Conférence d'Aurélien Barrau, astrophysicien
au lycée Duhamel de Dole (39) le 8 avril 2016
Mais la beauté, Seigneur, toujours je l’ai
servie »
Le
condamné à mort – Jean Genêt
C’est cette beauté qu’il nous faut exciser avec
un scalpel, comme le ferait Baudelaire, dans une perspective chirurgicale, non
plus celle du macroscope mais celle du microscope, de l’infime, du détail et ce
sera paradoxalement dans cette mise en regard que nous serons guidés vers un
macrocosme un peu surprenant parce que diversifié dans sa structure elle-même,
ce que l’on appelle le multivers.
Avant d’en venir à ce qui, de notre science contemporaine nous invite à penser
cette pluralité d’univers, peut-être est-il opportun de se plonger d’abord dans
le déploiement philosophique, historique et littéraire de cette notion afin de
jouir de ce recul qu’il est toujours difficile de mettre en œuvre par rapport à
ce que Paul Veyne appelait un perspectivisme, ce que Foucault appellerait un
relationnisme, ce que Jean-Luc Nancy appellerait un scepticisme.
1-
Historique de la notion de multivers
a)
L’Antiquité
L’idée d’univers multiples est un thème que
l’on retrouve pour la première fois chez Anaximandre de Millet. Ce philosophe
est considéré par certains comme l’un des pères de la science, car il est le
premier à avoir recouru à un principe fondateur. Les présocratiques étaient, en
effet, friands de ces premiers principes comme l’eau, l’air, le feu, etc. Mais
chez Anaximandre, le premier principe est l’apeiron, ce qui signifie à la fois
l’infini et l’indéfini. Il y a donc une plurivocité constitutive au cœur du
principe même qui va ouvrir la porte à un foisonnement à la fois conceptuel et
mondain. Anaximandre est également intéressant parce que les interprètes, les
exégètes ont trouvé en lui quelque chose qui s’oppose aux topiques (aux canons)
de l’histoire, à savoir d’un côté, à la conception de Hegel :
l’évolutionnisme et de l’autre côté à celle de Nietzsche qui procède au contraire par ruptures radicales,
à l’instar du geste socratique. Anaximandre
va troubler ça. Il est à la fois l’héritier mais l’héritier dissident et
c’est le premier à évoquer la multiplicité des mondes.
Cette idée se retrouvera chez les atomistes,
chez Démocrite qui évoque explicitement les Kosmoï (Cosmos au pluriel). Dans
une lettre à Simplicius, on trouve en effet cette affirmation selon laquelle
non seulement les atomes mais aussi les mondes sont en nombre illimité. Cette
idée est fascinante du point de vue de la philosophie contemporaine car
Démocrite renonce à la notion aristotélicienne de cause finale, c’est-à-dire à
l’explication d’un phénomène par ce vers quoi il tend (je suis ici non pas
parce que j’ai pris ma voiture pour venir mais pour pouvoir vous parler).
Démocrite va recourir à la cause purement mécaniste, va chercher l’économie des
moyens (comme un « pré-rasoir » d’Ockham) et procéder par erreurs
rectifiées plutôt que par cet effet de totalisation vers un horizon.
Epicure va infléchir et compliquer le modèle en
insinuant la notion de déclinaison, cette turbulence qui fait que les objets
peuvent dévier de leur orbe de chute, ce qui ressemble étrangement à ce que
nous apprend la physique quantique. Ce qui est très beau c’est le fait que cette
multiplicité des mondes qui va se dessiner dans notre discours n’est pas une
nécessité externe qui s’imposerait de Dieu mais plutôt une nécessité interne et
ce n’est pas un hasard si ce sont les penseurs de l’infiniment petit qui vont
ainsi redessiner les linéaments de l’infiniment grand, et en particulier
Lucrèce, héritier direct d’Epicure.
Lucrèce, c’est d’abord l’écrivain qui met la
science en vers (le « De natura rerum ») et surtout celui qui va
porter à son paroxysme une pensée du local (local contre le global). Ensuite,
c’est le moyen-âge, les grands systèmes apologétiques, qui se trouvent en
porte-à-faux par rapport à la liberté de penser des grecs. Ainsi chez Thomas
d’Aquin, le monde est unique, il ne peut qu’être unique parce qu’il est comme
indexé au créateur (lequel évidemment ne saurait être multiple).
b) La Renaissance et l’Age Classique
C’est à
la renaissance que l’on voit refleurir la notion de mondes multiples avec
Nicolas de Cues, qui dans « la docte ignorance » évoque une
multiplicité de mondes avant Giordano Bruno qui paiera cher son esprit
génialement subversif : « Persévère cher Philactéo, fais leur savoir,
au tribunal de la sotte ignorance que les mondes sont multiples et que cela est
nécessaire » (« De l’infinito universo et mondi »). On comprend
pourquoi Bruno a été brûlé par le tribunal de la Sainte Inquisition (même s’il
avait ce petit baril de poudre au cou afin d’abréger sa souffrance, comme on le
faisait à l’époque pour les condamnés de haut rang) parce qu’il a toujours été celui
qui a recherché la vérité sachant qu’elle n’existait pas, geste que l’on
pourrait considérer comme déjà scientifique au sens contemporain du terme,
comme une aspiration vers une forme d’intersubjectivité corrélée à cette
conscience fondamentale que, non seulement cette vérité ne sera pas conquise,
mais plus encore qu’elle est tout simplement inexistante. Giordano Bruno, c’est
l’empêcheur de penser en rond, le type même de penseur ayant réussi à se faire
détester partout et par tout le monde, parce qu’il a toujours saisi les
failles, les pierres d’achoppement de tous les systèmes défendus à l’époque.
Giordano Bruno, c’est, de ce point de vue, le précurseur de Derrida, le
fondateur de la déconstruction. Son frère de cœur français, Rabelais a aussi
évoqué les univers multiples mais dans une perspective très différente car il
est dans le magique, dans le miraculeux, dans l’auto-exégèse de sa propre
écriture. Bruno, au contraire est dans l’au-delà du discours, dans un rapport à
l’altérité qui n’est pas encore ce qui intéressait Rabelais.
A l’âge classique, il est impossible de
contourner Leibniz et sa conception du meilleur des mondes possibles, mais il
s’agit, en réalité d’une perspective qui est totalement contraire à la notion
même d’univers multiples, puisque ces univers sont seulement
« possibles » mais pas du tout instanciés. La pensée de Leibniz
revient à considérer que, de toutes les trajectoires possibles, il faut choisir
la meilleure, mais il n’y en a qu’une. Il y a des trajectoires virtuelles et
une seule réelle. Il ne pouvait pas savoir que ces trajectoires qu’il
définissait comme interdites seraient réhabilitées par la physique quantique.
Le virtuel s’oppose au possible parce qu’il n’est aucunement fictif. C’est
précisément ce que la fonction d’onde nous imposera de reconnaître notamment
dans l’expérience de la double fente.
Au 18e siècle, Fontenelle écrit
« Entretien sur la pluralité des mondes », livre extraordinaire,
écrit pour séduire, mais fascinant parce que la pluralité des univers n’est pas
celle qui pourraient foisonner dans les étoiles et au-delà, mais c’est plutôt
la diversité des rapports humains aux étoiles. C’est un éloge du relativisme,
au sens digne du terme (distinct du nihilisme du « tout se vaut »),
de respect d’une irréductible diversité dans le commun parce que si ce n’était
pas dans le commun, cette diversité ne ferait pas sens.
b) Les auteurs contemporains
En philosophie contemporaine, nous pouvons
citer deux exemples de penseurs des univers multiples: d’abord David Lewis,
philosophe analytique qui ne veut rien savoir de l’astrophysique mais
s’intéresse à des problèmes techniques de philosophie du langage, notamment à
la notion de conditionnel contrefactuel.
De quoi s’agit-il ? Considérons la proposition
suivante : « si notre gouvernement avait été moins lâche, nous
aurions ouvert les frontières et il y aurait eu moins de morts dans la crise
syrienne. » Cette proposition est vraie, mais d’où savons-nous que c’est
vrai, puisque cela n’a pas eu lieu ? C’est le problème de ce que l’on
appelle les « truth makers », « les faiseurs de vérité ».
