" Trouver une forme
d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et
les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse
pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. " Tel est le
problème fondamental dont le contrat social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont
tellement déterminées par la nature de l'acte que la moindre modification les
rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être
jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout
tacitement admises et reconnues ; jusqu'à ce que, le pacte social étant violé,
chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle,
en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses bien entendues se
réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec
tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant
tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour
tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l'aliénation se faisant
sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle ne peut l'être et nul associé
n'a plus rien à réclamer : car s'il restait quelques droits aux particuliers,
comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le
public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt
l'être en tous, l'état de nature subsisterait et l'association deviendrait
nécessairement tyrannique ou vaine.
Enfin chacun se donnant à tous ne se
donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le
même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd,
et plus de force pour conserver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pacte social ce
qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants :
Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême
direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre
comme partie indivisible du tout.
À l'instant, au lieu de la personne
particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps
moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix,
lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté.
Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres
prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de
corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif,
Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À
l'égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et
s'appellent en particulier citoyens comme participants à l'autorité souveraine,
et sujets comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent
souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer
quand ils sont employés dans toute leur précision.
(C’est dans le
chapitre 6 et 7 du livre 1 du « Contrat social » que Jean-Jacques
Rousseau décrit le plus clairement le concept et le rôle de l’Etat. Entre
chaque paragraphe, quelques lignes en italique essaient de rendre plus
accessible la pensée de l’auteur)
" Trouver une
forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à
tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant.
" Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la
solution.
Mais quel est le
problème ? C’est la première phrase du Contrat
Social : « Partout l’homme est né libre et partout il est dans
les fers (c’est-à-dire en prison). » Rousseau écrit ce livre pour essayer
de trouver une solution à cette contradiction qui se trouve être l’origine de
cette situation d’assujettissement des peuples à des tyrans ou à des
monarques. La liberté totale dont nous
jouirions dans l’état de nature ne nous est pas accessible. Pour autant, faire
de la sécurité, comme le soutient Hobbes, l’objectif fondamental et exclusif de
toute existence humaine collective n’est pas non plus, selon Rousseau, la
solution (car l’excès de sécurité va tuer la liberté individuelle). Tout le
problème est donc là : il faut en effet que la sécurité du citoyen soit
garantie mais pas au prix de la liberté de l’homme. C’est à cela que doit servir
l’Etat : incarner une puissance publique capable de protéger la personne
et les biens de chaque contractant et faire en sorte qu’obéir à l’Etat soit
pour le citoyen une « autre » façon de n’obéir qu’à lui-même,
autrement dit concevoir un dispositif au sein duquel la volonté de chaque
membre de la collectivité ne serait pas contrainte, aliénée par l’exercice de
l’Etat.
Bien qu’ici Rousseau
ne fasse que formuler le problème, l’une de ces formulations fait déjà signe de
la solution qu’il va préconiser : « chacun s’unissant à
tous ». L’objectif est bel et bien de trouver une forme d’association.
Nous sommes privés de liberté lorsque, comme un esclave, il nous faut nous
soumettre aux ordres de quelqu’un. Mais si l’instance à laquelle nous devons
obéir est un « Tout » anonyme qui « représente » la volonté
de tous les citoyens, alors le peuple n’obéira qu’au peuple, sans qu’à aucun
moment un homme en particulier ait pu imposer sa volonté propre. C’est
exactement comme si l’exigence absolue de soumission du citoyen à l’Etat,
c’est-à-dire l’aliénation TOTALE des membres de la collectivité à l’Etat se
légitimait par la totalité « chiffrée » de tous les citoyens de cet
Etat. La nature inconditionnelle de l’obéissance se justifie par la totalité
quantitative induite par la notion même d’Etat, lequel se doit d’incarner une
puissance publique, anonyme et abstraite au sein de laquelle toutes les
volontés particulières ne peuvent que se
reconnaître, parce que c’est en cela que consiste un contrat : un
pacte d’adhésion par le biais duquel chacun des contractants ratifie l’acte de
son adhésion à un Tout auquel il donne tout, parce qu’il se reconnaît dans ce
Tout et jouira ainsi de la certitude qu’aucune loi édictée et appliquée par
cette puissance ne sera jamais détournée de son origine qui se trouve être sa
volonté particulière (mais justement en tant que le contrat aura fait d’elle la
volonté générale). C’est d’un seul et même mouvement que le citoyen jouit de
tous les droits inhérents à son statut de membre et s’engage à se soumettre à
tous les devoirs induits par ce nouveau statut. On ne saurait en effet profiter
de tous les avantages d’être une partie d’un Tout sans respecter les impératifs
imposés par ce Tout, et d’ailleurs cela
sera parfaitement contradictoire puisque nous sommes ce Tout. Ne pas être
maître de soi, c’est bien cela l’aliénation au sens de folie. Il n’existe pas
d’autre moyen de s’appartenir à soi-même au sein d’une vie collective et
sociale que de passer par ce processus abstrait au terme duquel notre volonté particulière
devient « LA » volonté générale.
