Au-delà de tous les critères méthodologiques
qui permettent à un correcteur du baccalauréat de distinguer la
« bonne » de la « mauvaise » copie de philosophie, il en
est un qui prévaut et qui, finalement, l’emporte sur les autres, c’est celui de
la volonté du candidat de « traiter » vraiment un sujet ou un texte,
c’est-à-dire, tout simplement, d’aborder cette question ou cet extrait d’œuvre
de telle sorte qu’il donne matière à
penser ici et maintenant.
Finalement, avant de s’interroger sur
l’éventualité d’une ou de plusieurs réponses, le candidat doit rendre le sujet
philosophiquement viable, « traitable ». Il va de soi qu’il l’est,
sans quoi il ne serait pas proposé, mais nous savons tous, élèves et
enseignants, qu’il se produit parfois de profonds malentendus pendant l’année,
voire que certains candidats ont, consciemment ou pas, fait une croix sur cette matière, ou
bien ont été déstabilisés par son « style » , par l’exigence d’argumentation ou par l’humilité
requise pour aborder un texte.
Il peut malheureusement arriver qu’un tel «
état d’esprit » soit suffisamment ancré dans la pensée d’un candidat pour
que son souci soit finalement de rendre le sujet inintéressant dés le départ en
le caricaturant plutôt qu’en l’analysant, en le globalisant plutôt qu’en le
nuançant, en le résolvant (ou en croyant le résoudre) plutôt qu’en le
problématisant. Cette disposition se décèle très rapidement dans une copie et
on ne voit pas comment elle pourrait susciter autre chose, pour le correcteur,
qu’une « note sanction ».
Ce qu’il faut vraiment prendre en compte dans
ce critère, c’est, premièrement, qu’il ne relève pas vraiment d’une compétence
attendue du candidat et deuxièmement qu’il est spécifique à la Philosophie. On ne demande pas à l’élève qui passe une
épreuve en mathématiques de rendre le sujet mathématique, alors qu’une
question philosophique suppose un
certain « tact », une certaine sensibilité, une certaine modalité
d’accueil (et peut-être aussi une certaine intensité d’accueil). Il est
toujours possible de se méprendre sur un sujet de philosophie en faisant comme
s’il s’agissait d’une question parmi d’autres, comme si on nous demandait
l’heure ou le temps qu’il fait. En réalité, personne n’est dupe, pas plus le
candidat que le correcteur. C’est de la mauvaise foi, et l’élève qui s’est
lui-même pris au piège de sa « fausse candeur » enchaîne banalité sur
banalité en ne se faisant aucune illusion sur la valeur philosophique de son
« travail ». Le « malentendu » est complet. Ce n’est pas de
la philosophie. Ce n’est même pas un hors sujet, c’est un
« hors-matière », et cela, non pas par manque de compétence, de
technique ou de culture, mais par mauvaise volonté. Même le correcteur le plus attentif
à sauver, dans une copie ce qui peut l’être, est ici désemparé.
Or, rien n’est davantage à la portée du
candidat, de TOUS les candidats que
d’éviter ce malentendu qui serait très dommageable à sa note. Il lui suffit d’accueillir
le sujet comme une simple mais
authentique incitation à penser ici et maintenant. Il existe nécessairement
en chacun de nous un fond de curiosité, d’étonnement, de « désir » de
penser, qui attend, avec une intensité de jouissance aussi sobre qu’incroyablement
vorace, d’en découdre vraiment avec une question. La philosophie est une
matière assurément, une « exigence », si l’on veut, mais avant tout
cela, et plus sûrement que tout cela, elle touche aux racines même d’un
questionnement premier, brut, dans la manifestation duquel c’est bel et bien du
fait que nous existons que nous tentons de rendre raison, ou disons plutôt, au
regard de l’infini vers lequel pointe une interrogation de cette nature, que
c’est dans le champs créé par cette tension existentielle là que penser prend
vraiment corps, vie, envie. Que la libération d’un tel désir soit contrariée
par la routine du quotidien, par la prise en compte de nos intérêts immédiats,
de la rentabilité professionnelle, économique et « sociale », par ce
que l’on peut à très bon droit, appeler « la peur d’exister », cela
ne fait aucun doute et explique en profondeur la réaction de nombreux élèves de
terminale quand un sujet leur est proposé. Ce n’est pas qu’ils ne comprennent
pas. Ils ne comprennent que trop bien, au contraire : la question touche
cette zone que l’on n’aime pas s’avouer à soi-même et sous l’angle de laquelle
nous sommes offerts à l’existence (pas à la vie, à l’existence). Il n’est pas
exclu, comme le suggère Pascal, que tout, dans notre vie, consiste précisément
dans une forme d’échappatoire à ce questionnement là. Penser, avant de penser à
ceci ou à cela, consiste structurellement dans l’efficience de la
neutralisation de ce fait que nous existons. Pour le dire plus
simplement : penser est au fait d’exister ce que le craquement du bois est
à la poutre.