Comment pourrais-je savoir que cette proposition est vraie puisque je ne peux
pas la tester, puisque il s’agit d’un passé qui n’a pas eu lieu ? A cette
question, la réponse de Lewis consiste à poser qu’il existe des mondes
parallèles dans lesquels effectivement les frontières ont été ouvertes et dans
lesquels effectivement, on a empêché des centaines de milliers de morts. Il n’y
a aucun autre moyen de donner sens à ces propositions que d’envisager la
possibilité qu’il existe d’autres mondes dans lesquelles ce qui est énoncé est
réalisé. Finalement la nature même de la thèse de Lewis est moins celle de la
compatibilité physique de ces autres mondes que celle de leur compatibilité logique. L’idée d’univers multiple
n’est pas ici posée comme l’ a priori d’un désir forcené de la diversification,
d’un pur émiettement gratuit, « idéologique ». Elle est inventée
pour résoudre un problème qui, dans son énoncé, n’a a priori rien à voir avec
le multivers. C’est ce que l’on appelle le
« réalisme modal ».
L’autre philosophe contemporain qu’il est
possible d’évoquer sur les univers multiples est Nelson Goodman, professeur à
Harvard, qui évoque le multivers au sens d’irréductibilité des systèmes les uns
aux autres. Ce qui caractérise la philosophie est d’abord, selon lui, la
découverte de l’en-soi du réel, puis la découverte de l’esprit, puis la
découverte des concepts, puis la découverte des symboles et il analyse notre
rapport au réel en terme de systèmes symboliques, et ce qu’il affirme, c’est
que le monde de la peinture, de la musique, de la sculpture n’est pas
réductible à celui de la physique théorique, et chacun d’entre nous en
conviendra mais il faut en retirer les conséquences, à savoir que nous sommes
tous des mondes, des faiseurs de mondes. Dés lors ce qui l’intéresse, c’est les modalités de
construction et aussi les critères de correction des mondes. Tous les mondes ne
se valent pas, tous les mondes ne fonctionnent pas, si bien que ce qui est très
subversif, révolutionnaire, choquant, c’est que le critère n’est plus celui de
la vérité (mais peut-être plutôt la capacité à faire sens).
2-
Les différents modèles de multivers
a)
De l’inconfort comme condition nécessaire à la praxis scientifique
Où en sommes-nous dans cette histoire ? La
science contemporaine a-t-elle quelque chose à dire de tout cela ? Comment
va-t-elle produire cette sorte d’infraction effractive par le biais de cette
histoire d’univers multiples ? Epargnons-nous la réflexion abyssale sur la
question de savoir ce qu’est la science contemporaine puisque nous en sommes
les auteurs. Peut-être peut-on simplement pointer du doigt cette efficience d’un inconfort fondamental
qui la constitue, d’intranquillité, comme disait Fernando Pessoa. Etre
scientifique, c’est, en effet, renoncer à toute visée normative. Toute théorie
sera nécessairement remplacée par une autre plus riche (donc toute théorie est
d’abord fausse).
Par conséquent, il faut se débarrasser
définitivement de tout idéal de vérité avec un grand V. Ce qui prime, en
premier lieu, dans la science, c’est d’abord la création. Nous sommes des
faiseurs de mondes.
Prenons un exemple simple : Newton nous apprend que la
lune est attirée par la terre, mais admettons que quelqu’un dise que c’est
faux, qu’il y a en réalité de l’autre côté un fantôme de la terre qui repousse
la lune. Cette théorie a exactement les mêmes équations du mouvement que celles
de Newton. Les équations différentielles sont les mêmes. Ces deux théories sont
donc indiscernables, quelle que soit la précision de l’expérience. Pourquoi
préférons-nous la première ? Parce qu’elle est plus simple ? Non il
n’y a pas de critère algorithmique de simplicité. Parce qu’elle est plus belle ? Oui, il n’y a pas d’autre
critère que celui-là. Nous sommes des créateurs mais, en contrepoint de cela, quelque chose s’impose à nous, quelque chose
de la nature d’une surprise radicale. Bien sur, le réel n’est pas une
construction sociale. On a créé l’accélérateur de particules de Genève pour
créer des particules super-symétriques, mais on a reçu un signal imprévu,
atteignant une énergie à laquelle rien n’est attendu. On dépense des milliards
pour créer une machine pour vérifier une théorie mais on apprend dans le même
temps que cette théorie est fausse et que quelque chose de totalement
insoupçonné semble poindre. Il y a ainsi une capacité à être totalement mis en
défaut qui constitue quelque chose de l’esprit scientifique. Il s’agit
d’essayer de penser sur le fond d’une instabilité fondamentale.
Qu’en est-il, dans ce contexte, des mondes
multiples ? Nous pourrions d’abord penser à une structure gigogne, gigogne
au sens spatial du terme, mais aussi au sens intellectuel du terme. Commençons
par les théories les mieux maîtrisées, parce qu’il est important de
hiérarchiser nos savoirs, sachant qu’aucune théorie n’est juste.
b) La Relativité Générale
Nous sommes dans la spéculation mais cela ne
signifie pas que toutes les propositions théoriques se valent. Certaines sont
très fiables. Commençons donc par ce que l’on connaît bien, par la meilleure
théorie, la plus belle, la plus philosophiquement magnifique : la
relativité générale d’Einstein. Que nous apprend-t-elle ? Que l’espace
n’est pas ce que Kant pensait, à savoir transcendantal, forme a priori de la
sensibilité. Grâce à Einstein, nous savons qu’il est a posteriori. Il est une
quantité dynamique. Nous ne sommes pas dans l’espace mais en interaction avec
lui, « impliqué », au sens propre. Quand je frappe la table, mon
poing interagit avec la table mais quand je me déplace, je ne fais pas que
passer d’un lieu à un autre, j’interagis aussi avec l’espace. Il réagit à ma
présence, il se courbe, il se distord, comme si, dans une étrange partie
d’échecs, la morphologie des cases variait en fonction de la masse des pièces
qui se déplacent en elles.
Il y a deux manières pour le cavalier de changer de
positions, soit parce que vous le déplacez sur l’échiquier, soit parce que
l’échiquier lui-même se distord. Je me déplace sur l’espace mais l’espace est
lui-même en mouvement. C’est comme si dans un théâtre, le décor changeait de
lui-même en fonction du déplacement des acteurs, ou comme si, la distinction
entre la forme et le fond devait s’évanouir parce qu’ils ne peuvent pas être
indépendants. Le contenu du monde, à savoir nous, les objets, ne sommes pas
indépendants du contenant du monde, soient l’espace et le temps. L’espace et le
temps sont en train de tomber. Nous tombons en permanence. Etre, c’est chuter
de façon ininterrompue. C’est une déconstruction radicale. Le monde se
désarrime. C’est une perte complète d’absoluité. Nous ne sommes plus ici et là,
nous sommes les uns par rapport aux autres. Le relativisme, au sens physique du
terme c’est surtout d’abord le relationnel au sens leibnizien du terme. C’est
le sens même du terme « occident ». Cette chute va, dans une certaine
mesure, nous amener au multivers. Pourquoi ?
Dans le cadre de l’étude de l’univers dans son
ensemble, ce que l’on appelle la cosmologie, il se trouve que la relativité
générale est extrêmement utile. C’est elle qui décrit l’expansion de l’univers.
L’expansion de l’univers ne correspond pas à un déplacement des corps dans
l’espace mais à une dilatation de l’espace lui-même. Quand on dit que l’univers
enfle, c’est le mouvement de l’espace en tant que tel et les galaxies que nous
connaissons ne jouent que le rôle de « particules-test » mettant en
lumière les mouvements propres de l’espace. La théorie est parfaitement
cohérente. Elle nous permet de sonder l’histoire de l’univers depuis quelques
milliardièmes de secondes après le Big Bang jusqu’à aujourd’hui.
Quel
rapport avec le multivers ? Dans deux cas sur trois, la théorie d’Einstein
nous apprend qu’en fait l’espace est infiniment grand. Il convient ici d’être
un peu précis : si par univers (« universus » en latin), on
désigne la totalité de ce qui existe, alors l’univers est unique par définition.
Mais, en science, cela n’a pas grand sens de parler comme ça, car, en physique,
je ne peux parler que de ce que je peux tester, ou de ce que je peux voir au
sens large du terme avec des instruments d’observation extrêmement puissants.
Dans cette perspective, je sais ce que c’est que notre univers, c’est une
sphère qui est centrée sur la terre et qui a quelques dizaines de milliards
d’années lumière, parce que l’univers a une dizaine de milliards d’années et la
lumière se déplaçant, par définition, à la vitesse de la lumière, par
conséquent ce qui est au-delà de l’horizon m’est non seulement invisible mais
ne peut avoir la moindre influence sur moi-même. On appelle ça une sphère de Hubble, et c’est la
définition de l’univers pour un physicien.
