Faut-il croire en l’Homme ?
Ce qui peut, et même ce qui
doit, nous attirer dans un tel sujet, c’est l’envie de tirer au clair une
affaire « mal engagée » en ce sens qu’un énoncé formulé de cette
façon est tellement vaste et général qu’il ne veut quasiment rien dire. C’est
exactement le genre de questions qu’on pourrait imaginer à la Une de journaux
cherchant à attirer les lecteurs avec des expressions spectaculaires,
solennelles, lourdes, empesées, comme un effet d’annonce (quelque chose dont on
se dit que l’on sortira nécessairement déçu). Mais en même temps, il est
tout-à-fait intéressant que nous le percevions de cette façon car, en effet,
« croire en l’Homme » est, sans nul doute, une expression un peu
désuète. On a envie de dire que nous n’en sommes plus là, que quelque chose a
changé dans le climat, dans ce que nous attendons de l’humanité. Les
atmosphères économique, politique, sociale et écologique (l’atmosphère tout
court donc !) dans lesquelles nous vivons sont à ce point tendues que nous
n’attendons plus de l’humanité qu’elle crée les conditions idéales de la
liberté, du bonheur et du confort pour tous mais qu’elle tienne à distance la
perspective imminente du « désastre ». Albert Camus avait déjà
exprimé cette réalité à sa façon :
« Chaque
génération sans doute se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait
pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande.
Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Albert Camus en 1957
Après le 20e siècle, il y a une certaine qualité
ou « intensité » de foi en l’humanité qu’il est absolument impossible
de demander aux générations qui aujourd’hui sont en charge de construire
l’avenir. C’est probablement l’impact le plus authentique des toutes les
catastrophes dont l’homme a été à la fois l’auteur et la victime (l’esclavage,
les génocides, les guerres, les crises économiques, etc.) : au-delà de
tout ce que l’on peut dire d’un point de vue moral, nous réalisons que c’est
précisément parce que, chacune à leur manière et avec des conséquences
historiques différentes, irréductibles les unes aux autres, les doctrines qui
ont été réellement mises en application dans différents pays ont toutes abouti
à des « drames humains » que « croire en l’homme » est une
expression dont nous nous méfions à très juste raison. Robespierre, Lénine,
Hitler, Mao-Tsé-Toung, Pol Pot, etc, ne partageaient qu’une seule chose :
un certain idéal d’homme dont il s’est agi pour eux de rendre l’existence
viable, concrète, matérielle, quel que soit le prix (humain) à payer pour y
parvenir.
Nous pourrions ironiquement résumer ce « pli » de
toutes les réformes ou révolutions politiques, sociales et économiques qui ont
été tentées de la façon suivante : « Les hommes ne sont jamais tant persécutés, asservis, écrasés,
humiliés que pour leur « bien », c’est-à-dire qu’au nom de ce qui, à
un certain moment de notre histoire et dans certains pays, est considéré comme
« la conception idéale de ce qu’un humain doit être » :
libre et « égal » pour Robespierre, Aryen pour Hitler, Communiste
pour Lénine, Mao Pol Pot, etc. De ce fait, la question se pose de savoir dans
quelle mesure il ne serait pas préférable de cesser de considérer l’humanité
comme un matériau « constructible », perfectible, comme la matière
première de ce travail incessant visant à donner à l’être humain sa dimension
supposée authentique, parfaite, accomplie. Y-a-t-il vraiment quelque chose ou
quelqu’un à incarner dans cette notion d’être « humain » ? Faut-il forcément, qu’en tant qu’humains,
nous ayons à être autre chose que ce que nous sommes effectivement,
matériellement et surtout présentement en train d’être ?
(il faut toujours ramer à
contre-courant de la façon habituelle que nous avons de recevoir une
question : non pas en réfléchissant à une réponse, mais en saisissant les
présupposés de son énoncé, c’est-à-dire ce qui est sous-entendu dans le fait
même de poser la question. Dans ce sujet : « Peut-on croire en
l’homme ? », il est sous-entendu que « croire en l’homme »
est une expression qui a d’emblée du sens, ce qui n’est pas le cas. Il n’y a
pas à croire en l’homme puisque, de fait l’homme « est ». Dieu, à
l’inverse est un être dont l’existence est en question. Croire en Dieu est donc
une formulation dont nous voyons d’emblée à quoi elle correspond. On mesure
ainsi clairement la nature fondamentalement paradoxale de tout sujet de
Philosophie : c’est justement parce que le sens de l’expression
« croire en Dieu » ne pose pas de problème, parce qu’elle a du sens,
que la question « faut-il croire en Dieu ? » ne pourrait en
aucune manière faire l’objet d’une dissertation philosophique. Inversement,
c’est précisément parce que l’expression « Faut-il croire en
l’homme ?» est problématique, confuse, peu claire qu’elle peut être
l’objet d’une vraie réflexion, en Philosophie. Ce que nous devons explorer,
questionner, ce n’est pas du tout la possibilité d’une réponse positive ou
négative, ce sont les différentes possibilités de donner du sens à la question.
