(Si vous envisagez de regarder ce film, ne lisez pas
cet article qui dévoile des aspects importants de l’intrigue)
On peut sortir de la
projection de « Gladiator » en pensant avoir vu le énième
blockbuster sur le thème de la vengeance, mais ce serait beaucoup trop
réducteur et quelque chose nous retient de jeter un regard aussi sévère. Mais
quoi au juste ? Il y a dans cette réalisation, dans le scénario et dans le
casting beaucoup de cohérence. Cet ajustement n’apparaît pas nécessairement au
premier regard, probablement parce que, happés que nous sommes par le charisme
de Russel Crowe et par les scènes de combat, nous ne percevons pas tout de
suite l’arrière plan politique du film qui est pourtant intéressant.
Marc-Aurèle est le père de Commode et de Lucilia (c’est d’ailleurs la pure
vérité – « Gladiator » a repris certains éléments de l’histoire
Romaine authentique – Cela dit il est faux que Commode ait tué son propre
père). Il faut savoir (et ici encore c’est la stricte réalité) que Marc-Aurèle
est un philosophe Stoïcien. Ce qui est
vraiment fascinant dans sa vie, c’est la corrélation de l’exercice du pouvoir
politique et l’écriture de ces réflexions (pensées pour moi-même) dans
lesquelles il approfondit l’approche Stoïcienne de la vie et de la puissance. Qu’un
empereur romain se pose, une fois réfugié dans la solitude de la rédaction
philosophique, la question du véritable pouvoir, de la distinction entre ce qui
ne dépend pas de nous et ce qui en dépend (thème essentiel de la liberté
Stoïcienne) dénote une personnalité réellement hors du commun.
Mais revenons au
film : Marc-Aurèle perçoit bien le danger que représente son fils, il
demande donc à Maximus de devenir après sa mort le Protecteur de Rome,
c’est-à-dire d’assurer la transition entre son règne et la réinstallation de la
république. Devant le refus de son général, Marc-Aurèle
répond : « C’est justement pour cela qu’il faut que ce soit
toi ! »
Mais quel est cet art étrange dans la pratique duquel le meilleur est le plus démotivé ? Que faut-il que soit la politique pour que l’on n’y soit jamais plus légitime que lorsque précisément on n’y aspire d’aucun biais ? Maximus est un paysan contrarié comme on disait des gauchers auxquels on imposait avant de se servir de leur main droite pour écrire. Les batailles ne sont pour lui que des retards pris dans la récolte et dans une vie familiale qu’il souhaiterait « pleine » et continue. Maximus est un personnage droit comme les blés que sa main frôle dans ce que l’on pourrait appeler l’une des trois « ritournelles » du personnage (les deux autres étant sa manie de prendre de la terre pour combattre et le "pas encore" qui revient plusieurs fois pour remettre sa mort à plus tard).
Ce sont Deleuze et Guattari
qui ont inventé ce concept de ritournelles pour désigner ces séquences sonores,
gestuelles, visuelles, etc, grâce auxquelles nous structurons un territoire et
éloignons le chaos, la perspective de l’horreur, du désordre, de la solitude
angoissante. Cela peut-être le fait de siffloter un air ou de griffonner
quelque chose au coin d’une page. Maximus ne combat jamais sans se frotter la
main qui va tenir le glaive avec la terre du lieu de l’affrontement, comme une façon
de s’attirer déjà les faveurs du sol où vont résonner ses pas, de ne pas se
mettre à dos les « puissances du dessous » de la terre où va
s’engager la lutte. L’intimité du rapport entre ce personnage et la glaise, le
sable, la poussière, la force de croissance du sol et de l’humus est
continument soulignée dans l’action. La scène d’ouverture, est, de ce point de
vue, tout-à-fait représentative et particulièrement maîtrisée. D’abord les blés
verticaux, la main du général les effleurant de la paume, l’oiseau puis, sans
transition, l’horizontalité des lignes, des portées balistiques des catapultes,
de la ligne de la cavalerie qu’il faut « tenir », l’écrasement des
germains coincés entre deux fronts, mais aussi au-delà de cette vision
géométrique de l’art discipliné de la guerre pour les romains, ce mélange de
boue, d’arbres, de sang, de feu, d’hommes et de chevaux empêtrés dans un
bourbier chaotique d’où Rome sortira gagnante, une fois encore, la dernière
pour Marc-Aurèle. Le général est bien là dans son élément : la tourbe,
très éloigné de la représentation de la considération de l’empire conçue par
Commode et même par Marc-Aurèle, car aussi distinctes soient-elles elle n’en
sont pas moins vision pour le premier et rêve pour le second. Rome est une « Vision »
dira, en effet, Commode à sa sœur Lucillia, mais pour Maximus, c’est d’abord de
la terre, des blés, de la poussière et de la boue.
On pourrait ici évoquer, de
façon complètement décalée et anachronique le fameux tableau de
Delacroix : « la liberté guidant le Peuple ». Cette toile
aujourd’hui encensée et considérée comme le symbole même de la République
Française a d’abord été totalement méprisée par les critiques d’art.
« Pourquoi tant de saleté ? Pourquoi cette femme dépoitraillée,
vulgaire a-t-elle été choisie par le peintre pour guider cette populace
crasseuse en équilibre instable sur ce sol douteux, constitué par les corps
parfois dénudés des combattants de la « plèbe » ? C’est
seulement par la suite que ce tableau sera exhumé de l’oubli et du discrédit
pour être au contraire revêtu d’une puissance symbolique inégalable.
