lundi 27 mars 2017

"Une démarche scientifique est-elle concevable indépendamment de toute aspiration au Bonheur?" (2)


Rien ne semble plus contraire à toute démarche scientifique que de « fantasmer », de se donner un objet d’étude avec lequel il s’agirait de jouir d’une attraction, d’une attirance. Le chercheur ne croit rien, ne désire rien, ne vise pas le bonheur mais la conformité avec la réalité. Il a déjà été question de cet effet de contrainte sous l’impact duquel le scientifique jamais n’avance sans justifier, démontrer, expérimenter. Ce n’est donc pas à « hauteur de conscience » qu’il convient de situer notre réflexion car il est clair sous cet angle qu’aucun scientifique n’accepterait d’affirmer que le bonheur est l’une des motivations essentielles de ces travaux, du moins pas directement. René Descartes évoque, il est vrai, « le bien général de tous les hommes » : « j'ai remarqué jusque où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusqu'à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes ». Mais il évoque ici une forme de « devoir ». C’est toute autre chose que d’envisager le mouvement d’une aspiration.



A l’insu des chercheurs eux-mêmes, n’existerait-il pas, au cœur de la démarche scientifique cette motivation secrète qu’est le désir de jouir du bonheur ? En tant qu’êtres humains, c’est évident, comme Pascal le soutient à plusieurs reprises : le bonheur est la motivation fondamentale (et frustrée) de tous les hommes, mais en tant que scientifiques, c’est beaucoup moins évident, et le fait que nous ayons clairement établi que cette aspiration ne peut pas se constituer d’une autre dynamique que celle du désir pose vraiment problème car le désir est absurde (puisqu’on tend vers ce qu’on ne veut pas obtenir, il ne produit que des fantasmes et ne vise aucun terme, aucun résultat concret. Le désir est une aspiration qui ne se nourrit que d’elle-même, ne vise aucun objet véritable, réel. Comme Phèdre à l’égard d’Hippolyte dans la pièce de Racine, le désir ne fait que « brûler », se consumer à l’égard d’un projet ou d’un être qui n’est que l’occasion, le simple prétexte à cette libération. S’il apparaissait que le désir d’être heureux intervient dans une démarche scientifique, cela supposerait qu’il y entre une part de fantasme, et « pire encore » que la science aspire moins à trouver quelque chose qu’à persévérer dans son être et dans son style. Selon Spinoza, en effet, le désir, loin d’être, comme l’affirmait Platon, cet élan de l’esprit impulsé par la nostalgie d’une connaissance absolue (manque) est en nous, de nous, l’expression la plus adéquate de notre être. Nous sommes moins « quelqu’un », à proprement parler, que le désir de persévérer dans son être, de s’affirmer en tant qu’existant, et de libérer l’énergie propre de cette affirmation. En d’autres termes, le désir est ce qui, de nous, se donne comme étant vraiment et seulement « nous-mêmes ». Plus que de bonheur, Spinoza évoque la joie de libérer ainsi tout le comptant d’existence dans lequel nous consistons.


Mais comment se libère-t-elle, cette puissance ? Par la création : ce n’est pas parce qu’une femme est belle que nous la désirons, mais nous « effectuons » sa beauté en la désirant. Rien n’est en soi bien ou mal pour Spinoza, il n’existe que des rencontres heureuses ou malheureuses, les premières nous donnant l’occasion de libérer cette puissance créatrice du désir dans laquelle nous consistons, les deuxièmes la restreignant, ou l’annihilant complètement. La question qui se pose est donc celle de savoir dans quelle mesure les différentes formes de démarche scientifique manifestent ou pas des caractéristiques faisant indiscutablement signe de cette puissance d’affirmation de soi : la science est-elle un style, la libération d’un esprit créateur, au même titre que les autres, ou bien une modalité d’approche du réel supérieur aux autres parce que plus rigoureuse, plus efficace, plus rationnelle que les autres ? La science échappe-t-elle, comme Ulysse attaché au mât, aux chants des sirènes du désir de bonheur, ou bien n’est-elle qu’une autre façon de styliser leur écoute ?
Les remarques qui vont suivre visent à donner quelques indications sur les trois parties susceptibles de composer un plan. On peut relever, en effet, trois formes de démarche scientifique qui se succèdent dans le temps : celle d’Aristote d’abord, puis celle de la science dite « moderne » avec Galilée, enfin les acquis récents de la physique quantique et tout ce qu’ils bouleversent dans notre vision du « réel ». Ce qui justifie l’articulation de la réflexion autour de ces trois « moments » réside dans la considération absolument nouvelle qu’ils imposent de ce que l’on entend par « réalité ». Pour chacune de ces conceptions, il conviendra que nous interrogions la démarche visée au travers du crible de ces trois déterminations du désir de bonheur : l’absence de temps, l’impossibilité de conclure, la non dualité sujet/objet. Nous donnons ici quelques éléments de réflexion afin d’éclaircir le schéma de progression de cette problématique pour chacune des parties.
Cet extrait de l’œuvre d’Aristote nous donne une idée très claire de sa conception de la démarche scientifique. Evoquant la médecine, le philosophe définit ici ce qui distingue l’expérience et la science (ici l’art – il faudra attendre longtemps avant que le terme « Art » revête le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Ici il importe de toujours lire « science » quand Aristote évoque « l’art ») : 

