(Si vous ne connaissez pas ce film et si vous projetez de le voir
prochainement, ne lisez pas cet article qui dévoile des éléments déterminants
de l’intrigue)
La beauté peut-elle être connotée selon les
pays, les civilisations, les cultures ? Est-il possible d’affirmer qu’il y
a une beauté américaine, européenne, orientale ? Evidemment : il n’y
a pas besoin de voyager énormément pour constater la relativité des critères du
beau en fonction des us et des coutumes d’une nation ou d’un continent.
« American beauty » interroge précisément cette détermination
culturelle des critères de la beauté dans la double perspective du désir et du
bonheur. Ce n’est pas du tout de la beauté des œuvres d’Art dont il est
question ici mais de cette aura de la beauté standardisée qui, presque
inconsciemment, magnétise nos fantasmes, la décoration de notre intérieur, le
choix de la ligne de nos vêtements, oriente nos actions, nos professions, nos
façons d’être. Il nous est impossible d’échapper aux stéréotypes imposés par un
mode de vie et de consommation grevé d’images. Lester Burnham, littéralement
transi devant Angela, la copine de sa fille, vit à travers elle, la passion
d’être américain. De la même façon qu’il existe chez certains animaux des codes
picturaux et chromatiques de la parade amoureuse, il flashe sur les couleurs du
drapeau national, "cristallisée" autour de la cheerleader, et le rouge des rayures de la
bannière étoilée se mêle en lui érotiquement à la teinte pourpre des pétales de
roses, lisière ténue, constamment reprise dans le film, entre le rêve et la
réalité, entre la vérité des symboles et l’intensité des fantasmes, entre ses
désirs de quarantenaire sur le déclin et les pulsations étouffées d’un cœur
d’adolescent toujours aussi avide de jouissance.
Qu’est-ce qui fait craquer Lester chez
Angela ? Précisément sa transparence, sa volonté affirmée de correspondre
en tous points à l’égérie de « l’american way of life », de faire la Une des magazines, de ne pas dépasser d’un iota de ce que la nation a défini
une fois pour toutes comme le prototype même de
l’« allumeuse-attitude ». Elle accepte de tout cœur de ne consister
qu’en la texture onirique de tous les désirs masculins américains sans
nécessairement s’apercevoir qu’il est impossible de jouer aussi effrontément la
carte du désir des autres sans se condamner soi-même à n’aborder la sexualité
que sous l’angle exclusif du fantasme. Angela ne pourrait stimuler chez Lester
des délires érotiques aussi « Kitsch » (les pétales de roses, la
baignoire, la danse de cheerleader) sans adopter dans la vie réelle des
postures sur-jouées d’adolescente aguicheuse. Elle prend sur son temps réel
d’existence pour entretenir l’illusion de la fille « sur laquelle tout le
monde se retourne », non pas que les hommes ne la remarquent pas dans la
vie réelle, mais ils ne la distinguent que dans l’exacte mesure où elle
satisfait entièrement leurs fantasmes d’américains moyens.
Mais alors comment expliquer que ce soit
précisément cette fille, si peu énigmatique quant à l’idéal fantasmatique
qu’elle a décidé d’incarner, qui soit pour Lester le détonateur de l’Eveil,
l’occasion de changer littéralement de vie et de se libérer de tout ce qu’elle
revêtait auparavant d’inauthentique ? C’est peut-être ce point qui
constitue le ressort caché le plus intéressant du personnage joué par Kevin
Spacey : Lester n’est pas tant motivé par la perspective d’une relation
sexuelle avec Angela que par la nécessité profonde, impérative de changer de
vie pour correspondre davantage à celui qu’il est authentiquement et dont il
sent bien qu’il avait perdu la trace, dans l’existence protocolaire de cadre
moyen américain. Ce n’est pas qu’il n’aime pas les roses, simplement il ne
supporte plus que sa femme les cueille avec les sécateurs assortis aux sabots
de jardinage. Angela c’est l’autre façon d’intégrer les roses au sein d’un
nouvel agencement à même de susciter ce désir d’une vie nouvelle (c’est Gilles
Deleuze qui nous fait comprendre que l’on ne désire jamais quelque chose mais
un agencement d’éléments, tout comme le narrateur de la recherche est troublé
par un groupe de jeunes filles au sein de laquelle il n’en discerne aucune en
particulier).