Pas plus qu’il n’est possible à une poutre en
bois de se retenir de craquer, il ne nous est loisible de nous interdire de
penser. Mais nous pouvons « faire comme si » cela l’était, nous pouvons
« faire comme si » telle question philosophique était débile ou
« prise de tête », nous perdrons alors, de façon absurde et quasiment
suicidaire, l’occasion d’investir mieux, d’habiter notre authentique
« lieu d’être ». En un sens, nous touchons ici à « LA »
raison qui explique, mieux que toute autre, ce qui donne à la Philosophie sa
réputation de matière difficile, abstruse, ésotérique (réservée à des initiés) voire
inutile, caduque, vaine, c’est tout simplement qu’elle prend à bras le corps
« LA » question dont toute notre existence pour une part très
importante de la population humaine consiste à éviter la rencontre, à savoir,
pour en donner une formulation très simple : « qu’est-ce que je
fais là ? ».
Le philosophe Pascal, dans ses
« Pensées » exprime beaucoup mieux le fond angoissé de cette
question : « Je
ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi‑même. Je suis dans une ignorance
terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens,
que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait
réflexion sur tout et sur elle‑même, et ne se connaît non plus que le
reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me
trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je
suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui
m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute
l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit.
Je ne vois que des
infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui
ne dure qu’un instant sans retour.
Tout ce que je connais
est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort
même que je ne saurais éviter. »
Si nous observons le cours des affaires
humaines, c’est-à-dire tout ce à quoi les hommes, jour après jour, s’occupent,
tout ce qu’ils définissent comme « les choses importantes, concrètes,
nécessaires » (à savoir leur carrière, leur salaire, leur réputation, leur
confort), nous réalisons qu’en fait il ne s’agit pour eux que de d’oublier de
se confronter à la fragilité de notre condition, à son absurdité, à tout ce que
nous décrit Pascal. Nous avons construit de toutes pièces une conception de
l’utile et de l’inutile susceptible de donner raison à notre peur d’affronter
authentiquement l’étonnement d’exister si bien que faire de la philosophie
apparaît, en effet, comme du temps perdu. Mais un tel jugement est suspendu à
une certaine considération d’un temps « gagné » qui consiste en
réalité à dissimuler que nous ne connaissons rien de la texture même de ce
temps que nous vivons. Exister est une
efficience qui se déploie dans la dimension même de l’étonnement d’exister.
Un jour, asseyez vous à une terrasse de café et
regardez les passants : la plupart vont d’un pas décidé à leur travail,
rentrent chez eux, vont faire leur course, comme si « tout était
normal », comme si l’existence
était leur dû. Mais c’est faux et chacun de nous le sait bien. C’est cette
apparence, ce « faire semblant » que le questionnement philosophique
vise en dernière instance à déraciner afin de s’installer dans l’humilité de
l’ouverture que suscite l’acceptation de cette question (aussi reconnaissants
que nous soyons à Pascal d’avoir parfaitement formulé cette angoisse, nous ne
sommes pas tenus de le suivre dans sa « réponse » qui est la foi en
Dieu, « Dieu d’Abraham, Dieu
d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants »).
Il n’existe probablement pas de plus grand défi
imposé à tout homme (ni peut-être de plus grande source de bonheur) que celui
de faire coexister en lui cet étonnement en le maintenant dans sa dimension la
plus pure, la plus neutre, la plus inachevée (inachevable), la plus
authentique, tout en finissant par « s’y faire », par s’en
accommoder, sans chercher d’échappatoire. Réaliser la toute puissance
paradoxale de cette fragilité existentielle fondamentale, l’assumer et
finalement en jouir, c’est tout ce qui fait le prix de l’existence par rapport
à la médiocrité de « vivre ».