Les clauses de ce
contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte que la moindre
modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu'elles
n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les
mêmes, partout tacitement admises et reconnues ; jusqu'à ce que, le pacte
social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa
liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y
renonça
Les termes de ce
contrat sont compris dans sa « nature ». Qu’est-ce que cela veut
dire ? Que nous ne sommes pas en train de parler d’un contrat parmi tant
d’autres (contrat de travail, de location, etc.), mais de cela même que désigne
l’acte de « contracter ». Nous évoquons le contrat
« archétypal », le contrat originel, celui-là même qui sert de modèle
à tous les contrats ultérieurs. Le contrat de cette association qui va donner
naissance à l’Etat, c’est finalement celui que ratifie la fibre associative à partir de laquelle être homme devient une
expérience communautaire. En d’autres termes, ce contrat ne se réduit pas à
instaurer un certain type d’association, il est la structure même de ce que
s’associer « est ». Voilà pourquoi il est aussi fragile et précieux.
Quiconque affirme : « je suis en désaccord avec ce
contrat » dit en d’autres termes : « je ne souhaite pas
« faire groupe » avec l’humanité » (on peut ne pas souhaiter
s’associer au collectif des joueurs de pétanque de son village, notamment si on
ne joue pas aux boules, mais cela n’a (vraiment) rien à voir avec ce contrat
là : premier, fondamental, déterminant). Quelque chose de la primauté de
ce contrat fait écho avec son évidence. C’est ce qui rend compte de ces deux
principales caractéristiques : l’universalité et l’efficience silencieuse.
Il n’a pas besoin d’être écrit pour être ressenti. Il est un champ de présence
humaine qui rend strictement viable l’existence du contrat mais que
l’efficience de cette modalité de présence contractuelle soit rompue et
« tout » est fini, ce « tout » étant à prendre en ces deux
sens : a) le tout de l’aventure collective humaine et b) la totalité des
volontés particulières des citoyens composant l’Etat.
Rousseau nous fait
ainsi parfaitement comprendre de quoi il est question ici : nous ne sommes
pas en train de réfléchir à une conception de la nature du corps politique
parmi tant d’autres, nous évoquons la seule possible, le fond à partir duquel
d’autres modalités d’association pourront s’envisager. Il s’agit bien de
modéliser ici le seul cadre d’entente à une vie humaine socialisée possible.
« Mais pourquoi ? » pourrait-on lui demander. Il répondrait
qu’aucune société humaine ne pourrait voir le jour sans garantir la liberté des
citoyens, et c’est bien là ce qui le distingue profondément de Hobbes. La clé
de voûte de la nécessité pour les hommes de contracter n’est pas de survivre
(sécurité) mais d’échapper à l’aliénation (liberté), d’exister. Il n’existe pas
ici pour Rousseau de 3e voie : soit nous vivons dans l’Etat de
nature et celui-ci n’est pas aussi négativement connoté qu’il l’est pour Thomas
Hobbes, soit nous contractons dans le cadre décrit ici d’une souscription
inconditionnelle à une volonté générale définie par la totalité des volontés particulières
des citoyens de l’Etat.
Ces clauses bien
entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque
associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun
se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant
égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
Rousseau répond ici à
une question essentielle : si tout contrat repose sur l’égalité des
contractants, il est possible d’inverser la relation en définissant l’égalité
comme l’enjeu même du contrat, ce qui signifie, une fois de plus, que ce
contrat revêt une dimension première, originelle. Ce que ce contrat instaure,
c’est la possibilité même qu’il y ait contrat. C’est la raison pour laquelle il
faut qu’il soit absolu, inconditionné. Rien ne le justifie excepté lui-même.
Puisque il s’agit de n’être contraint par personne, la solution est de se vouer
sans réserve à l’intérêt général, de ne rien garder pour soi. L’Etat n’est pas
une personne, il est un Tout, une instance dans laquelle les intérêts
particuliers se dissolvent entièrement.
