« Sans
la conscience que ce que nous pensons est la même chose que ce que nous
pensions un instant auparavant, toute reproduction dans la série des
représentations serait vaine. De fait, il y aurait, dans l’état présent, une
nouvelle représentation qui n’appartiendrait nullement à l’acte par lequel elle
a dû être produite peu à peu, et le divers de cette représentation ne
constituerait jamais un tout parce qu’il manquerait de l’unité que seule la conscience peut lui procurer.
Si tant que je compte, j’oubliais que les unités qui sont maintenant sous mes
yeux ont été peu à peu ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrais
pas la production du nombre par cette addition successive de l’unité à l’unité,
ni non plus par conséquent le nombre ; car ce concept ne trouve sa consistance
que dans la conscience de cette unité de la synthèse. Le terme de concept
pourrait déjà par lui-même nous induire à faire cette remarque. En effet, c’est
bien cette conscience une qui réunit en une représentation le divers intuitionné
(perçu) peu à peu et ensuite
reproduit. […] Sans cette conscience les concepts et, avec eux, la connaissance
des objets sont totalement impossibles. »
Ce passage
de « l’analytique des concepts » de Kant reprend exactement, avec
d’autres termes (peut-être plus difficiles mais aussi plus précis) le fond même
de la démonstration entreprise par Alain. Il est bien question de poser, de
façon absolument certaine, tout ce que notre connaissance des objets, y compris
d’un point de vue physique, doit à notre pensée, essentiellement à notre
conscience. Il est absolument impossible de comprendre le texte d’Alain sans
saisir, à la fois, les liens et les distinctions entre plusieurs termes comme
« conscience, entendement, pensée, mental, imagination, etc. » qui
peuvent se rassembler autour d’un registre lexical identique (pour être clair,
il s’agit de souligner que nous ne percevrions pas d’objets (et par « objet »
il est question, par exemple d’UN cube constitué de six faces reliées les unes
aux autres) si notre pensée ne les produisait pas comme des constructions
mentales).
Si Alain ne
parle pas de conscience dans ce texte, c’est d’une part, parce que son analyse
des facultés de la connaissance va moins loin dans ce passage que celui
d’Emmanuel Kant, et d’autre part, parce qu’en tant que « disciple »
avéré de Descartes, Alain reprend exactement les termes utilisés par le
philosophe du 17e siècle, lequel évoque « l’experimentum
mentis », l’expérience de l’esprit (je perçois la cire comme
« UNE » grâce à mon entendement, pas grâce à mes sens).
Kant nous
permet donc de saisir exactement ce qu’Alain veut ici exprimer et, en même
temps, de souligner le rôle absolument crucial joué par la conscience. Mais
qu’est-ce que la conscience ici ? Il n’est pas question de conscience
morale mais de conscience « attentive », c’est-à-dire de tout ce
qu’implique le fait d’être un « je pense » pour chacune des
expériences et des perceptions que nous vivons quotidiennement.
Pour la
plupart des gens, il y a d’un côté « ce qui arrive » : des
évènements, des rencontres, des contacts avec d’autres personnes et des objets
qui sont déjà là, à l’extérieur de nous, en eux-mêmes et dont nous ne faisons
que prendre connaissance « passivement ». Nous avons bien compris que
c’est exactement ce préjugé qu’Alain veut briser en nous permettant de saisir
ce que cette représentation d’évènements, de personnes et de choses extérieures
doivent dans leur émergence, dans leur apparence mêmes à nous et plus
précisément à notre pensée. Si je vis
telle expérience, c’est que quelque chose de moi a à voir avec le
fait qu’elle m’apparaisse de telle manière. En d’autres termes, ce n’est pas
parce qu’elle est ainsi à l’extérieur de moi que je l’éprouve telle qu’elle
est, mais c’est parce que je la constitue au travers de telle ou telle
catégorie qu’elle se présente à moi de telle façon.
Ce que Kant
ajoute à l’analyse menée par Alain, c’est la conscience. Il est impératif que
se réalise un processus de référence de chacune des représentations que je me
fais successivement de toutes les faces du dé à ma conscience comprise comme
« je pense » pour qu’à chaque face nouvelle, la « dernière en
date » n’apparaisse pas « comme ça », comme « surgie du
néant », mais plutôt comme la suite logique de la vision précédente d’une
autre face du même dé. Si le dé que je vois est le même dé, c’est que je le
réfère continument au même « je pense ». Seul un être doté de
conscience peut donc apercevoir le dé (un animal ne le voit pas, selon Kant, et
Alain est parfaitement d’accord avec lui sur ce point). « Toute
reproduction dans la série des représentations serait vaine » : pour
un animal, ce qui se produit ici est simplement le pur présent d’un
« fragment » sans qu’à aucun moment celui-ci se laisse interpréter
comme la face manquante du « puzzle en construction » qu’est la
totalité du dé.
Emmanuel
Kant se livre également à une analyse de l’acte de compter particulièrement
éclairante pour la compréhension du texte d’Alain, notamment pour ce
passage : « Apercevez-vous
la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par
laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour
l'œil, me font connaître un cube ? » Quand
devant six pommes, nous exprimons le chiffre correspondant à la somme
d’unités : 6, nous accomplissons trois opérations fondamentales : a)
nous avons synthétisé toutes les représentations successives d’une pomme b)
nous avons posé l’identité d’une pomme à une autre (nous avons donc conçu la
notion générale de « pomme »
c) nous maintenons le souvenir de la première pomme lorsque nous additionnons
aux cinq précédentes la sixième. Compter est un acte que nous accomplissons
spontanément, sans forcément réaliser tout ce qu’il induit comme modalités
constructives de perception du réel (synthèse, identification, mémoire).
C’est finalement l’aspect le plus paradoxal et le plus intéressant de ce
texte de Kant : nous ne sommes pas assez conscients de tout ce qu’implique
le fait d’être doté d’une conscience. Kant pointe ici tout ce que nous mettons
en œuvre si « couramment », si automatiquement que nous ne le
réalisons pas « consciemment ». On pourrait dire que nous ne sommes
pas « consciemment conscients. »
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