mercredi 3 juin 2015

Le langage - Première partie: Monde de signes

« L’homme réel est né d’une femme, vérité simple mais de grande conséquence et qui n’est jamais assez attentivement considérée. Tout homme fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. Ne demandez donc point comment un homme forme ses premières idées ; il les reçoit avec les signes et le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe (…) tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même plus ; disons qu’il a usé des signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est aussitôt compris par sa mère.
(…) C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est-à-dire qu’il parle avant de penser. »
                                                                                Alain

Selon Alain, l’homme ne fait jamais, au sens le plus strict du terme, l’expérience du monde. Il ne « vient pas au monde » parce qu’il est absolument impossible de trouver dans son existence le plus infime éclair de présence sans que celui-ci ne soit recouvert par du « vouloir dire » humain. A peine crie-t-il sortant du ventre de la mère qu’il est déjà absolument impossible que ce cri n’exprime pas la douleur, qu’il ne veuille pas dire : « j’ai mal ». Ce n’est pas du tout qu’il veuille le dire lui, en tant que sujet parlant ou pensant, mais c’est plutôt à la dimension d’un environnement humain toujours là et préalablement impliqué dans le détournement signifiant de nos conduites et de nos actes que fait référence Alain. Naître est un évènement qui, dés lors qu’il marque la venue d’un être « humain » dans le monde n’a plus rien à voir avec une effectivité mondaine, avec des données simplement physiques. Toutes les manifestations du nouveau-né, toutes ses actions immédiates sont (et nous sommes tous tentés de dire « évidemment » mais cela n’a pourtant rien d’évident) grammaticalement « accueillies » « coulées » dans le moule d’une normativité schématique « sujet/action ». Quoi qu’il fasse, il ne le fait pas sans être d’emblée perçu comme un sujet doté d’un « je ». « Il » existe mais qu’un évènement anonyme, neutre, d’existence se fasse est inconcevable à l’esprit humain. Ce n’est pas exister qui se produit, c’est le bébé qui vient à l’existence. Il y a ici une extériorité, une objectivité d’un certain ordre inaccessible à tous les entendements humains. Ne sommes-nous pas en train d’évoquer un irreprésentable, un inconcevable à toute modalité de réalisation humaine, soit l’efficience d’une réalité de la naissance absolument impossible à recouvrir par de l’événementialité proprement humaine ?


Il n’est pas insensé, de ce point de vue, de lire le texte d’Alain à contre-courant de la thèse qu’il y soutient, c’est-à-dire d’envisager précisément la possibilité de la contradiction de la phrase : « il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain ; tel est son premier monde, non pas monde de choses mais monde humain, monde de signes d’où sa frêle existence dépend. »
Car ce que nous dit Alain est finalement que toute existence humaine ne se déploie qu’à partir d’un « rapt » originel dans l’effectivité duquel c’est le propre de l’homme qui s’édifie comme un système d’où il semble, à l’en croire, que nous ne pouvons sortir. C’est en ce sens qu’il convient de lire la « vérité simple jamais assez attentivement considérée » de l’homme réel né d’une femme. Ce rapt pourrait se concevoir de la façon suivante : l’humain naît toujours à l’humain avant de naître au monde, considération par le biais de laquelle ce n’est jamais à l’impact de la stricte réalité d’un « monde là » qu’il se heurte mais toujours déjà à un monde désigné par l’acte primordial de la langue. Cela signifie qu’il est toujours préalablement appréhendé comme un sujet de langage, comme un être de sens (pas comme sensible mais en tant que signifiant).