Que nous puissions concevoir l’idée
d’un intérêt commun prouve a) que nous avons une Raison b) que nous ne sommes
pas esclaves des pulsions qui nous engagent à faire primer notre intérêt propre
sur celui des autres c) que nous pouvons accéder grâce à cette notion à la
réalisation d’une égalité de fait : comprenant que je suis une partie qui
doit tout à l’ensemble dont je ne suis qu’une composante, je réalise l’égalité
de condition de toutes les autres composantes. Mon prochain devient mon
équivalent. Je perçois bien que nous ne sommes pas pareils, mais l’Etat impose
un rapport hiérarchique du Tout à chacune de ses parties par le biais duquel
s’instaure de plein droit une égalité de statut. La condition garantissant à
chaque citoyen la jouissance de ses droits, c’est qu’il n’en ait aucun à
l’égard de l’Etat. Aucun individu n’ayant de droit particulier à faire valoir
par rapport à l’Etat, ce dernier pourra gratifier chacun de ses membres des
mêmes droits. En d’autres termes, nous pourrions dire que ce n’est jamais en
tant que je suis moi que j’ai des droits dans un Etat, mais toujours parce que
je suis « autant qu’un autre ». Toute relation à la notion d’Etat
nous impose ce que nous pourrions appeler une considération quantitative de
soi-même par le biais de laquelle chaque membre perd toute substance, toute
singularité, toute revendication à un statut d’exception, toute idiosyncrasie
(tempérament propre à un individu).
De plus, l'aliénation
se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être et nul associé n'a plus rien à
réclamer : car s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y
aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun
étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l'être en tous,
l'état de nature subsisterait et l'association deviendrait nécessairement
tyrannique ou vaine.
Il existe donc bien un
rapport hiérarchique univoque (qui va dans un seul sens) entre l’Etat, le Tout
et chacune de ses parties (les citoyens) mais cette domination n’est jamais
celle de « quelqu’un ». Raison vient du latin « ratio » qui
signifie mesure, calcul. En ce sens, faire preuve de raison c’est
nécessairement ramener ce sentiment profond, existentiel, sensible en vertu
duquel nous sommes le seul à ressentir la vie de cette façon à une évidence qui
contredit radicalement cette unicité. Il me faut bien reconnaître qu’en tant
que citoyen, je ne suis qu’un parmi les autres, une partie anonyme du tout. Il
existe donc une dimension de ma vie purement comptable, anonyme, quantitative,
abstraite au cœur de laquelle je n’ai rien à faire valoir de particulier, de
spécifique. Je me confonds totalement avec les autres citoyens de cet Etat
parce que je partage avec eux une égalité de statut, et c’est exactement cela
qui fait de chacun de nous des associés. Si nous refusons cette dimension, nous
consentons à l’existence irrationnelle qui sévit dans l’Etat de nature.
Comprendre la conception de l’Etat selon Rousseau, c’est d’abord saisir ce fond
d’aliénation sans réserve sur la base duquel s’articule la liberté de chaque
citoyen. Le seul moyen de n’être aliéné par personne en particulier, c’est de
l’être par tout le monde en général, étant entendu que ce « tout le
monde » désigne une personne morale et pas une personne physique. Comme
chacun de nous est aussi « tout le monde », être aliéné par tout le
monde c’est logiquement être aliéné par soi-même, ce qui définit une certaine
forme, certes restreinte mais néanmoins opératoire, de liberté. Ce que
l’existence collective nous impose c’est une médiation, celle qui nous fait
passer du statut de volonté particulière à volonté générale. Il faut donc tout
donner à l’Etat, parce que si nous gardions quelque privilège, si nous nous
accordions quelque droit d’exception, l’absence de décisionnaire humain
au-dessus de nous nous laisserait toute liberté pour déterminer et empiéter sur
la vie des autres. Ce point est fondamental : chacun s’estime le maître de
soi : j’ai le droit de décider pour moi de ce qui ne concerne que moi,
mais Rousseau définit cette relation de maîtrise de soi comme fondamentalement
perverse, tentée d’exercer sur la personne physique des autres le même pouvoir
que celui dont nous nous estimons investi à notre endroit, si bien qu’il n’est
pas jusqu’à ce pouvoir même qu’il convient de confier à l’état. C’est bien ce
qu’il convient d’entendre par aliénation totale : entre moi et moi il y a
le médiateur de l’Etat.
En d’autres termes, aucun de nous ne s’appartenant à
lui-même, chacun de nous s’appartient « un peu » à soi. Est-ce
contradictoire ? Non, c’est exactement comme si nous confions à l’état le
droit de disposer pleinement, physiquement de nous-mêmes (tel que nous
l’aurions dans l’état de nature) et que l’état nous le rende mais relativement et quantitativement. On
pourrait dire très concrètement que c’est exactement ce qui se passe quand un
citoyen entre et sort de l’isoloir. Il entre investi d’un pouvoir de décision
qui va s’exprimer par le vote et il sort dépendant du scrutin qui sortira des
urnes, par rapport auquel il n’aura plus le moindre droit de réclamation. Il
faut tout donner à l’Etat parce que l’Etat est l’incarnation de cette totalité,
mais il est évident que ce que cela implique c’est que la volonté particulière
de chaque citoyen elle sera « désincarnée ».