Si donc
l’espace est infini, les sphères de Hubble sont nécessairement en nombre infini
et, dés lors, tout ce qui est possible doit se produire, et même se reproduire
une infinité de fois. Notre existence est possible puisque nous sommes là. Par
conséquent nos alter ego, qui doivent
nécessairement avoir le même passé que nous, doivent bien exister quelque part
à une distance finie de notre univers, mais pas nécessairement les mêmes
futurs. On se dit que, comme les lois de la physique sont les mêmes, les futurs
devraient être identiques, mais ce n’est pas tout à fait vrai parce que ces
univers grandissent de telle sorte que, dans chaque univers, il entre de
nouveaux objets. Si ces univers sont identiques, cela ne signifie pas que leurs
environnements soient identiques, donc nous pouvons avoir deux univers qui ont
exactement le même passé mais pas forcément le même futur, donc nous pouvons
imaginer un monde dans lequel nous continuons d’avoir cette discussion pendant
une heure et un autre dans lequel suite à la décision de l’un d’entre nous,
elle s’interromprait maintenant. On
peut, par conséquent, avoir le même passé mais pas forcément le même futur.
Nous voyons ainsi déjà poindre la structure des univers multiples dans le cadre
maîtrisé de la relativité générale.
c) La Mécanique Quantique
Prenons l’autre grande théorie de la physique
contemporaine : la mécanique quantique. Elle a été testée avec un très
haut niveau de confiance et n’importe lequel de vos Smartphones utilise les
acquis de la mécanique quantique. Elle énonce fondamentalement trois
choses :
-
La première c’est qu’à très
petite échelle tout devient discret, discontinu comme si le travail
d’ourdissage du réel se révélait
-
La deuxième c’est qu’il faut
renoncer au reposant déterminisme de la physique classique, c’est-à-dire que
quelle que soit ma connaissance d’un système et des lois qui le régissent, il
est impossible de connaître avec une précision totale son évolution. C’est une
blessure intellectuelle considérable. Il y a une dimension intrinsèquement
stochastique (hasard) du réel.
-
Troisième point : la
mécanique quantique nous enseigne que nous sommes dotés de la capacité
d’ubiquité. Les particules élémentaires peuvent se trouver en deux lieux
simultanément. Si nous nous représentons deux fentes et que nous envoyons des
photons, des électrons au travers de ses deux fentes, nous retrouvons sur
l’écran capteur l’impact de cet électron et si on en envoie une autre et encore
une autre, on finit par observer un modèle d’impacts correspondant à des interférences.
Ce modèle est étrange parce qu’il atteste que les électrons sont passés en même
temps par les deux fentes et interfèrent avec elles-mêmes mais comment est-ce
possible puisque nous avons envoyé des particules individuelles ? Ces
franges d’interférences n’ont qu’une seule explication possible, c’est que les
particules sont passées en même temps par les deux fentes.
Mais quel rapport avec les univers
multiples ? Il y a un problème ici c’est que nous sommes ici, en ce
moment, et pas chez nous. Les particules peuvent être à deux endroits en même
temps et pourtant nous n’en faisons jamais l’expérience. Les corps
macroscopiques ne sont jamais à deux endroits en même temps. Pourquoi les corps
microscopiques sont-ils doués d’ubiquité et pas les corps macroscopiques ?
En physique quantique, on est dans une superposition d’états. C’est la fameuse
expérience du chat de Schrödinger.
Prenons un atome qui, en tant qu’objet
quantique, est dans deux états en même temps : désintégré et pas
désintégré, mais quand il se désintègre il y a un appareil qui mesure cette
désintégration et casse une fiole contenant le poison qui va tuer le chat. Tout
cela constitue un système fermé à l’intérieur de la boîte.
Quand l’atome se désintègre, la fiole se casse
et tue le chat. Quand il ne se désintègre pas le chat est vivant. Mais
quantiquement cela ne se passe pas puisque c’est en même temps que l’atome est désintégré et pas désintégré donc en même
temps que le chat et à la fois mort et vivant. Et pourtant nous n’avons
jamais vu de chat mort vivant. Cela pose donc la question fondamentale de la
transition du monde quantique au monde classique. La vision habituelle
développée par l’école de Copenhague (Niels Bohr), c’est que quand un objet
quantique interagit avec un objet classique, on ne sélectionne qu’un seul état.
Quand un objet quantique, qui peut être dans plusieurs états en même temps,
interagit avec un objet lourd, on en prend un seul au hasard. C’est la modalité
de résolution du problème la plus « canonique », classique.
Mais un physicien de Princeton : Hugh
Everett a eu l’idée de réinterpréter différemment la mécanique quantique. Selon
lui quand un objet quantique interagit avec un système classique, il y a bifurcation entre univers parallèles :
il y a un monde où le chat est vivant et un autre monde où le chat est mort et
il a une très belle motivation pour cela, motivation mathématique et
esthétique, ce que l‘on appelle la conservation de l’unitarité. Ce qu’il avance
est une économie conceptuelle. Disons qu’une décision intellectuelle faite par
notre cerveau repose très vraisemblablement sur des phénomènes quantiques. Il y
a de la physique quantique dans nos décisions. Si tel est le cas, suivant
Everett, il y a un monde : celui-ci où, par exemple, on découvre les
interpénétrations fructueuses entre le design graphique et les découvertes
récentes de la physique théorique et un autre monde où ce n’est pas le cas. Il
y a un monde où Achille et Agamemnon parviennent à se mettre d’accord avant de
se battre et un autre où la guerre de Troie a bel et bien lieu.
Est-ce qu’on peut tester ? On peut
développer cette question parce que la créance commune est que cette
proposition d’Everett est métaphysiquement intéressante mais scientifiquement
intestable. « Ici le chat est mort mais ailleurs il est
vivant » : qu’est-ce que cela change au monde, à ce monde ci ?
On a plutôt envie de répondre : « rien », et bien ce n’est
pas vrai. On peut imaginer des cas pour lesquels l’interprétation de Hugh
Everett pourrait être mise à l’épreuve. Imaginez que l’univers évolue (quand il
est très jeune, c’est encore un système quantique). Il y a une probabilité très
faible, de un sur un million qu’il évolue vers l’état A, et puis il y a une
probabilité très forte qu’il évolue vers l’état B. Imaginons que pour l’état A,
il y ait beaucoup d’observateurs et que pour l’état B, il n’y en ait aucun. Du
point de vue de la physique quantique usuelle, on se moque complètement du
nombre d’observateurs, donc pour elle il y a 999,999999 % etc. de chances qu’il
évolue vers l’état B et donc je dois observer l’état B, mais si je prends la
même théorie interprétée par Hugh Everett, il y a la même probabilité, très
faible pour A, très forte pour B, mais en même temps ce que cela signifie c’est
qu’il y a vraiment un état A et un état B.
Les probabilités cessent d’être
seulement possibles. Elles deviennent
réelles. Il y a en effet un univers pour l’état A et 999, 999999 univers
pour l’état B, sauf que, par hypothèse, tous les observateurs sont dans
l’univers A parce que A a les propriétés
favorables à l’émergence de la complexité donc nous, en tant
qu’observateurs, ce que l’on doit observer, c’est A et pas B. Le fait que les
mondes possibles sont réels chez Everett alors qu’ils ne sont que probables
chez Bohr change complètement les probabilités d’observation si on raisonne en
termes cosmologiques.
d) La théorie de l’Inflation
Voilà deux exemples de références au multivers
dans des théories bien contrôlées, bien admises mais si nous dérivons doucement
vers des considérations un peu plus exotiques, un peu plus spéculatives, nous
pouvons évoquer la théorie de l’inflation.
Nous avons de très bonnes raisons de
penser que, juste après le Big Bang, c’est-à-dire il y a 13,78 milliards
d’années, (quand on regarde une personne on devine son âge à quelques années
prés, quand on regarde l’Univers on peut donner son âge avec un degré de
précision inouï par rapport à ce que l’on devine de l’âge de la personne qui
nous fait face ; on connaît mieux l’âge de l’univers que celui de la
terre) il est vraisemblable que l’univers se soit énormément dilaté. C’est la
phase d’inflation exponentielle. Toutes les distances ont été multipliées par
un facteur exponentiel 60, et peut-être beaucoup plus. Cette phase d’inflation
n’est pas seulement un vœu pieux, c’est quelque chose qui, non seulement résout
nos problèmes, mais qui en plus va générer de petites phases d’inflation de
densité dont on sait aujourd’hui qu’elles sont très probablement à l’origine de
toutes les grandes structures, les amas galactiques, les étoiles, les planètes
et donc de nous-mêmes. Nous sommes tous les enfants de l’inflation, ou plus
exactement de « l’inflaton », de ce champ physique qui nous donne ce
phénomène de l’inflation. C’est cela que l’on sait depuis une trentaine d’années.