Il n’y a rien d’insignifiant de quelque homme que ce soit aux yeux de n’importe quel autre, autrement dit, dés qu’il est question d’homme pour d’autres hommes, ce qui se trouve automatiquement évacué, c’est la possibilité d’un « neutre », d’une existence  qui ne serait que ça, que là maintenant, sans « connotation », ni rien à en dire. Il n’y a pas de Haïku humain. Le nouveau-né, et même avant le fœtus, est un être de sens qui ne vit pas sans paraître, sans que son développement ne soit l’affirmation d’un vouloir vivre « personnel ». Les phases de la croissance de l’embryon sont celles d’un vouloir vivre dont nous ne concevons pas un seul instant l’anonymat impersonnel vivant, le « fait », celui par le biais duquel c’est exclusivement la donne d’une nature naturante qui suis son chemin. Pour nous, c’est un vouloir vivre qui finalement dit déjà « Je » non pas que l’embryon se pense comme « je » mais il est considéré comme l’embryon de « quelqu’un » (il ne s’agit pas du tout ici comme le font les disputes autour de l’avortement, de savoir à partir de quel moment nous avons affaire à un vrai « je » mais justement de remettre philosophiquement en cause cette efficace d’un vouloir vivre qui dit « Je » - ce n’est pas qu’il soit seulement douteux dans l’embryon, c’est finalement qu’il l’est partout (la justice nous considère tous comme des « je » même quand pourtant il est flagrant que l’accusé n’a vraiment pas agi comme « je »)). Le fœtus frappant la paroi interne du ventre de la mère « se » manifeste alors même qu’il s’agit « en réalité » du mouvement insignifiant d’une phase de croissance. Par « insignifiant », il n’est pas question ici d’entendre ici « pas important » mais plutôt « qui ne veut rien signifier de lui-même ».

Il est ainsi une dimension de l’existence fondamentale, première : celle d’une factualité instante, présente, effective et simplement « là », sans avenir, dont nous sommes, en tant qu’êtres humains auxquels on présuppose la capacité de vouloir dire, exclus d’emblée. Tout le propos d’Alain est ici de nous décrire le processus de cette présupposition. L’enfant ne naît pas à l’existence, il naît de ceci qu’il est d’emblée pris pour un « vouloir dire » personnel dans l’existence. Il ne crie pas pour dire qu’il a mal mais sa mère ne reçoit pas son cri autrement que comme une intention de dire quelque chose par le cri. Elle le saisit comme une adresse, sans être vraiment dupe de la nature d’abord physiologique du cri, mais sans douter non plus de tout ce qui se joue de sa situation de mère dans la réponse au cri, dans le parti pris initial d’imposer d’emblée à l’évènement du cri le schéma d’interprétation « demande / réponse ». Autrement dit, c’est la dimension du message qui recouvre immédiatement la simplicité d’un cri « neutre ». Le nouveau né est déjà un « être en relation » ; il est d’emblée le fils de sa mère, soit un être qui ne saurait crier sans vouloir dire : « je crie ».

Ce texte prend une dimension supplémentaire lorsqu’on va au-delà de la pensée d’Alain et qu’on envisage l’interprétation médicale du cri comme un second niveau d’interprétation non moins imposé que le premier, celui du schéma intentionnel. Que le cri soit message de douleur du bébé à la mère ou réaction physique à la douleur que provoque le premier contact avec l’air par des poumons qui se déplient, le cri n’est pas accueilli comme un fait neutre s’effectuant « de fait », comme un « il y a » avec la simplicité hébétée du haïku. Le nouveau-né ne peut pas crier pour crier, il faut qu’il parle déjà à sa mère en criant, ou qu’il crie parce que… mais il n’est pas possible que ce cri simplement « soit ». « Ne pourrait-il simplement crier ? » dirait ici Elisabeth.
Nous comprenons bien alors la référence que fait Alain à l’enveloppement dans le tissu humain : c’est exactement comme si le présupposé de l’intention signifiante intégrait d’office le bébé dans la sécurité d’un second ventre, non plus celui de la matrice maternelle mais celui de la langue maternelle : « Si la métaphore de « langue maternelle » a un sens, ce ne peut être qu’en signifiant que nous sommes nés du langage. » Lothar Kelkel. Même médicalement expliqué, le cri est autoritairement et originellement exclu du cadre simple et strict d’une phénoménalité brute, extérieure et neutre. Nous passons du ventre de notre mère à celui de la communauté des êtres signifiants sans jamais passer par la case « monde », ou « monde de choses » comme dit Alain.


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