« L’homme réel est né d’une femme, vérité simple mais
de grande conséquence et qui n’est jamais assez attentivement considérée. Tout
homme fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les
bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de
l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde
humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. Ne demandez donc point
comment un homme forme ses premières idées ; il les reçoit avec les signes
et le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour
comprendre un signe (…) tout homme a connu des signes avant de connaître des
choses. Disons même plus ; disons qu’il a usé des signes avant de les
comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais
il est aussitôt compris par sa mère.
(…) C’est en essayant les signes qu’il arrive aux
idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est-à-dire
qu’il parle avant de penser. »
Alain
Selon Alain, l’homme ne fait jamais, au sens le plus strict
du terme, l’expérience du monde. Il ne « vient pas au monde » parce
qu’il est absolument impossible de trouver dans son existence le plus infime
éclair de présence sans que celui-ci ne soit recouvert par du « vouloir
dire » humain. A peine crie-t-il sortant du ventre de la mère qu’il est
déjà absolument impossible que ce cri n’exprime
pas la douleur, qu’il ne veuille pas
dire : « j’ai mal ». Ce n’est pas du tout qu’il veuille le
dire lui, en tant que sujet parlant ou pensant, mais c’est plutôt à la
dimension d’un environnement humain toujours là et préalablement impliqué dans
le détournement signifiant de nos conduites et de nos actes que fait référence
Alain. Naître est un évènement qui, dés lors qu’il marque la venue d’un être
« humain » dans le monde n’a plus rien à voir avec une effectivité
mondaine, avec des données simplement physiques. Toutes les manifestations du
nouveau-né, toutes ses actions immédiates sont (et nous sommes tous tentés de
dire « évidemment » mais cela n’a pourtant rien d’évident)
grammaticalement « accueillies » « coulées » dans le moule
d’une normativité schématique « sujet/action ». Quoi qu’il fasse, il
ne le fait pas sans être d’emblée perçu comme un sujet doté d’un
« je ». « Il » existe mais qu’un évènement anonyme, neutre,
d’existence se fasse est inconcevable à l’esprit humain. Ce n’est pas exister qui se produit, c’est le bébé qui vient à
l’existence. Il y a ici une extériorité, une objectivité d’un certain ordre
inaccessible à tous les entendements humains. Ne sommes-nous pas en train
d’évoquer un irreprésentable, un inconcevable à toute modalité de réalisation
humaine, soit l’efficience d’une réalité de la naissance absolument impossible
à recouvrir par de l’événementialité proprement humaine ?
Il n’est pas insensé, de ce point de vue, de lire le texte
d’Alain à contre-courant de la thèse qu’il y soutient, c’est-à-dire d’envisager
précisément la possibilité de la contradiction de la
phrase : « il n’a point d’expérience qui précède cette
expérience de l’humain ; tel est son premier monde, non pas monde de
choses mais monde humain, monde de signes d’où sa frêle existence
dépend. »
Car ce que nous dit Alain est finalement que toute existence
humaine ne se déploie qu’à partir d’un « rapt » originel dans
l’effectivité duquel c’est le propre de l’homme qui s’édifie comme un système
d’où il semble, à l’en croire, que nous ne pouvons sortir. C’est en ce sens
qu’il convient de lire la « vérité simple jamais assez attentivement
considérée » de l’homme réel né d’une femme. Ce rapt pourrait se concevoir
de la façon suivante : l’humain naît toujours à l’humain avant de naître
au monde, considération par le biais de laquelle ce n’est jamais à l’impact de
la stricte réalité d’un « monde là » qu’il se heurte mais toujours
déjà à un monde désigné par l’acte primordial de la langue. Cela signifie qu’il
est toujours préalablement appréhendé comme un sujet de langage, comme un être
de sens (pas comme sensible mais en tant que signifiant).