Mais il faut regarder les choses de plus près et on s’est rendu compte
récemment, il y a six ans, que si l’on regarde de plus prés ce phénomène en
termes mathématiques, ce ne serait pas un univers bulle mais plutôt une
arborescence voire une infinité de bulles d’univers et la raison en est assez
simple.
Imaginons une bille dans une cuvette. Quand la
bille est en haut on a de l’inflation. Si la bille est en bas il n’y a pas
d’inflation comme c’est le cas pour nous. Nous sommes une bulle dans laquelle
l’inflation s’est arrêtée, mais on a compris qu’à l’échelle globale,
l’inflation ne pouvait pas s’arrêter partout, parce que l’inflation est un
objet quantique. Elle va donc nécessairement fluctuer aléatoirement dans un
sens ou dans l’autre. Si elle tend vers le bas, l’inflation s’arrête, si elle
tend vers le haut l’inflation continue.
Elle a une chance sur deux d’aller vers le bas mais quand elle va vers
le haut, elle crée de l’espace exponentiellement. Par conséquent, il y a forcément
plus de zones où l’inflation continue que de zones où elle s’arrête. Dans cette
perspective, le multivers n’est pas une hypothèse mais une conséquence. Aucun
physicien sérieux ne dira : « je crois qu’il y a beaucoup
d’Univers parce que ça me plaît ! » C’est son droit de le penser mais
pas en tant que physicien. La nature se moque de nos désirs. Le multivers apparaît ici parce que
l’inflation le dicte. Or cela nous amène à un point assez paradoxal au
regard duquel certains physiciens, parce qu’ils n’aiment pas l’idée d’univers
multiples, tronquent les modèles pour que ceux-ci ne prédisent pas cette
structure en multivers. Contrairement à certaines rumeurs soutenant que le
multivers serait inventé par des prises de position post-modernes ou échevelées
d’un point de vue structuraliste, le multivers apparaît dans le prolongement
mathématique de nos hypothèses les plus simples. Si on ne l’aime pas on peut
bien construire des modèles dans lesquels il n’y a pas de multivers, mais ce sont des modèles plus compliqués
d’un point de vue conceptuel. Au regard de ce critère du rasoir d’Ockham,
c’est-à-dire de cette idée selon laquelle la théorie la plus simple et la plus
économe en terme de concepts est aussi la plus forte, la plus simple, la plus
fiable. Le multivers s’impose donc comme le modèle le plus conforme au rasoir
d’Ockham, si on l’applique non pas aux conséquences mais aux causes.
e) La théorie des Cordes
Que se passe-t-il si l’on veut aller plus avant
dans la compréhension des lois fondamentales. On pourrait penser que la
physique des particules se déploie dans un geste de convergence, d’unification.
Il y a donc une sorte de flèche de la pensée sous l’influence de laquelle
s’opère une subsomption des concepts dans l’unitarisme d’un certain nombre de
lois. Pour aller plus loin dans cette voie, certains physiciens ont développé
la théorie dite des cordes. Jusqu’à maintenant, nous n’avons évoqué que de la
physique fiable, non pas certaine, mais fiable. La théorie des cordes par
contre ne jouit d’aucune corroboration expérimentale. C’est une spéculation intellectuelle, sérieuse, mais cela reste une
spéculation. Il convient donc de ne pas lui accorder la même confiance
qu’aux théories émises depuis le début de cet exposé.
Son enjeu, c’est de
réinterpréter les particules et les interactions fondamentales comme différents
modes de vibrations d’une unique classe de cordes, à la manière de cordes de
guitare qui suivant la position des doigts sur le manche, produisent des sons
différents, peuvent engendrer des quarks, des électrons, tout ce que l’on peut
imaginer comme particules élémentaires. C’est une théorie quantique parce
qu’elle est construite pour ça, et c’est une théorie gravitationnelle parce que
le boson sans masse de spin 2, le graviton, apparaît spontanément dans le
spectre d’excitation des cordes, et le graviton, comme son nom l’indique,
propage la gravité, donc cette théorie a tout ce qu’il faut pour nous plaire.
Elle s’est déployée au gré de trois révolutions :
- La super-symétrie qui est une théorie. On a
cru découvrir théoriquement que les forces et les objets étaient la même chose.
D’un côté, il y a les objets : les quarks, les électrons, etc. et de
l’autre côté les médiateurs, les photons, les gravitons, etc. mais ce sont deux
mondes qui ne se parlent pas. Ce qu’a compris la super-symétrie c’est, qu’en
fait, ils se parlaient et qu’il était possible de les relier par des opérations
mathématiques assez simples.
- La deuxième révolution de la théorie des
cordes, c’est ce que l’on a appelé les relations de dualité. On a compris que
les fortes interactions et les faibles interactions étaient vraisemblablement
la même chose. Tout cela converge toujours vers cette idée d’unité.
- Et puis vient la troisième révolution qui
vient un peu tout détruire, et qui consiste dans la découverte de la notion de
« paysage ». Le petit problème de la théorie des cordes qui n’est pas
complètement anecdotique, c’est que tout cela marche bien si l’espace a dix
dimensions, ce qui n’est pas vraiment facile à concevoir pour la plupart
d’entre nous. Il faut donc supposer que ces dimensions supplémentaires sont
cachées. Elles nous sont inaccessibles. En mathématiques, on a ainsi besoin
d’une compactification, de recroqueviller ces dimensions. La découverte du paysage réside dans la réalisation que les manières de
compactifier ces dimensions sont tellement nombreuses que cela génère un nombre
quasi infini de lois physiques possibles et cela devient vertigineux si on le
conjoint avec ce que nous venons de dire de l’inflation. Celle-ci crée des
bulles d’Univers et la théorie des cordes structure ces « bulles »
avec des lois physiques différentes, avec des mondes sans lumière, des mondes
avec quatre dimensions, des mondes sans étoiles, des monde avec des étoiles
super-géantes, etc.
3- La notion de
« multivers » est-elle scientifique ?
Tout devient possible au-delà de notre
imagination. C’est vertigineux et c’est peut-être assimilable à ce que fut la
révolution Copernicienne mais est-ce bien sérieux ? Il s’agit ici de
mondes que l’on ne peut absolument pas explorer. Ne sommes-nous pas en train
d’explorer une piste qui repousse dangereusement les cloisons séparant les
champs disciplinaires ? Je ne le pense pas.
a- La quatrième blessure narcissique ?
D’abord nous sommes les héritiers d’un geste
dont on peut se prévaloir et que l’on peut revendiquer, à savoir l’unité. On a
d’abord pensé que nous étions géocentrés, puis héliocentrés, ensuite
galactocentrés, enfin cosmocentrés et nous sommes en train de réaliser que nous
sommes peut-être acentrés ou que nous tendons vers une sorte d’excentricité radicale. Tout cela
procède également de ce que Siegmund Freud appelait une blessure narcissique,
c’est-à-dire une découverte, un peu frustrante pour notre ego, soit en premier
lieu la perte de la position centrale de la terre (mais si on pense à ce
passage du livre « Du monde clos à l’univers infini » d’Alexandre
Koyré, on perd en effet la position centrale, mais du coup on réintègre la
terre dans l’espace et le bas est aussi le lieu de la chute, donc certes avec
le passage du monde clos à l’univers infini, vous n’êtes plus le centre de tout
mais vous gagnez une sorte de principe d’hypostase au sein même du firmament),
deuxièmement Darwin, nous sommes les cousins du singe, et enfin Freud lui-même,
l’idée selon laquelle la conscience n’est pas la maîtresse de sa propre maison,
à savoir dans la pensée d’un sujet. Le multivers pourrait s’apparenter à la
quatrième blessure narcissique qui déchoit l’Univers lui-même de son piédestal
et le réinterprète comme un petit îlot dérisoire, contingent au sein de cette
diversité fondamentale.