Quel rapport avec l’épreuve qui va se dérouler
dans trois jours ? On comprend mieux maintenant la raison profonde pour
laquelle un correcteur du baccalauréat peut légitimement sanctionner le
candidat qui « ne se pose pas de question », qui n’aborde le sujet
que pour le ramener à des banalités et à des opinions communes. Ce n’est pas
parce que c’est méthodologiquement maladroit ou philosophiquement stérile, mais
parce que c’est une attitude « fausse » ou plutôt
« feinte ». Se comporter de cette façon, c’est avoir manqué
l’occasion qui vous était offerte de vous confronter avec ce qui dans la philosophie est
l’essentiel, à savoir justement ne pas rater la rencontre avec soi, le
« connais toi toi-même » du temple d’Apollon à Delphes. Il y aurait
évidemment beaucoup à dire sur la question de savoir si les enseignants de
Philosophie pratiquent tous leur métier, dans cet esprit (si ce n’est pas le
cas, tant pis pour eux). Ce n’est plus vraiment votre affaire.
De deux choses
l’une : soit ce qui vient d’être formulé sur le questionnement et sur la
nécessité de rendre la question du sujet philosophique trouve en vous une
certaine « résonance », soit cela ne suscite rien. Dans le premier
cas, vous réalisez quelque chose de vraiment fondamental et surtout de très
utile pour l’épreuve : s’impliquer dans la question ou dans le texte
proposés le jour de l’examen n’est pas seulement une contrainte imposée par la
gravité du contexte mais l’occasion qui vous est donnée, dans la continuité de
toutes les dissertations travaillées pendant votre année de terminale,
d’arrêter de faire semblant, d’arrêter de faire comme s’il était
« normal » d’exister, de vaquer à ses affaires pour enfin vous
atteler à la tâche de vous confronter avec le mystère de votre présence, de
votre être, pour devenir ce que vous êtes et vous installer de plain-pied dans
l’authenticité d’un questionnement ardu, laborieux mais investi et stylisé
(c’est ici l’intensité de vos pas qui fera leur valeur plutôt que leur supposée
destination – n’oubliez pas que l’on ne vous pose pas une question pour que
vous y répondiez mais pour que vous saisissiez, et exploriez sa complexité).
Dans le second cas, je me suis peut-être mal exprimé ou vous n’êtes pas disposé
à entendre ce qui a été formulé. Si vous êtes en train de vous habituer à
l’idée de rendre les énoncés du sujet « faciles », inintéressants et
« allant de soi », vous êtes déjà en situation d’échec et la note ne
pourra que confirmer « votre » décision de rater cette épreuve. Il
n’est pas trop tard pour changer de cap, cela dépend uniquement de vous.
Il existe bien d’autres critères plus
techniques qui décideront de votre note. Ils n’ont pas cessé d’être évoqués
pendant l’année par votre professeur de philosophie, mais celui dont il a été
question dans cet article est à la fois le plus simple, le plus crucial et le
plus « donné » (je veux dire par là qu’il a à voir avec votre décision
plus qu’avec vos compétences techniques). Au regard de ce critère, il vous est
absolument impossible de dire : « ce n’est pas ma faute »
ou « je n’y suis pour rien ». Passer une épreuve de philosophie
suppose que vous êtes capable de rendre un énoncé philosophique et cette
capacité tient toute entière à la qualité de votre implication, pas à votre
culture, à votre orthographe, à vos qualités d’argumentation. Ces qualités sont
très importantes mais « dans un second temps ».
En un sens, la ligne de fracture qui, dans
l’esprit du correcteur, distingue radicalement les mauvaises copies des
« bonnes » ou du moins de celles qui sont acceptables réside dans la
réponse affirmative qu’il pourra adresser à cette
question : « Est-ce que ce que je suis en train de lire est de
la Philosophie ? ». Nous pourrions dire qu’il existe donc trois
impératifs à prendre initialement en compte dans la façon d’aborder les sujets
de philosophie le jour de l’épreuve (tout ce qui a été évoqué dans cet article
concerne exclusivement le premier d’entre eux) :
1) Rendre l’énoncé philosophique (pour le sujet 3 cela suppose partir
du principe que ce texte est philosophique)
2) Traiter le sujet (pour le sujet 3, cela
signifie : « ne pas utiliser le texte comme prétexte à des
développements sans rapport avec son sens)
3)
Manifester un esprit
distinctif et nuancé dans son analyse (évidemment ce conseil prévaut pour le
sujet 3)
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