Évidemment le
« faut-il » est également à prendre en compte : est-ce
un impératif et surtout de quelle nature ? Anthropologique, moral ou
téléologique (telos, en grec : le but, l’objectif) ? Avons-nous des
raisons objectives de penser qu’il faut croire en l’homme ? Est-ce un
devoir moral ? Est-ce nécessaire pour donner du sens à nos actions, à
notre vie ? Pour que je produise quelque chose, pour que j’active quelque
chose de mon propre chef, d’un point de vue personnel, est-il nécessaire que je
crois à une sorte de plan, de cadre, de « fond d’écran » humain à
l’intérieur duquel mon acte, aussi petit soit-il s’inscrira, prendra vraiment
sa dimension authentique ?
Quelque chose, petit-à-petit,
se dessine qui est de l’ordre du « feuilletage ». Dans cette toute
petite question, des strates commencent insensiblement à percer, à s’étager, à
se chevaucher, à croître. Nous saisissons la puissance de germination du sujet,
d’implication et de déploiement de toutes les dimensions contenues dans
quelques mots, plus précisément de leur mise en rapport. Quelque chose, à cet
instant, se joue de vraiment crucial, quelque chose qui distinguera, dans
l’esprit de tout correcteur de Philosophie, le bon candidat du mauvais, car
c’est là que le mauvais se décourage et que le bon comprend qu’il est vraiment
sur la bonne voie, à condition d’essayer de maintenir un souci de clarté dans
la confusion nécessaire de toutes ces perspectives qui soudainement prennent corps.
Cela s’appelle « faire un plan ».
« Croire en
l’homme » peut se comprendre en plusieurs sens. Que l’espèce humaine
existe ne fait évidemment aucun doute mais la ligne de partage génétique est
plus que poreuse par rapport aux autres espèces animales et Darwin a
considérablement ébranlé le présupposé de notre existence générique originelle.
Croire en l’homme est une expression qui prend un sens dés lors que nous la
posons d’un point de vue éthologique, tout simplement parce que nous réalisons
que l’être humain est finalement un « passage », un moment dans
l’évolution des espèces, « un singe nu » comme le dit Desmond Morris.
Mais précisément, selon
Rousseau, l’homme est cet être qui se distingue de l’animal par sa
perfectibilité :
« Mais, quand les difficultés
qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur
cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très
spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de
contestation c'est la faculté de se perfectionner; faculté qui, à l'aide des
circonstances développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous
tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de
quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans,
ce qu'elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul
est-il sujet à devenir imbécile ? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son
état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien
non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme, reperdant par la
vieillesse ou d'autres accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait fait
acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous
d'être forcés de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée,
est la source de tous les malheurs de l'homme ; que c'est elle qui le tire, à
force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des
jours tranquilles et innocents ; que c'est elle, qui faisant éclore avec les
siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la
longue le tyran de lui-même, et de la nature. »
En l’homme, nous ne pouvons que croire parce qu’il est de la nature même de son être de ne jamais demeurer ce qu’il « est ». Quelque chose des malheurs et des dommages dont il est à la fois l’objet et l’origine s’explique ici dans la mesure où, perfectible par nature, il a « quelque chose à être », sans être naturellement voué à le devenir.
Que l’homme soit naturellement
perfectible suppose qu’il n’est fondamentalement rien mais potentiellement
tout, comme nous pourrions le dire d’un « animal en puissance
d’être ». Faut-il croire en ce potentiel ? Comme nous l’avons dit, la
réponse est nécessairement : « oui » dans la mesure où la
croyance, la confiance, le crédit constituent finalement l’aune
d’investissement, d’implication de tout potentiel. Le fait d’être homme se
nourrit de la croyance en ce devenir, en cette puissance, en ce vecteur de progrès,
en cette ligne ténue, toute en variables, mais Rousseau n’élude pas ses
critiques et juge finalement de façon très négative cette perfectibilité qui,
selon lui, nous est propre : « c'est
elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses
vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la
nature. »
Ce sont là toutefois deux
perspectives différentes : il y a d’un côté le fait de croire que la
notion d’être homme désigne vraiment quelque chose, un substrat, une réalité,
ou une efficience et, de l’autre côté, la question de savoir si le chemin tracé
par l’homme est moralement « bon », juste, « droit », thèse
qui semble aujourd’hui impossible à
soutenir. La religion apparaît, dans cette optique, comme la tentative
ancestrale, originelle en un sens, alimentant en l’être humain, via Dieu, la
croyance d’être quelque chose et d’avoir quelque chose à faire, d’avoir
incessamment un devoir-être à poursuivre. « Il faut sauver le soldat
humain » : telle pourrait être « l’ordre de mission » des
trois monothéismes. Emmanuel Lévinas n’hésite pas à évoquer l’athéisme du
judaïsme, non pas en ce sens que cette religion nierait l’existence de Dieu
(c’est plutôt quelque chose qui pourrait se concevoir dans le Bouddhisme :
le refus de toute transcendance), mais plutôt dans la mesure où dés la genèse,
Dieu rompt le lien qui l’unissait à l’humanité, précipitant l’avènement d’une
créature n’ayant dés lors plus d’autre possibilité que de désensorceler son
rapport à un monde, qu’il lui revient de plein droit d’utiliser, d’habiter,
d’humaniser, de ramener à une société humaine au sens éthique de ce
terme :
"Ramener le sens de toute
expérience à la relation éthique entre les hommes - faire appel à la
responsabilité personnelle de l'homme, dans laquelle il se sent élu et
irremplaçable, pour réaliser une société humaine où les hommes se traitent en
hommes. Cette réalisation de la société juste est ipso facto élévation de l'homme à la
société avec Dieu."