Est-ce à dire que rien n’a changé ? Ce
n’est pas tout-à-fait vrai. Ce n’est pas de la mythologie mais de la
logomythie. Logos, entre autres termes (le terme est l’un des plus
intraduisibles du grec), peut se traduire par rationalité. Mythos, c’est le
mythe. D’une manière un peu inattendue, ce n’est plus le mythe qui est premier
et qui va, comme le voulait le geste Socratique, évoluer d’une pensée par image
à une pensée par concept. C’est plutôt l’inverse : on peut commencer par
la pensée rationnelle scientifique, froide, qui va entraîner presque
mécaniquement vers le merveilleux (lequel n’est pas le surnaturel). Mais tout
cela est-il bien sérieux ?
b- Le critère de la Falsifiabilité (Karl
Popper)
Popper propose un critère de distinction entre
les sciences et les non-sciences (l’idée même de critère est peut-être, en
elle-même, sujette à caution), celui de la réfutabilité. Un modèle est digne
d’être considéré comme scientifique si on peut le falsifier, si l’expérience peut
la mettre en défaut. Si on admet cette définition, la notion de multivers
est-elle scientifique ? Dans un premier temps, la réponse est
évidemment : « non » puisque je ne peux pas aller voir dans les
autres univers. Si je pouvais y aller, ce ne serait pas d’autres univers, donc
l’idée même de plurivers ne peut être plausible qu’à la condition qu’on ne
puisse pas la vérifier, par conséquent elle ne peut en aucune façon être
considérée comme scientifique. Or, cette
conclusion est fausse. Elle est même une erreur de logique : la
confusion de la cause et de la conséquence. Le multivers n’est pas une théorie mais la théorie qui génère la notion
de multivers, elle, est testable. La relativité générale, la mécanique
quantique, l’inflation, la théorie des cordes, sont des théories que l’on peut
tester (enfin surtout les trois premières). Elles sont, en principe, testables.
Si on falsifie toutes les théories, toutes les conséquences seront entraînées
dans la « chute », elles seront discréditées du fait de l’échec expérimental
de l’hypothèse. Si au contraire, la théorie est bien corroborée jusqu’à
atteindre suffisamment de crédibilité pour devenir un paradigme, une image, un
modèle possible du monde, alors on doit la valider avec ses conséquences sans
quoi on est non seulement schizophrène mais aussi tricheur.
Il y a même un
argument encore plus général que ça qui est de
dire : « finalement, c’est quoi le multivers ? C’est un
ensemble d’univers, mais le fait de n’en voir qu’un, c’est déjà quelque chose.
On peut déjà dire beaucoup de choses d’un ensemble à partir d’un seul
échantillon. Imaginons qu’au LHC, le grand accélérateur de Genève, on n’ait pas
fait des milliards et des milliards de collisions mais juste une. Aurions-nous
trouvé le boson de Higgs ? Probablement pas, mais est-ce qu’on n’aurait
rien pu dire du tout ? Non plus, il y a de nombreux modèles de physique
des particules que l’on aurait très bien pu exclure avec une seule collision.
Le fait que l’on ne voit qu’un objet
parmi toute la collection des objets prédite par le modèle ne signifie
absolument pas que le modèle est intestable, parce que précisément ça relève du
geste usuel de la Physique qui est confirmation ou invalidation. On n’est
jamais sûr de rien.
On a dit, il y a quelques semaines, que l’on avait
découvert les ondes gravitationnelles, ce qui est faux puisqu’on les a
découvertes il y a 40 ans. On aurait « vu » pour la première fois des
ondes gravitationnelles mais qu’avons-nous vraiment « vu » ? On
a vu un très léger changement de contraste sur un interféromètre. On s’est dit
que la meilleure interprétation possible de ce changement de contraste sur
l’interféromètre de Michelson était une onde gravitationnelle. On a peut-être
raison de l’interpréter de cette façon, mais ce n’est qu’une question de degré
de confiance. Les physiciens qui ont fait cette expérience ont passé plus de
six mois à envisager les erreurs possibles. Ils ont même cherché à savoir si
cela pouvait être un canular et ils en ont conclu qu’il était extrêmement
probable que le signal soit du à des ondes gravitationnelles. Il n’y a pas de
mutation drastique de notre manière de penser quand nous évoquons des théories
largement corroborées, mais c’est
peut-être plutôt dans ce à quoi cela mène (à savoir les univers
multiples) que l’on se retrouve confronté au merveilleux, et c’est cela qui est
beau car lorsque une révolution est trop radicale, elle avorte. C’est très
efficace quand le geste « porte » là où il n’était pas prévu,
attendu, c’est-à-dire quand il se laisse porter par un mouvement, par une vague
qui le précède doucement, sans éclat, comme pour Lucrèce, dans l’inchoatif
(l’inchoatif désigne la progression graduelle et presque insensible d’une
action) de la turbulence.
c- Le principe anthropique
(anthropos : l’homme)
On se réfère souvent au principe anthropique.
Il faut être prudent avec cette notion. Il s’agit du principe anthropique avec
un a pas avec un e (l’entropie est le principe de désorganisation d’un système
isolé, son érosion). Le monde est tel qu’il est parce qu’il fallait bien que
l’homme existe : voilà une certaine interprétation du principe
anthropique. Cette version n’est pas du tout intéressante. Elle n’est, en tout
cas pas scientifique, mais ce n’est pas du tout à cela que l’on se réfère quand
on évoque le principe anthropique en physique. Imaginons que nous soyons des
termites et nous nous demanderions « pourquoi n’y-a-t-il que du bois dans
l’univers ? » Ce n’est pas qu’il n’y a que du bois dans l’univers,
c’est que les termites ne peuvent vivre que dans du bois. Ce qu’il y a autour
des termites n’est pas du tout représentatif de la totalité de ce qui existe,
et c’est vrai aussi pour les hommes. Nous ne sommes pas du tout dans un endroit
typique de l’univers. C’est quoi un endroit typique de l’univers ? C’est du
vide. L’univers c’est un proton par m3. Nous sommes une planète tellurique à
proximité d’une étoile stable. C’est
totalement non représentatif de l’Univers. On a ainsi compris qu’il fallait
faire attention et ne pas juger, prédiquer des caractéristiques globales de
l’ensemble à partir de l’un des détails de cet ensemble. Dés lors que l’on a
compris qu’il y a peut-être une multiplicité d’univers, il faut faire preuve
d’humilité et se dire que peut-être notre univers n’est pas du tout
représentatif de tout le multivers. Ainsi
le principe anthropique est le contraire de ce qu’on lui fait dire. Il ne
dit pas qu’il y a un dessinateur intelligent qui aurait tout prévu et tout
conçu pour l’homme. Il dit le contraire de cela : ce que nous voyons ici
(et cet ici est déjà un ailleurs) n’est peut-être pas la totalité de ce qui
existe, par delà notre monde.
Pourquoi les lois physiques qui s’effectuent
dans notre univers sont-elles si favorables à l’émergence de la vie ?
Peut-être parce que nous avons une chance inouïe dans le coup de dés initial.
C’est possible mais peu probable. Peut-être parce que Dieu en a décidé ainsi.
C’est possible mais ce n’est pas une explication scientifique, ou peut-être parce que les dés ont été jetés un grand
nombre de fois. Si on joue une fois à la roulette on a très peu de chances
de gagner, mais on joue une infinité de fois à la roulette, on est absolument
sûr que notre chiffre va sortir (et d’ailleurs une infinité de fois). Donc, il
est normal s’il y a une infinité d’univers que certains de ces univers
présentent un certain nombre de lois particulièrement bien adaptées à
l’existence de structures complexes et, parce que nous sommes nous-mêmes des
structures complexes, nous devons intégrer ce biais de sélection dans
l’évaluation des différents mondes.
d- Les Chaoïdes (Gilles Deleuze et Félix
Guattari)
Avec quoi faut-il penser le multivers ? La
science pourrait se concevoir entre autres choses, comme l’articulation du descriptif, du normatif et
du prescriptif mais ici ces pistes se brouillent un peu, et c’est ça qui est
beau. Je vais évoquer en conclusion Gilles Deleuze qui est un grand théoricien
de la multiplicité. Le multiple ne provient pas de l’agrégation des
individualités. Le multiple est premier. L’individuation se fait a posteriori.
C’est une « a posteriorité » conceptuelle. Deleuze est un de ceux qui
a osé faire face au désordre, au multiple. Il appelle l’art, la philosophie, la
science les « Chaoïdes », les filles du Chaos. Quand on évoque la
naissance des Dieux dans la Théogonie d’Hésiode, Kaos (chaos) est tout en haut.