Enfin chacun se
donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur
lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent
de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.
Ce passage est
probablement le plus déterminant du chapitre 6. Il suppose que nous ayons
parfaitement assimilé le rapport entre cette puissance publique dont il est
question depuis le début et tous les citoyens. L’Etat ne désigne pas l’addition
de tous les citoyens qui le composent mais leur fusion, leur intrication totale
dans « UN » concept. L’Etat français n’est pas composé de 66 millions
de volontés particulières, mais de 66 millions de personnes ayant consenti à se
confondre dans une seule voix. C’est un « tout en un ». Dés lors,
c’est une seule et même chose de soutenir que j’ai tous les droits sur tous les
autres et que je n’en ai pas le moindre sur qui que ce soit. Le champ de l’espace
public, comme par un coup de baguette magique, annule l’opposition sémantique
entre le Tout et le Rien : je ne suis contraint par Rien dés lors que je
le suis par Tout, car Tout, ce n’est personne.
L’Etat, c’est exactement la ruse
d’Ulysse avec Polyphème, la falsification en moins, car l’Etat n’est
effectivement Personne, et le propriétaire terrien russe qui soutiendrait que
l’Etat, pendant la révolution, lui a
volé ses biens pourrait tout aussi bien dire que personne ne lui a volé ses
terres, puisque désormais elles profiteront à tout le monde, via l’Etat. J’ai
tous les droits sur mon prochain, en tant que je fais partie de l’Etat, mais
pour la même raison je n’en ai aucun car je dois tout à l’Etat, ce qui fait de
mon prochain mon équivalent dans la mesure où il est dans la même situation que
moi : rien en tant que citoyen, tout en tant que membre de l’Etat. Je ne
suis, en tant que citoyen, soumis à personne, parce que je dois tout à tout le
monde et ce que je gagne : une protection sans limite est à la hauteur de
ce que j’y perds : l’exercice de ma liberté particulière. Le secret de la
rhétorique de Rousseau réside ici dans la substitution d’une signification
quantitative de la notion de totalité à une signification qualitative. Je ne
dispose d’aucun pouvoir sur rien ni personne, et pas même moi, parce que je
fais partie intégrante du pouvoir de tous sur chacun. Je me débarrasse de ma
totale liberté physique pour être gratifié d’une totale liberté comptable, sauf
que dans ce dernier cas la liberté totale désigne la liberté du Tout dont je ne
suis qu’une partie. Dans le premier cas je suis totalement libre, dans le
second, je participe de la liberté de l’Etat d’être Tout, et comme l’état n’est
pas une personne physique, personne n’en profite pour me soumettre.
Si donc on écarte du
pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux
termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa
puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons
en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.
Trois termes se
détachent de ce passage : « Mettre en commun / Volonté
générale / Indivisible ». Si nous allons jusqu’au bout de ce que
« contrat » veut dire, nous ne pouvons pas éviter la référence à la
« mise en commun ». Nous formons une communauté et celle-ci ne
s’entend pas dans une demi-mesure. Nous donnons tout au fait de former un
groupe. Nous renonçons à l’expression de toute volonté particulière, en tant
que citoyens. Ce qui naît de cette renonciation est ce « monstre » de
la « volonté générale », monstre en tant qu’artificiel, comme le
Léviathan de Hobbes, mais contrairement au philosophe anglais, monstre aussi en
tant que suprême garant de la liberté du peuple. Autant le citoyen gagne sa vie
en adhérant au pacte, pour Hobbes, autant il y conserve sa liberté pour
Jean-Jacques Rousseau. « Nous recevons, en tant que corps, chaque membre
comme partie indivisible du tout. » Comment nous représenter concrètement
le corps monstrueux de l’Etat ? Cela ne peut être l’addition de tous les
corps des citoyens, une sorte de contenant dans lequel chacun viendrait
distendre l’espace élastique de l’Etat avec l’amplitude de sa carrure physique.
L’état est abstrait, conceptuel bien que disposant du pouvoir physique de
contraindre par la force publique. C’est un corps invisible, insituable, moral,
indivisible, doté du pouvoir de s’insinuer en chaque citoyen comme la
considération comptable de son appartenance à ce grand tout.
