi ce mot me permettra de raconter mon expérience
à une autre personne qui « grosso modo » (il y a beaucoup de choses à
dire sur cette approximation – voir 3e partie) la comprendra. Ici
encore, c’est Saussure qui répond par l’affirmation de la structure
systématique de toute langue.
Il n’existe selon Saussure aucun lien
naturel, physique entre le cheval réel et le mot cheval. Le son
« che-val » n’a aucun rapport direct avec l’animal. Cette absence de
lien immédiat entre la chose et le signifiant est particulièrement nette pour
les onomatopées (Pif ! Boum ! Crac ! etc.) puisque même quand il
s’agit de rendre dans la langue le pur impact d’un son, nous percevons des
changements selon les langues (le coq anglais ne chante pas comme le coq
espagnol, lequel émet un autre cri que le coq français). La liaison par
l’efficace de laquelle le mot s’applique à la chose est donc indirecte, elle
n’est pas verticale mais horizontale. Cela veut dire que la dynamique de
désignation est structurellement distinctive, ou, pour le dire autrement, que
le mot peut faire signe de la chose dans la mesure où d’abord il se distingue
d’autres mots et entretient avec eux un certain genre de relation «
sémantique » (le sens). Si le mot cheval s’applique et évoque le cheval
réel, c’est d’abord parce que s’active dans le système de la langue un
mouvement d’assimilation et de différences qui situe le terme d’abord par
rapport à un certain ombre de fonctions grammaticales (sujet verbe etc.),
ensuite dans une logique classificatrice (le cheval est un mammifère mais il se
distingue de la vache, etc).
On peut utiliser ici le terme de
valeur. Tout mot est d’abord un x dans un système. Ce qui lui donne son sens ou
sa valeur c’est la fonction qu’il occupe par rapport aux autres éléments de ce
système : y ou z. Dans un jeu de cartes, ce qui fait la valeur d’une carte
n’est pas le rapport à une éventuelle réalité qu’elle désignerait par elle-même
isolément mais la place qu’elle occupe dans la hiérarchie qui prévaut et
s’active dans le système des cartes, et c’est grâce à cela que l’on peut jouer.
La valeur de la figure symbolique de la reine dans le jeu n’est pas de faire
signe d’une reine réelle mais de se distinguer de l’autre figure symbolique du
roi. Ce qui fait que le mot cheval s’applique à la réalité d’un cheval que je
vois, c’est d’abord l’efficace d’une différence au sein d’un système par
laquelle par exemple « cheval » en tant que substantif se distingue
de « courir » en tant que verbe. C’est également celle par laquelle
« cheval » se distingue de « vache ». L’idée peut s’apposer
à la chose parce que les signifiants ne valent que de se distinguer d’autres
signifiants. C’est cela la notion de système et c’est ce que Saussure veut
exprimer quand il affirme que « dans la langue, il n’y a que des
différences ».
Nous comprenons un mot non pas quand
nous le ramenons à la chose qu’il désigne mais quand nous le situons dans ce
réseau de différences qu’est la langue. C’est la raison pour laquelle apprendre
une langue étrangère revient à assimiler le système, la subtilité des
dissociations et des assimilations, c’est-à-dire penser dans cette langue et
non apprendre tous les mots qui la constituent (travail impossible de toute
façon puisque une langue vivante ne cesse d’évoluer). La question qui se pose
alors est de savoir dans quelle mesure cette structure fermée (tout système est
clos sur lui-même) de la langue qui structure nos perceptions et ordonne en le
classifiant les données de notre contact avec le monde (on retrouve tout à fait
les formulations d’Alain, nous avons toujours d’abord à faire avec un monde
signes) ne nous condamnerait pas à constituer de toutes pièces un monde
artificiel parce que découpé par la langue et totalement étranger à la réalité
que pourtant nous croyons connaître. Le fait que la structure de la langue soit
systématique doit nous amener à nous interroger sur la possibilité que toute
modalité humaine de connaissance du monde soit vouée à ne fonctionner qu’en
circuit fermé. Si cette hypothèse se vérifiait, plus nous penserions nous
tourner vers un extérieur et progresser dans sa connaissance plus nous nous
enferrerions en réalité dans une version exclusivement abstraite, linguistique,
humaine de l’univers. Plus nous penserions nous ouvrir à sa réalité et plus
nous nous enfermerions dans notre
vision.
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