Le chaos c’est la faille, la béance. Il faut un peu d’espace. C’est ce qui est
agaçant dans les politiques culturelles qui sont complètement centrées sur la
conservation du patrimoine. Il n’y a pas que ça. Il faut un peu d’espace pour
créer, et c’est ça le Chaos, c’est aussi cette vacuité qui permet l’émergence
de quelque chose, et cela, Deleuze l’a très bien compris avec son ami Félix
Guattari, en ayant senti que l’aspiration fondamentale de la physique n’était pas
forcément l’unité. L’art et la science sont comme des vitesses infinies qui
fonctionnent en couple par variations, par variables suivant des plans
d’immanence, des plans de référence ou des plans de composition. Nous sommes
dans une logique d’affrontement créatif. Ce qu’a voulu faire Deleuze, c’est
réussir là où Orphée avait échoué, à savoir traverser une fois de plus le
fleuve des Enfers et revenir de chez les Morts. Ce que je vous propose, c’est
peut-être d’être plus subversif que lui et de penser avec Hadès, c’est-à-dire penser au-delà de la vie elle-même sans
tenter de franchir une fois supplémentaire le fleuve des Morts.
Pour conclure, définitivement cette fois, en
empruntant une porte de sortie apparemment décontextuelle. Quand on parle de
multivers, on pense souvent à la question de la vie extraterrestre. Et nous
entendons souvent dire que la découverte d’une forme de vie extraterrestre
serait une découverte complètement incroyable, révolutionnaire, une sorte de
seuil dans l’histoire de l’humanité. C’est vrai, mais cela manifeste aussi, si
l’on y réfléchit, un cynisme proprement terrifiant, parce que ce multivers est là. La
moindre observation à la loupe dans un pré révèle des formes de vie
incroyables, sujettes à d’incessantes métamorphoses. Avec une efficacité
barbare nous sommes en train de décimer toutes ces formes de vie, ces milliards
d’année d’évolution subtile.
Cherchons, si l’on y tient, la vie extraterrestre
mais n’oublions pas non plus ce qu’est la vie « extra-humaine »,
n’oublions pas ceux avec lesquels nous partageons cette planète et que nous
avons réifiés (asservis, exploités, transformés en ressources) comme jamais
dans l’histoire. Il serait peut-être temps de les voir, et pour reprendre les
termes d’Elisabeth de Fontenay, dans un mélange d’intelligence et d’empathie,
d’entendre enfin « le silence des
bêtes » (« Le silence des bêtes - la philosophie à
l’épreuve de l’animalité » est un livre d’Elisabeth de Fontenay aux
éditions Fayard).
Questions
à Aurélien Barrau
Pourquoi avez-vous décidé de
faire ce métier ?
Je ne sais pas vraiment. La question de la vocation est souvent
reconstruite a posteriori, de façon arbitraire. La vraie réponse consisterait
dans la possibilité d’entretenir un rapport authentique avec une altérité
radicale. J’ai un énorme amour pour l’Art. Il est exactement le contraire du
divertissement, mais il y a dans le geste artistique quelque chose d’un peu
narcissique. Quand on va dans un musée, on peut pleurer devant une toile.
L’artiste reste néanmoins un alter ego, un alter ego génial, meilleur que nous,
mais c’est quand même un alter ego. C’est un homme qui pleure devant le génie
d’un autre homme. Cela reste un événement d’homme à homme. La science n’est pas
supérieure en termes de vérité, d’efficacité mais il y a en elle quelque chose
qui est différent en terme de capacité de réception d’une altérité.
Le fait que l’on retrouve le
multivers comme prolongement de plusieurs théories corroborées prouve-t-il
qu’il est incontournable ou plutôt qu’il est une facilité, une sorte de
réconfort ?
C’est un bon sujet pour ta prochaine dissertation, c’est le cœur de
tout ce dont nous avons parlé et bien sur, je n’ai pas de réponse tranchée à
apporter à cette question. Il est certain que cette idée ne peut être prouvée.
Quand bien même le multivers serait corroboré par plusieurs théories ou qu’il
émergerait comme conséquence de nombre d’entre elles, cela ne prouverait pas
qu’il est vrai, mais en revanche, on ne peut pas nier qu’il est pertinent de
l’étudier. Prenons des exemples artistiques : pensons à la révolution du
début du 20e siècle : Mondrian, Malevitch, Kandinsky inventent
l’art abstrait ou Berg, Schönberg qui inventent la musique atonale. On voit en
même temps Einstein, Poincaré qui inventent la géométrie Rietmannienne. Il se
passe quelque chose de dingue.
Si l’on évaluait la peinture abstraite avec les
canons de l’Esthétique de la peinture de la Renaissance, on ne pourrait pas
considérer que c’est de la peinture. Cela signifie que tous les champs
disciplinaires se transforment de l’intérieur d’eux-mêmes. S’il y a en ce
moment quelque chose de la praxis scientifique qui se transforme de l’intérieur
d’elle-même, il ne faut pas recevoir ces innovations de façon trop
prescriptive. Peut-être la théorie du multivers n’est-elle qu’un pétard mouillé
mais il serait dangereux de fermer cette porte avant même de l’avoir
entrouverte. Il faut cheminer un peu dans le fil de cette idée plutôt que de la
présumer irrecevable a priori parce qu’elle ne correspond pas aux cadres de la
pensée scientifique des années 60. Une telle attitude serait doublement fausse,
d’abord parce que le multivers est parfaitement conforme aux modèles reconnus
de la scientificité (Popper) et ensuite, même si ce n’était pas le cas,
« et alors ? » Tous les chantres du Popperisme radical ne se
rendent pas compte de leur naïveté, parce
que, si nous les avions suivi stricto sensu, aucune des révolutions
scientifiques n’auraient jamais vu le jour. Paul Feyerabend a beau jeu de
montrer que la rupture Copernicienne n’a pas seulement changé la considération
de l’univers qui le précédait mais les principes même qui étaient utilisés
avant lui. C’est ça une révolution, ce n’est pas que les discours qui changent,
c’est aussi la grammaire. Il faut être raisonnable. Si le multivers devenait la
Doxa, cela n’aurait plus aucun intérêt. Ce serait même dangereux. Laissons lui
plutôt son statut « Para –
Doxal ».
Que pensez-vous de la théorie
des univers gémellaires de Sakharov ?
Il va falloir faire quelque chose. Cela fait seize ans que je fais
de la cosmologie. Je n’ai jamais entendu parler de cette théorie ailleurs que
dans des conférences de vulgarisation. Donc, il faudrait que tu m’envoies un
mail, que tu me dises ce que c’est car moi, je ne sais pas. Mais on m’a déjà
plusieurs fois posé la question. Donc je vais commencer à me dire qu’il va
falloir que je trouve une réponse.
Est-il possible de connaître
l’Univers sans se raconter des histoires de mondes ? (c’est le sujet de
dissertation des classes de terminales S2 et S3)
(Rires) Non, je ne ferai pas ta dissertation à ta place :-)
Peut-on imaginer un monde
dans lequel les lois de la Physique ne s’appliqueraient pas de la même manière
que celui que l’on connaît ?
Dans la hiérarchie des multivers que j’ai énoncée, multivers qui ne
sont pas incompatibles les uns à l’égard des autres. Mais les premiers modèles
de multivers que j’ai évoqués, celui des volumes de Hubble dans l’inflation, ou
celui de la relativité générale, celui de Hugh Everett, ce sont des univers
dans lesquels les lois restent les mêmes mais les phénomènes diffèrent. Les
principes sont donc bien identiques mais du fait de la contingence des
évènements, il y a des faits divergents et si les météorites n’avaient pas mis
fin, dans ce monde, au règne des dinosaures, nous ne serions probablement pas
là.
Ca, c’est le premier niveau mais au second niveau qui est celui de la
théorie des cordes, c’est très différent. Non seulement les phénomènes
différent mais les lois aussi. Il peut y avoir des univers sans gravitation
sans lumière, d’autres sans étoiles, etc. On pourrait objecter que la théorie
des cordes devrait être la même partout qu’au-delà des principes qui varient,
il y aurait des sortes de « méta-lois » qui seraient les mêmes
partout. Certains physiciens ont proposé qu’il existe une strate supérieure de
multivers qui correspondrait à une sorte de réalisation de tous les possibles
mathématiques. Cela me gêne un peu parce que c’est trop ou trop peu. Trop car
cette strate est inventée de façon complètement « ad hoc », sans aucune
nécessité conceptuelle, donc elle est arbitraire. Trop peu parce que si on veut
aller par là, allons plus loin, pourquoi en rester aux mathématiques ?
Pourquoi pas imaginer des mondes dans lesquels les rapports entre les corps ne
sont pas régis par les lois mathématiques.