C’est
exactement comme si Emmanuel Lévinas justifiait le « détour par
Dieu » par la nécessité religieuse (et paradoxalement athée) pour l’homme
de croire en l’homme. Dieu est présent dans la rencontre du visage de l’autre,
dans le décalage qui s’y impose, dans l’irréductibilité de sa personne à toutes
les velléités de chosification, de limitation, de globalisation. En ce sens,
Dieu peut se ramener à l’effet de transcendance du « Il faut ».
Croire en l’homme, c’est ce qui, de fait, se décrète à partir du visage de
l’autre homme, mais cet écrasement de l’individu par l’humanité de l’autre
homme, ce commandement qui se tisse dans les traits de toute visagéïté, de tout
vis-à-vis, et non de tout tête-à-tête, c’est précisément ce dont l’asymétrie
même induit la transcendance. Nous pouvons ne pas croire en l’homme puisque
tous les hommes ne respectent pas l’avertissement du visage de l’autre homme,
mais nous ne pouvons pas ne pas croire en Dieu qui s’impose dans l’efficience
physique de cet avertissement du visage.
Quelques
remarques de pure méthode : le sujet commence vraiment à se révéler à
nous, à déployer l’éventail de toutes les possibilités de traitement :
nous sommes passés d’une perspective anthropologique ou éthologique avec
Rousseau à une optique plus religieuse avec Lévinas, lequel nous permet maintenant
d’évoquer le point de vue moral (Kant). Nous avons également évoqué la question
téléologique, celle de la finalité, ce qui nous amènera assez logiquement à
l’interrogation sur le sens : indépendamment des actions humaines, la
croyance en l’homme ne s’imposerait-elle pas de l’efficience même de
l’action : l’humain nous serait « assigné » comme
intentionnalité et non en tant qu’objectif ? Il importerait davantage que
nous croyions en l’homme en agissant plutôt que nous réalisions effectivement
quelque chose de l’homme en ayant agi. Cette
dernière idée est encore imprégnée de la morale Kantienne : la bonne
action est celle qui est animée d’une volonté bonne, c’est-à-dire de la forme
même de la loi, de l’impératif catégorique.
« Une chose est en tout cas certaine :
c’est que l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se
soit posé au savoir humain. […] L’homme est une invention récente dont
l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la
fin prochaine. Si ces dispositions (les
dispositions propres au savoir moderne) venaient à disparaître
comme elles sont apparues […] alors on peut bien parier que l’homme
s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. »
N’est-ce pas exactement de cet effacement dont il a été
question récemment dans le propos d’Aurélien Barrau lorsque il a évoqué le
principe anthropique dans une conférence consacré au multivers ? Les
conséquences de l’inflation cosmique, de la relativité générale, de la
mécanique quantique nous confrontent de différentes façons à un
désanthropocentrisme radical.
Nous pouvons toujours croire que Dieu a fait le monde pour nous, nous l’envisageons dans l’efficience même d’un travail scientifique dont la rigoureuse et rationnelle humilité n’exclue pas, à la manière de Bartleby (« I would prefer not to ») la réalité de ce qu’Aurélien Barrau appelle la structure d’une « méta-diversité ». Reprenant son exposé, nous ne pouvons qu’adhérer à l’efficacité presque purement logique de ce raisonnement : que des structures complexes comme le sont aujourd’hui les êtres humains existent est un fait qui peut s’expliquer par ce que nous pourrions appeler un bon tirage dans la « loterie cosmique », ou bien par la volonté de Dieu, mais aussi par l’infinité des tirages ou des lancements des dés. Tout s’explique quand toutes les possibilités changent de statut et deviennent réelles. Ce n’est pas parce que l’homme « est » que l’univers existe, mais parce que toutes les versions "sont" que l’être humain s’intercale dans leur inextricable foisonnement, comme une maille dans l’efficience rhizomique et exhaustive d’un continuel tricotage.
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