Peut-être la
meilleure illustration de ce monstre est-elle à chercher du côté du chœur dans
les tragédies antiques. Celui-ci était chargé de présenter les situations au
public, d’exprimer directement les remarques de l’auteur ou de suggérer à
l’auditoire les réactions idéales attendues par la réalisation de telle ou
telle scène. Il pouvait également symboliser le rôle de la population de la
ville dans laquelle était censée se dérouler l’action. En d’autres termes, dans
le chœur et par lui, s’instaurent les cadres, les repères sur le fond desquels une
action théâtrale peut s’inscrire, déployer une narration, développer une
histoire. Le chœur c’est ce qui rend audible les réparties des acteurs, lisible
le déroulement de l’intrigue. Il est également impersonnel puisqu’il n’incarne
aucun personnage et se compose de plusieurs figurants. Il est bien là présent
sur la scène mais il n’y est à proprement parler « personne » et nous
pourrions dire que, tout en étant sur scène il ne s’intègre pas à la fiction
théâtrale. La prise de parole du Chœur ne peut se concevoir à partir d’un
« je », pas davantage qu’un « on ». Ce serait plutôt un
« il » impersonnel comme lorsqu’on dit qu’il pleut ou qu’il fait
soleil.
À l'instant, au lieu
de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association
produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée
a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et
sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes
les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de
République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand
il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses
semblables. À l'égard des associés ils prennent collectivement le nom de
Peuple, et s'appellent, en particulier, citoyens comme participants à
l'autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l'État. Mais ces
termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de
les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.
En tant que citoyen, nous n’avons de
moi que confondu à ce « moi commun » qui n’est pas l’addition de
toutes les volontés particulières des contractants, mais leur union. L’Etat est
une personne morale et non physique, il naît du contrat d’association :
son anonymat, son abstraction, son impersonnalité sont fondamentaux et font
partie intégrante de sa puissance. Nous avons tous déjà entendu ses
expressions : la fonction publique, les services publics, « le sens
de l’Etat » : peut-être avons-nous du mal à leur donner un contenu
précis, principalement quand nous sommes confrontés aux pesanteurs de toutes
les administrations des organismes publics, mais en même temps, ce flou, voire
cet esprit critique un peu facile nous font perdre de vue que ces services
rendus par l’Etat à ses administrés maintiennent un accès gratuit et libre aux
soins, à l’éducation, aux transports, et, plus encore que cela, qu’ils vont
jusqu’au bout de ce qu’induit la notion d’« intérêt général ». Si ce
terme semble aussi vide de sens à autant de nos concitoyens, n’est-ce pas parce
que l’idée même d’un intérêt général ne bénéficie aujourd’hui que d’une très
faible résonance ? Rousseau nous invite ici à rebrousser chemin pour
réaliser qu’il en va finalement de cette ancestrale décision conduisant les
hommes à se regrouper dans des cités. L’humanité aurait peut-être pu,
contrairement à ce que dit Aristote, ne pas s’associer mais c’est ce qu’elle a
choisi et cette direction pose comme une donnée première de cette union la
notion d’intérêt public, de volonté générale.
Ce passage se clôt donc
opportunément par la définition précise de termes que l’on a tendance à
confondre. Toute population regroupée dans un même lieu et cadrée par un ensemble
de lois identiques constitue une cité, une res publica, c’est-à-dire une chose
publique. Ils ne peuvent faire partie de la même cité ou nation sans se définir
par un intérêt commun qui crée par la même une identité légale commune. Le
corps politique ainsi créé est un Etat, en ce sens qu’il acquiert une
stabilité, un équilibre, une assise en tant que tel. Quand ce corps décide, il
est considéré comme souverain, c’est-à-dire autoritaire (l‘Etat est la seule
entité s’appartenant politiquement à elle-même de plein droit – La souveraineté
dit cette maîtrise). C’est cette unité qui constitue une puissance par rapport
aux puissances étrangères. La force née de la multiplicité des contractants
constituant l’ensemble de la population de l’état est appelée « peuple ».
Chaque membre de cette collectivité est appelé « citoyen » en tant
qu’il fait partie intégrante du principe de décision de la République
(souveraineté) et sujet en tant qu’il a à s’y soumettre. Cela signifie qu’en
chacun des membres de la République, la personne physique et morale doit, en
elle-même, distinguer la part qui tient du citoyen et celle qui tient du sujet,
la seconde étant maintenue dans l’obligation de se soumettre à la première (les
représentants de la force publique se chargeront de ramener le
« sujet » dans le cours de cette obligation s’il se risquait à
l’oublier)
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