Sachant que les hommes sont
déjà ancrés dans un monde centré autour du langage visant par là à jouir d’un
certain confort, afin d’éloigner l’inconnu et le mystère, comment se fait-il
qu’ils aient pu formuler l’idée d’univers multiples ?
J’ai à peine écouté la fin de la phrase parce que j’étais déjà en
train de réfléchir à la première qui est déjà assez abyssale, donc je crois que
je ne vais pas répondre parce que c’est une question trop immense pour moi.
Mais ce que tu dis du langage est à la fois génial et extrêmement « pas
évident » en fait. Beckett disait « Je suis fait de mots mais
des mots des autres ». Le langage n’est justement jamais sa création
propre. Nous sommes faits par la langue, en partie. On ne procède que par
micro-ajustements dérisoires. Moi, quand j’ai le malheur de créer un
néologisme, je me fais engueuler par tout le monde. On me reproche de ne pas
être clair. Mais on ne fait que d’infimes violences à la langue. On a affaire à
quelque chose ici qui, comme dirait Derrida, aurait force de loi. On peut toujours transgresser la loi. Ce que tu dis
du rapport à la langue est certainement vrai mais certainement déconstructible aussi.
Je trouve que
cette question que tu évoques a peut-être sa forme la plus belle et la plus
radicale dans un petit livre de Jacob Von Uexküll qui s’appelle « Mondes
animaux et monde humain ». L’auteur se place du point de vue d’une tique.
J’adore cet exemple parce que la tique, ce n’est pas un chaton. Ce n’est pas
l’animal qui nous est a priori le plus agréable. Le livre est d’une beauté
extraordinaire parce que ce qu’il montre c’est que du point de vue de la tique,
le monde est non seulement parfait, mais surtout il est extraordinairement
riche. Penser qu’il y a peut-être d’autres univers au-delà de l’horizon est
beaucoup moins audacieux et radical que l’acte qui consisterait à se
représenter le monde de la tique qui, quand bien même il serait dénué de
langage (ce qui est très probablement le cas), n’en est pas moins très riche du
point de vue de ses attentes propres (celles de la tique). Je n’ai pas vraiment
répondu à ta question mais c’est parce que je ne savais pas le faire.
Se demander si le Big Bang
est le produit d’un mouvement volontaire revient-il à se poser la question de
savoir si Dieu existe ?
Si je mets ma casquette de Prof d’Université, je vais apporter une
réponse orthodoxe, autorisée, canonique et celle-ci consiste à dire que la
question n’a pas de sens parce que la question de l’origine du Big Bang n’est
pas une question scientifique au sens de la relativité générale.
Pourquoi ? Parce que chez Einstein, le Big Bang, c’est l’origine de
l’espace et du temps. Cette question est fondamentalement dépourvue de sens
parce qu’il n’y a pas de temps avant le Big Bang. Imaginons un explorateur qui
va jusqu’au pôle nord et qui se pose la question de savoir ce qu’il y a au nord
du pôle nord. La réponse n’est pas : « je ne sais pas ce qu’il y
a », ni « je n’ai pas trouvé où c’était ». La réponse est « ça n’existe pas ». Le nord du Pôle nord: « ça n’existe pas ». La question est mal formulée.
Mais si je retourne ma casquette de prof et mets ma casquette de
rappeur, je formule alors une réponse non autorisée qui consiste à dire que ce
que je viens juste de soutenir est complètement bidon parce que la relativité générale n’est pas utilisable
au moment du Big Bang pour une raison technique qui est que la courbure, la
densité, la température, toutes les grandeurs physiquement signifiantes ne sont
pas efficientes à ce moment là. On dit parfois que l’infini est une pathologie
de l’espace-temps mais attention l’espace-temps se porte très bien sans nous. Ce n’est pas l’espace-temps qui est
pathologique, c’est la théorie que l’on utilise pour le décrire. La
relativité ne marche plus. C’est donc une réponse claire venant d’une théorie
dont on sait qu’elle est inutilisable. Il faut chercher par conséquent une
meilleure réponse. Dans la théorie des cordes ou les autres modèles de gravité
quantique, la question de l’origine peut à nouveau être posée. Voilà une
réponse purement scientifique.
Pour le reste on connaît la réponse de Laplace à Napoléon qui
l’interrogeait sur l’absence de référence à Dieu dans son
livre : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ».
Réponse incroyablement insolente. Je ne vais pas l’utiliser néanmoins, parce
que cela ne se pose pas en ces termes. Mon sentiment là-dessus, c’est qu’il n’y
a pas de problème. Steven Warburg, un des plus grands théoriciens de la
physique des champs, un peu scientiste (il a écrit « against philosophy »),
disait qu’il était complètement impossible d’être à la fois scientifique et
croyant sauf que, malheureusement pour lui, il a eu le prix Nobel avec Abdus
Salam, physicien musulman très pratiquant. Warburg avait beau se dire que l’on
ne pouvait pas être scientifique et croyant, il a bien du se rendre à
l’évidence en voyant son éminent collègue se tourner cinq fois par jour vers la
Mecque. Il n’y a pas de problème avec ça dés lors que l’on saisit que la vraie diversité des mondes c’est d’abord
la diversité des rapports au monde. Les mondes ne sont pas donnés, ils sont
construits. Là où il y a des problèmes c’est lorsque certains mondes prennent
trop de place et deviennent prescriptifs à l’égard des autres et lorsque certaines beautés de certains
mondes sont opprimés par les préceptes des autres. C’est là qu’il y a un
problème. L’abbé Lemaître, l’inventeur du Big Bang, était un chanoine et il
était évidemment très croyant. C’était un homme de foi. Le pape commençait à
dire que le Big Bang était l’œuvre de Dieu mais c’est Lemaître lui-même qui est
allé lui dire, en substance : « Dieu : parfait !
D’accord, mais le Big Bang, ça n’a rien à voir »). C’est très beau.
Si le multivers existe, nos
actes peuvent-ils avoir encore de la valeur. Si, dans notre univers on fait un
acte que l’on considère comme mauvais, notre alter ego, dans un autre univers,
le fera, lui-même différemment donc le transformera en bien, si bien qu’au
final, notre acte aura toujours été bon quelque part. Il n’y aurait donc plus
de culpabilité.
C’est une question très intéressante. Je ne sais pas si tu fais
partie de la classe qui travaille Lucrèce mais la réponse de Lucrèce est la
bonne. Ce n’est un problème que si l’on pense de façon globale, et à la fin du
« De natura rerum », il y a une sorte de morale : les grands
mythes, Tantale, Prométhée qui se fait dévorer le foie par un vautour, Sisyphe
et son rocher, il faut y croire mais à
condition de le voir dans ce réel ci. Il n’y a pas d’arrière-monde.
L’enfer, c’est Agamemnon et ses reîtres qui pillent Troie, ce n’est pas au-delà
du Styx. Il faut jouer les épicuriens contre les stoïciens, la pensée du local
contre la pensée du global et, de façon anachronique, Montaigne contre Diderot.
Cette multiplicité des mondes ne doit absolument pas nous inciter à une forme
de laxisme au niveau local. Si tout est relatif, on pourrait faire des
meurtres, des viols, des tueries ? Bien sûr que non: c’est grave. Si on
est relativiste, cela signifie-t-il que nos valeurs ne sont pas du tout mises à
mal ? Pas du tout, cela signifie que nos valeurs sont considérées comme
construites, mais si elles sont construites, c’est qu’elles sont fragiles et si
elles sont fragiles, il faut se battre pour les défendre. Donc le risque de
faire n’importe quoi existe, mais on peut et on doit le dépasser. Il y a un relativisme intelligent au regard
duquel la possibilité de ne faire le bien que « localement »,
c’est-à-dire dans le petit univers que l’on occupe dans l’immensité du
multivers, non seulement ne diminue pas l’attention que nous investissons dans
la justesse éthique du geste mais précisément la magnifie.
Vous avez parlé de
l’espace-temps, du passé, de la difficulté, voire de l’impossibilité
d’envisager des passés alternatifs. Cette théorie peut-elle être appliquée au
futur ?
J’ai parlé d’espace-temps parce que la grande découverte
d’Einstein, c’est que l’espace et le temps sont la même chose. On ne peut pas
distinguer l’espace du temps et, selon le point de vue que l’on a, deux
observateurs ne sont pas d’accord sur l’espace et le temps dans lequel se
produisent deux évènements. Il y a plus qu’un lien, il y a une identité
fondamentale entre l’espace et le temps.
