3) Vivre sans langage est-il humainement possible ?
Il est
possible de formuler cette dernière éventualité de la façon suivante : il
y a des réalités d’ordre matériel, sensible, sentimental. Le langage désigne
cette procédure, qui nous est tellement habituelle et dans laquelle nous avons
été si originellement inclus (voir le 1) que nous n’ y prêtons pas vraiment
attention, que nous activons pour déterminer, qualifier, comprendre ces
réalités, opérer des jugements, des recoupements, insinuer des différences
entre elles. En bref le langage est une certaine modalité d’attention à
« ce qui nous arrive ». Cette modalité réside dans notre capacité à
« nous rapporter à nous-mêmes », ce que nous vivons. Aussi
personnelle, intérieure que soit l’expérience vécue, nous nous la rapportons à nous-mêmes
sous la forme de symboles. « Nous nous entreglosons » comme dirait
Montaigne (« nous ne faisons que nous entregloser » dit-il dans
« les Essais » à propos de cette perpétuelle tendance au
commentaire).
C’est ce
que la psychanalyste Jacques Lacan appelle le nœud de l’Imaginaire, du
Symbolique et du Réel. Selon lui, le propre de l’homme réside dans « le
stade du miroir », à savoir que la modalité d’identification de soi passe
par l’assimilation de soi au reflet que le miroir nous renvoie (ce reflet est
une image d’où le terme « imaginaire »). L’homme ne se sait être un
corps qu’en tant que « corps imagé » en face de lui. Le pouvoir de
maîtrise psycho motrice de sa gestuelle s’acquiert donc par le biais d’une
image extérieure qu’il voit hors de lui. Autrement dit le phénomène humain,
c’est le primat en nous d’un « corps vu » par rapport à un
« corps senti ».
Si cette
expérience est fondamentale, c’est parce que nous sommes dés lors marqués à
jamais du sceau de l’autre, de l’extériorité. Nous nous vivons comme consistant
d’abord dans le fait extérieur de cette visibilité de nous hors de nous, nous
sommes comme expulsés de l’intériorité d’un corps senti. Il y a selon Lacan un
lien fondamental à relever entre cet « extérieur à soi » de l’identification
de la prime enfance au reflet du miroir et notre aptitude linguistique. Si nous
nous rapportons constamment à nous-mêmes ce que nous vivons (par le biais d’une
perception qui est déjà symbolique), c’est parce que nous nous vivons comme une
réalité « duelle », dissociée. Notre identification en nous
conduisant à nous assimiler à une image extérieure nous a mis en face de notre
double, et nous sommes ainsi constamment extérieur à nous-mêmes, comme
« fendus ». Autrement dit, c’est à cause de cette adhésion première à
notre reflet que nous parlons. « Etre » devient dés lors pour l’homme
une expérience « qui ne se passe jamais de commentaires », et c’est
ça le langage : ce toujours à commenter qui jamais ne se dissocie du
« tout à vivre », c’est ce qui institue comme une donnée
spécifiquement humaine cet impossible silence d’une existence qui ne serait
appréhendée que par un corps senti.
Avec
Lacan, nous sommes confrontés à une assimilation si totale de l’être humain au
langage qu’il n’est pas de manifestation ni de traits de l’homme qui puissent
se concevoir hors de cette sphère d’influence linguistique et
signifiante : « Il n’y a de sujet, dit-il, que par un signifiant et
pour un autre signifiant ». Cela signifie qu’en tant que nous sommes toujours
pris dans cette « donne » consistant à nous rapporter constamment
nous-mêmes à nous-mêmes, nous sommes comme capturés dans les structures de la
langue. Nous croyons choisir nos mots mais la vérité est que nous sommes pris
dans les filets de tous les liens, tous les effets de sens, d’assimilation et
de différenciation de la langue. Tout ce que nous vivons est
« exprimé » de nous-mêmes à nous-mêmes. Or s’exprimer, même quand je m’exprime volontairement, de mon propre
chef, est soumis à des lois qui sont celles de la langue. C’est par ces lois,
par ces structures de renvoi d’un signifiant à un autre signifiant (nous
retrouvons ici le fait que toute langue est un système) que nous sommes
absolument déterminés.
Cette
dernière thèse s’oppose totalement aux conceptions défendues par le philosophe
Henri Bergson dont l’œuvre est traversée par une critique du langage et par
l’affirmation de l’activation constante en nous d’une pensée sans langage,
pensée à l’écart de laquelle nous sommes malheureusement tenus du fait de ce
que nous pourrions appeler notre « conditionnement social » :
« Nous
tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le
langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un
perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot
qui exprime cet objet (…)
Mais en
réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car
sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dés que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère
dans l’âme humaines que des progrès.
Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et
que, si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je
l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui
la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on
ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à
l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le
caractère de la sensation éprouvée. Ainsi quand je mange d’un mets réputé
exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose
entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me
plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref le
mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de
stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de
l’humanité, écrase ou tout ou moins recouvre les impressions délicates et fugitives
de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci
devraient s’exprimer par des mots précis; mais ces mots, à peine formés, se
retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour
témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre
stabilité. »
Essai
sur les données immédiates de la conscience – Bergson
Finalement
ce que nous dit ici Bergson, c’est que le langage insinue en nous la croyance
dans la nature dissociable de ce qui se trouve être en réalité parfaitement
continu et donc indissociable, soit le flux de nos différents états de
conscience. L’usage constant du langage et le bain linguistique dans lequel
nous sommes presque originellement immergés nous contraint à répertorier nos
impressions. Nous ne les vivons pas sans nous les rapporter à nous-mêmes comme
autant de « choses distinctes » séparés par des limites avérées. La
vérité est évidemment plus complexe : jamais nous ne passons de
« ceci à cela », de la joie à la peine. Il y avait déjà de la peine
dans ma joie et il y aura encore de la joie dans ma peine. Jamais ma joie n’est
« que » de la joie. Nous ne cessons de vivre en nous caricaturant, et
cela à cause de la « main mise » du langage sur notre perception du
réel et de nous-mêmes.
« Il n’y a dans l’âme humaine que des progrès » : nous n’éprouvons
jamais que des nouveautés, et cela est tout aussi vrai pour les sensations que
pour les sentiments, mais à cause du langage et de ces noms
« communs », nous ne vivons ces expériences toujours neuves,
inédites, imprévisibles qu’en croyant qu’elles sont les « mêmes ». Le
mot joie nous fait perdre la juste appréhension de ce qui justement fait de ma
joie d’aujourd’hui une « autre » que celle d’hier.
La notion
la plus importante de la philosophie de Bergson est celle de
« durée ». Par ce terme ce qu’il convient d’entendre est précisément
ce devenir par la dynamique duquel vivre est une expérience dans le feu de
laquelle jamais quoi que ce soit ne se reproduit à l’identique. Coïncider avec
cette durée ne requiert pas de notre part
un « effort » particulier mais premièrement l’efficience d’une
lucidité qui soit à même de démasquer l’imposture constante du langage, lequel
ne cesse de nous faire croire à une autre vie que la notre, que la vraie (la
vraie étant celle d’un mouvement perpétuel et confus), et deuxièmement une
modalité d’attention à nous mêmes qui « soit » nous-mêmes et non
l’activation d’une procédure de rapport (se rapporter à soi-même). Je ne suis
rien que l’intensité de l’attention que je porte au fait d’être. En d’autres
termes, être est un fait que l’identification à soi-même comme « être
vivant » dénature. Vivre n’est pas une expérience que l’on peut
appréhender adéquatement par le biais du « vivre en tant que tel ou tel »
mais par le flux modulé et constant du « vivre plus ou moins ». Il ne
s’agit donc pas, pour Bergson d’être attentif à soi mais d’être attentif au
fait d’être et c’est dans le flux modulé de cette attention que l’on est, car
c’est précisément cela que l’on est.
Conclusion
On a
souvent décrit et critiqué la philosophie de Bergson comme une philosophie de
l’intériorité, de la sphère intime mais l’efficience de ce devenir qui anime le
flux de mes états de conscience n’est pas moins à l’œuvre dans le dynamisme de
la totalité du vivant qu’en moi. L’attention qu’il nous décrit consiste
simplement à réprimer en nous cette sorte d’instinct de la qualification et de
la désignation par le biais duquel nous ne vivons que les ombres répertoriées,
communes et anesthésiées des sensations réelles, celles-ci n’étant d’ailleurs
pas « des » sensations mais l’incessant ressenti du mouvement, du
devenir vivant. Ce n’est pas du tout à l’expérience intime ou mystique de se
sentir vivant qu’il nous appelle, mais, au contraire, à coïncider, en dépassant
les fausses distinctions communes du langage à ce ressenti de devenir vivant
qui anime tout le vivant, ce qu’il appelle « l’évolution créatrice ».
Il ne
s’agit pas de nier tout ce que les analyses de Lacan postérieures aux thèses de
Bergson ont révélé quant à l’importance déterminante du langage par rapport au
phénomène humain, mais de remettre en question ce postulat de l’exclusivité du
corps vu dans le développement des capacités et des spécificités humaines.
Aussi conditionnés que nous soyons, comme Alain l’a très efficacement montré, à
ne jamais rien faire sans par là signifier à d’autres ou à nous-même quelque
chose, l’authenticité du mouvement qui nous anime n’est pas à chercher dans la
nature personnelle ou humaine de ce « vouloir dire ». Nos actions ne
trouvent pas leur vérité dans leur vocation de « faire signe de… »
aux yeux des autres ou de soi-même mais de communier avec l’intégralité donnée,
brute, d’un ressenti présent dans lequel se confondent immédiatement toutes les
formes de vie du Vivant (Haïku).
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