Il n’y a rien d’insignifiant de quelque homme que ce soit
aux yeux de n’importe quel autre, autrement dit, dés qu’il est question d’homme
pour d’autres hommes, ce qui se trouve automatiquement évacué, c’est la
possibilité d’un « neutre », d’une existence qui ne serait que ça, que là maintenant, sans
« connotation », ni rien à en dire. Il n’y a pas de Haïku humain. Le
nouveau-né, et même avant le fœtus, est un être de sens qui ne vit pas sans
paraître, sans que son développement ne soit l’affirmation d’un vouloir vivre
« personnel ». Les phases de la croissance de l’embryon sont celles
d’un vouloir vivre dont nous ne concevons pas un seul instant l’anonymat
impersonnel vivant, le « fait », celui par le biais duquel c’est
exclusivement la donne d’une nature naturante qui suis son chemin. Pour nous,
c’est un vouloir vivre qui finalement dit déjà « Je » non pas que
l’embryon se pense comme « je » mais il est considéré comme l’embryon
de « quelqu’un » (il ne s’agit pas du tout ici comme le font les
disputes autour de l’avortement, de savoir à partir de quel moment nous avons
affaire à un vrai « je » mais justement de remettre philosophiquement
en cause cette efficace d’un vouloir vivre qui dit « Je » - ce n’est
pas qu’il soit seulement douteux dans l’embryon, c’est finalement qu’il l’est
partout (la justice nous considère tous comme des « je » même quand
pourtant il est flagrant que l’accusé n’a vraiment pas agi comme
« je »)). Le fœtus frappant la paroi interne du ventre de la mère
« se » manifeste alors même qu’il s’agit « en réalité » du
mouvement insignifiant d’une phase de croissance. Par
« insignifiant », il n’est pas question ici d’entendre ici « pas
important » mais plutôt « qui ne veut rien signifier de
lui-même ».
Il est ainsi une dimension de l’existence fondamentale,
première : celle d’une factualité instante, présente, effective et
simplement « là », sans avenir, dont nous sommes, en tant qu’êtres
humains auxquels on présuppose la capacité de vouloir dire, exclus d’emblée.
Tout le propos d’Alain est ici de nous décrire le processus de cette
présupposition. L’enfant ne naît pas à l’existence, il naît de ceci qu’il est
d’emblée pris pour un « vouloir dire » personnel dans l’existence. Il
ne crie pas pour dire qu’il a mal mais sa mère ne reçoit pas son cri autrement que
comme une intention de dire quelque chose par le cri. Elle le saisit comme une
adresse, sans être vraiment dupe de la nature d’abord physiologique du cri,
mais sans douter non plus de tout ce qui se joue de sa situation de mère dans
la réponse au cri, dans le parti pris initial d’imposer d’emblée à l’évènement
du cri le schéma d’interprétation « demande / réponse ». Autrement
dit, c’est la dimension du message qui recouvre immédiatement la simplicité
d’un cri « neutre ». Le nouveau né est déjà un « être en
relation » ; il est d’emblée le fils de sa mère, soit un être qui ne
saurait crier sans vouloir dire : « je crie ».
Ce texte prend une dimension supplémentaire lorsqu’on va
au-delà de la pensée d’Alain et qu’on envisage l’interprétation médicale du cri
comme un second niveau d’interprétation non moins imposé que le premier, celui
du schéma intentionnel. Que le cri soit message de douleur du bébé à la mère ou
réaction physique à la douleur que provoque le premier contact avec l’air par
des poumons qui se déplient, le cri n’est pas accueilli comme un fait neutre
s’effectuant « de fait », comme un « il y a » avec la
simplicité hébétée du haïku. Le nouveau-né ne peut pas crier pour crier, il
faut qu’il parle déjà à sa mère en criant, ou qu’il crie parce que… mais il
n’est pas possible que ce cri simplement « soit ». « Ne
pourrait-il simplement crier ? » dirait ici Elisabeth.
Nous comprenons bien alors la référence que fait Alain à
l’enveloppement dans le tissu humain : c’est exactement comme si le
présupposé de l’intention signifiante intégrait d’office le bébé dans la
sécurité d’un second ventre, non plus celui de la matrice maternelle mais celui
de la langue maternelle : « Si la métaphore de « langue
maternelle » a un sens, ce ne peut être qu’en signifiant que nous sommes
nés du langage. » Lothar Kelkel. Même médicalement expliqué, le cri est
autoritairement et originellement exclu du cadre simple et strict d’une
phénoménalité brute, extérieure et neutre. Nous passons du ventre de notre mère
à celui de la communauté des êtres signifiants sans jamais passer par la case
« monde », ou « monde de choses » comme dit Alain.
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