Prenons un exemple, une charge
électrique crée un champ électrique. Un courant électrique, ça crée un champ
magnétique. Dans les enceintes, les haut-parleurs, il y a des champs
magnétiques. Ce sont deux choses différentes. Imaginons maintenant un fil
parcouru par un courant. L’observateur qui est là voit donc un champ
magnétique. Imaginons maintenant qu’un observateur se déplace à la même vitesse
que le courant. Comme un courant est un déplacement de charge, si on se déplace
à la même vitesse que lui, forcément les charges ne bougent plus, donc cela
crée un champ électrique. Donc au même endroit, on peut dire que c’est du champ
électrique ou du champ magnétique suivant le point de vue. En fait, champs
électrique et magnétique sont la même chose. Ce ne sont que les deux émergences
artefactuelles d’une même opération fondamentale, de même pour l’espace et le
temps, à une différence près, c’est que dans l’espace si je bouge de là à là,
je peux revenir en arrière, mais pas dans le temps. Je ne peux pas inverser la
flèche du temps. ça, c’est quelque chose qui est plus qu’extrêmement
improbable. On peut faire plein de choses en physique, on a même fait des
modèles avec plusieurs dimensions de temps différentes, mais la seule chose que
l’on ne sait pas faire (on ne peut pas dire qu’elle est infaisable), en tout
cas on a aucune raison de croire qu’on peut la faire, c’est d’inverser le sens
du temps. On peut ralentir le temps, on peut voguer dans le futur, mais on ne
peut pas voyager dans le passé, c’est-à-dire que l’existence d’une flèche du
temps consubstantielle à l’existence d’une structure causale, c’est une chose
dont on ne peut pas se passer. Je ne sais pas si c’était ta question mais je
crois qu’il y a une asymétrie structurelle indépassable entre le passé et le
futur.
Qu’est-ce que l’objectivité,
sur notre perception et nos représentations ? C’est un questionnement
permanent, c’est-à-dire que la fonction de réflexion, elle est aussi à prendre
sur le plan de la physique : qu’est-ce que ça reflète à l’intérieur de
moi. Cette concentration de la pensée, qu’est-ce que ça reflète à l’intérieur
de moi : des émotions qui peuvent parfois limiter ma pensée ?
J’ai du mal à ne pas imaginer une réponse contextuelle. Dans les
années 70, on a connu une sorte d’euphorie post moderne avec Deleuze, Foucault,
Derrida, Lyotard, Nancy, cette idée que vous avez suggérée était extrêmement présente.
Il me semble que nous sommes aujourd’hui dans un retour de bâton extrêmement
violent. Je perçois aujourd’hui dans notre époque un désir d’objectivité non
seulement dangereux mais proprement létal pour la pensée. Non seulement chez
beaucoup de scientifiques mais aussi beaucoup de philosophes, on s’enferme dans
une sorte de « surenchère affirmatrice ». Quand je vois ce qu’est la
Philosophie des Sciences, je trouve qu’elle devient une sorte d’exégèse, de
surenchère de plus en plus radicale dans la légitimation de la primauté
scientifique. Il y a quelques jours, Alain Badiou a été victime d’un canular,
(sans vouloir défendre forcément cette pensée avec laquelle je n’éprouve aucune
affinité). Il me semble que ce canular est représentatif de cette tension
dangereuse vers cet idéal obsessionnel d’objectivité.
En plus, c’est Anouk
Barberousse que je connais bien qui est à l’origine de ce canular. Mais c’est
quand même dingue ! Qu’est-ce qu’on reproche vraiment à Alain Badiou
? D’avoir une pensée qui n’est pas tout le monde, qui est un peu subtile et
surtout qui commet le crime de lèse-majesté de mélanger les champs
disciplinaires. Anouk Barberousse écrit dans sa critique de Badiou que ce genre
de pensées prétendument savantes ou complexes est en train de « gangréner
le débat philosophique ». Je suis en strict désaccord, en toute amitié,
avec une telle affirmation. C’est même exactement le contraire qui est
vrai : ce qui gangrène le débat philosophique, ce sont toutes ces pensées
molles, nulles (je ne parle pas de la sienne extrêmement brillante) qui
consistent finalement à surenchérir sur ce qu’on savait déjà. On a beaucoup
reproché à Derrida de ne rien dire d’autre que des choses étranges, mais enfin,
ce qui n’est pas étrange présente-t-il
le moindre intérêt ? Si c’est pour dire qu’il fait plus chaud en été
qu’en hiver, il n’y aucun doute là-dessus, mais y-a-t-il besoin d’écrire un
livre pour le raconter ? Wittgenstein termine le tractatus par cet
aphorisme : « ce qu’on ne peut pas dire il faut le taire ».
Appliquons-le parfois ! Ce désir qui confine plutôt au besoin (avoir
plutôt que être) d’une objectivité radicale qui serait comme instanciée par la
pensée scientifique me semble non seulement faux, dans les faits, mais
peut-être aussi nuisible dans l’objectif.
Et pourtant, c’est vrai que cet appel vers quelque chose qui serait
une sorte d’intersubjectivité absolue est légitime. Il participe aussi d’un
geste d’humilité. Mais on ne peut pas être autrement que dans une sorte de
tension par rapport à ça. Il faut faire le pari de l’inconfort. Et, en ce
moment où la situation politique dans le monde est tout de même très difficile,
on n’a malheureusement plus le droit à la pensée subtile et cela me parait
dramatique parce que c’est exactement dans ces moments là que la subtilité est
plus que toute autre chose, nécessaire.
Il y a quelques jours, j’ai encore eu une altercation avec un ami
sur un fait divers atroce, un enfant violé et tué, ce qui a inspiré le discours
presque « habituel », malheureusement, qui consiste à
affirmer : « Evidemment je suis contre la peine de mort, sauf
dans ces cas là ! », mais c’est exactement le contraire, c’est
justement dans ces cas là qu’il faut être contre la peine de mort. Si nous le
sommes seulement, pour les voleurs de pommes, ça n’a aucun intérêt. Les grands
principes régulateurs qu’on se donne, c’est quand ils sont mis à mal qu’il faut
les respecter, qu’ils ont du sens. Pondre un état d’exception face à une
situation exceptionnelle, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire. Ce maelstrom
dans lequel on est pris en ce moment exige un peu de retenue.
Pensez-vous qu’il y ait un
rapport entre le multivers et la théorie de l’infiniment petit ?
Oui, je le crois. Quand Platon s’intéresse à la question de
l’origine du Cosmos, il décrit des mathématiques avec des formes géométriques
très complexes. Déjà, à cette époque, le lien ténu entre l’infiniment grand et
l’infiniment petit est donc sous-jacent. Si j’avais eu le temps, après la
théorie des cordes, je vous aurais parlé de la gravité quantique à boucles pour étayer le propos du multivers.
Cette théorie nous parle de ce qui se passe à l’échelle dite de Planck,
c’est-à-dire à 10 puissance - 33 cm, donc quelque chose qui est environ mille milliards de fois plus petit que ce
qu’on conçoit de plus petit à l’heure actuelle.
Et c’est précisément ça qui
est appliqué à la dynamique du Cosmos, lorsque la densité est très grande
(juste après le Big Bang). Donc je pense en effet, et c’est une pensée qui, sur
ce point, est très argumentée (ce n’est pas une intuition), que la seule
manière de connaître de manière à peu prés correcte, le macrocosme, c’est de
mieux comprendre le microcosme et un autre exemple que l’on peut donner pour
aller dans ce sens, c’est le fait qu’en ce moment l’expansion de l’Univers
s’accélère. C’est quelque chose que l’on ne comprend pas bien puisque la
gravité est attractive. Pour tenter d’expliquer cette accélération, les
physiciens qui sont mis à contribution sont des physiciens des particules donc
des physiciens de l’infiniment petit. Historiquement la plupart des
cosmologistes ont une formation de Physique des particules. Donc très
clairement : oui, la compréhension de l’infiniment grand viendra de celle
de l’infiniment petit. Ce n’est pas du tout là le discours d’une forme de
mystique comme lorsqu’on dit que les atomes suivent comme des équivalents de
cycles planétaires, etc. Ce n’est pas vrai du tout ça. C’est faux de A à Z. Ce
n’est pas une sorte de mystique des complémentarités. C’est factuel. Quand
l’univers est très dense, la seule physique des particules qui est dominante
dans cette analyse, ce ne sont pas les lois à grande échelle. Et comme c’est à
ce moment là que se « fait » l’Univers, c’est naturellement de cette
physique là (celle de l’infiniment petit) dont on a besoin pour essayer de le
comprendre.
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