L’extrême justesse du film de Sam Mendes se
situe exactement « là », dans le démontage de tous ces agencements de
désirs qui orientent les personnages vers une aspiration à un certain
« type » de bonheur les rendant à la fois ridicules et touchants.
C’est l’apparition de Ricky, le fils du nouveau voisin des Burnham, qui va les
amener progressivement à sonder cette aspiration, à en prendre conscience pour
éventuellement la dépasser dans l’acmé du dernier jour de Lester. Il faut dire
que Ricky a une conception du bonheur qui n’est réductible à aucune de celles
des autres personnages : se dépouiller suffisamment de tous les
stéréotypes, de toutes les images véhiculées par « the american way of
life », de toutes les conventions morales et religieuses du bien et du
mal, pour fixer le monde « dans les yeux » et saisir, avec sa caméra,
ces moments de grâce pendant lesquels ce qui arrive, du simple fait que cela
arrive, s’impose à nous comme « ce qui devait arriver », ni plus, ni
moins : un sac plastique emporté par le vent dans une danse de plus d’un
quart d’heure, un pigeon mort, une adolescente mal fagotée qui rentre chez
elle, etc.
Ricky ne juge pas le monde, ni les gens, même pas son père aigri et
violent avec lui. « Il n’est pas méchant », dit-il, personne n’est
méchant. Son père a été capturé dans un certain type d’agencement :
« armes / homosexualité / homophobie / nazisme / structure / etc. »
Comme dirait Gilles Deleuze, il n’ « est » pas « ceci ou
cela ». Pour le saisir, le pressentir il ne faut pas utiliser le
« EST » mais le « ET » : « homosexualité ET
homophobie ». De ce fait, sa croyance au bonheur est ponctuée par l’idée
d’ordre, de respect des cadres et des genres même et surtout s’il vit dans la
clandestinité de ses réelles préférences sexuelles, le contraire de ce qu’il idéalise par la projection exacerbée d’un mode d’existence autoritaire et hétérosexuel.
Lester Burnham fera dramatiquement les frais de
cette nécessité de paraître coûte que coûte le contraire de ce que l’on est
réellement mais en même temps, peu importe ! Car il aura tout compris
juste avant de mourir. Il aura célébré ce que l’on pourrait appeler des
retrouvailles avec la vie. Il aura percé à jour l’illusion du rêve américain en
la personne d’Angela dont la texture fantasmatique enfin se dissoudra dans l’aveu
de sa virginité. Il n’est pas exclu que son attirance pour elle ait été en réalité
provoquée par la sidérante intuition de sa nature véritable : celle d’une
fille un peu paumée qui fait ce qu’elle peut pour paraître ce qu’on attend
d’elle.
La force philosophique de ce film réside
notamment dans tout ce qu’il fait apparaître du rapport entre le bonheur et
l’image. On saisit bien l’intention du réalisateur dans l’opposition totale
entre deux personnages qui ne se croisent quasiment jamais dans l’action :
Carolyn et Ricky. Elle ne réalise rien que par ressemblance et réitération. La
méthode Coué est son Credo et le roi de l’immobilier la séduit par une simple
formule qui résume à elle seule, non seulement le mode de vie américain, mais
aussi la modalité de fonctionnement de l’économie boursière
capitaliste : « J’ai toujours pensé que pour attirer la réussite
il fallait donner l’image de la réussite. » (l'image du bonheur)
Ricky n’est pas opposé à
l’image, à cette différence près que c’est lui qui la filme et qui capture ces
précieux instants de vie dans lesquels c’est l’efficience d’une force unique et
bienfaisante qui se libère. Son credo à lui est la différence et l’incessante
re-création (le bon "heur" de l'image)
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