Quel rapport avec
Maximus ? Cette proposition de Marc-Aurèle de rétablir la République va
progresser dans l’intrigue et ce que Maximus a refusé de faire par le haut sera
finalement accompli par le bas, par la plèbe, la populace dans ce qu'elle peut revêtir de plus vil: son amour pour le sang coulant dans l'arène. L’habileté
manipulatrice de Commode, c’est-à-dire le plan qu’il avait projeté de
court-circuiter l’influence du Sénat en s’appuyant sur la plèbe par le pouvoir
des Jeux sera finalement brisé sur le sable du Colisée, par Maximus devenu
gladiateur, mais la volonté de l’ancien général n’y sera quasiment pour rien.
Lui, ne fait à partir de la mort de sa femme et de son fils que suivre
aveuglément « sa ligne de fuite ».
Ce dernier terme est encore
emprunté au vocabulaire de Deleuze. Nous pouvons situer notre vie
horizontalement. La question est alors : que faisons-nous de notre
vie ? Où allons-Nous ? Quel sens donner à notre existence ? Nous
pouvons, au contraire, l’orienter, non plus en fonction d’un horizon mais de
l’azimut, du point qui se trouve à notre verticale. Il ne s’agit plus d’aller
quelque part mais de savoir par quoi nous fuyons, comme nous le dirions d’un
vieux réservoir troué. A l’interrogation du sens de la vie se substitue celle
de savoir comment chuter ? Comment mourir ? Ce qui œuvre dans ma vie
c’est bel et bien ma mort. Comment en jouir ? Comment lui donner un plein
régime, un juste aplomb, une sobriété élégante et mutique ?
C’est sur ce point que la
cohérence du film est indiscutable et finalement assez Stoïcienne dans le
rapport que Maximus instaure avec l’événement. Il vit à plein tout ce que la
vie lui offre. Le discours de Proximo, juste avant le premier combat de Maximus
en tant que Gladiateur le remet dans la verticale de cette ligne de fuite là,
celle qu’il ne lâchera plus jusqu’à l’affrontement final. Le plan de Commode
qui consiste à mystifier la foule pour la rendre inapte au gouvernement, par
l’abrutissement du divertissement est littéralement détruit, gangréné de l’intérieur de lui-même par ce gladiateur
qui obéira exactement aux consignes de Proximo : « Gagne les
faveurs de la foule. »
L’action presque entière de
ce film peut se concevoir comme de la mort remise à plus tard, procrastinée.
Maximus n’a aucun objectif, aucune raison de vivre après la mort des ses
proches, mais la vie se manifeste à lui d’une autre façon, non pas des
objectifs à suivre mais du ressenti de vie fuyante à brûler comme on le dirait
d’une énergie qui de toute façon ne peut pas ne pas se dispenser. Evidemment la
mort de Maximus est théâtrale (même si sa façon de combattre Commode est
intéressante : puissante et peu mobile, compacte, dense, comme un golem
déjà pressé de retourner à la glaise dont il fut formé). Lucillia peut bien sur
son cadavre évoquer le rêve de Rome, Maximus n’a suivi que sa ligne de fuite.
Il n’a rien voulu, du début à la fin de l’intrigue. C’est bien plus qu’un héros
contrarié car c’est exactement dans l’acceptation Stoïcienne de cette
contrariété évènementielle et persistante à sa volonté de propriétaire fermier
qu’il devient le sauveur de Rome.
Dernier emprunt tout-à-fait appauvri et anachronique à la terminologie Deleuzienne : le devenir glaise de Maximus. Deleuze évoque en effet, ces noces avec les animaux, les éléments et les forces naturelles de certains héros de la littérature : le capitaine Achab et la baleine blanche, le vent et le personnage de Heathcliff dans « Les hauts de Hurlevent. », etc. Nous sommes tellement soucieux de nous situer comme caractère, comme destin ou comme « compte en banque » à l’égard de nos semblables que nous oublions le jeu de ces affinités plus qu’électives avec les forces qui nous entourent et nous constituent. Maximus est né sous « cette lune là », celle de la tourbe, du sol, de l'humus, et ce n’est pas l’aspect le plus anodin de ce film que de nous rappeler à la justesse verticale de cette solidarité. Si la parole d'Antigone est aussi forte contre celle de Créon, c'est qu'elle parle à partir d'une mort consentie, déjà efficiente. Il y a quelque chose de cet ordre dans l'intégrité et la densité d'attitude de Maximus. Son "devenir glaise" est aussi, dans cette perspective, une façon pour lui d'expérimenter la vie comme un possible par rapport à la réalité d'un processus de mort déjà enclenché.
Dernier emprunt tout-à-fait appauvri et anachronique à la terminologie Deleuzienne : le devenir glaise de Maximus. Deleuze évoque en effet, ces noces avec les animaux, les éléments et les forces naturelles de certains héros de la littérature : le capitaine Achab et la baleine blanche, le vent et le personnage de Heathcliff dans « Les hauts de Hurlevent. », etc. Nous sommes tellement soucieux de nous situer comme caractère, comme destin ou comme « compte en banque » à l’égard de nos semblables que nous oublions le jeu de ces affinités plus qu’électives avec les forces qui nous entourent et nous constituent. Maximus est né sous « cette lune là », celle de la tourbe, du sol, de l'humus, et ce n’est pas l’aspect le plus anodin de ce film que de nous rappeler à la justesse verticale de cette solidarité. Si la parole d'Antigone est aussi forte contre celle de Créon, c'est qu'elle parle à partir d'une mort consentie, déjà efficiente. Il y a quelque chose de cet ordre dans l'intégrité et la densité d'attitude de Maximus. Son "devenir glaise" est aussi, dans cette perspective, une façon pour lui d'expérimenter la vie comme un possible par rapport à la réalité d'un processus de mort déjà enclenché.
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