« Le médecin, qui soigne un malade, ne guérit pas l'homme, si ce n'est d'une façon détournée ; mais il guérit Callias, Socrate, ou tel autre malade affligé du même mal, et qui est homme indirectement, [dans le sens général de ce mot]. Il s'ensuit que, si le médecin ne possédait que la notion rationnelle, sans posséder aussi l'expérience, et qu'il connût l'universel sans connaître également le particulier (dans le général), il courrait bien des fois le risque de se méprendre dans sa médication, puisque, pour lui, c'est le particulier, l'individuel, qu'avant tout il s'agit de guérir.
Néanmoins savoir les choses et les comprendre est à nos yeux le privilège de l'art bien plus encore que celui de l'expérience ; et nous supposons que ceux qui se conduisent par les règles de l'art sont plus éclairés et plus sages que ceux qui ne suivent que l'expérience seule, parce que toujours la sagesse nous semble bien davantage devoir être la conséquence naturelle du savoir. Cela vient de ce que ceux qui sont guidés par les lumières de l'art connaissent !a cause des choses, tandis que les autres ne s'en rendent pas compte. L'expérience nous apprend simplement que la chose est ; mais elle ne nous dit pas le pourquoi des choses. L'art, au contraire, nous en révèle le pourquoi et la cause. Aussi, en chaque genre, ce sont les hommes supérieurs les architectes, que nous estimons le plus, et à qui nous supposons plus de science qu'aux ouvriers, qui ne font que travailler de leurs mains. »

Il convient ici de ne pas tirer de conclusions hâtives de la lecture du premier paragraphe dont l’idée essentielle ne sert finalement qu’à servir la puissance démonstrative du second dans lequel se situe la proposition vraiment fondamentale. S’il est clair qu’un médecin exerce son métier dans l’expérience de la guérison de ses malades en particulier, il est évident que sa science consiste dans la connaissance qu’il acquiert de l’art de soigner en général tous les hommes. D’un « guérisseur » qui n’obtiendrait que des bons résultats sans acquérir de connaissances générales à l’égard des maladies, nous pourrions dire qu’il fait preuve d’une bonne intuition mais rien ne nous permettrait de réfuter la possibilité qu’après tout ces guérisons soient hasardeuses. Le vrai médecin qui possède la science saisit le « pourquoi » de la maladie. Il connaît ses causes et peut agir face aux symptômes (cette notion est apparue à cette époque avec Hippocrate). Comme l’ouvrier construit un mur sans connaître le schéma global de la maison qu’il est en train de fabriquer, le guérisseur agit dans l’immédiateté mais dans la méconnaissance des causes profondes et universelles qui expliquent la maladie. La démarche scientifique selon Aristote consiste donc à connaître les causes des phénomènes, et non simplement à réagir à leur existence particulière. Il n’est pas question de savoir que la maladie est, mais de comprendre pourquoi elle est. « Felix qui potuit rerum cognoscere causas », comme disait le poète latin Virgile (même s’il le disait en pensant à Lucrèce, philosophe épicurien). « Heureux celui qui peut connaître les causes des choses. »
(Dans tout ce qui va suivre, nous ne faisons qu’évoquer rapidement les conclusions de l’application du schéma choisi par le plan, afin de manifester simplement leur caractère opératoire. Il conviendra d’approfondir chacun des points formulés dans le cadre d’un développement argumenté (dissertation).
a)    Peut-on affirmer qu’une telle conception de la démarche scientifique refuse le temps ? Evidemment non, la recherche de la cause universelle d’un phénomène suppose un mouvement rétrospectif. Il s’agit de voir dans le passé ce qui a pu provoquer le présent. Les trois axes du temps ne sont pas confondus ou niés.
b)    Est-il impossible de conclure ? Non plus, la démarche scientifique d’Aristote formule réellement la cause des phénomènes étudiés.
c)    Peut-on affirmer que la dualité sujet / objet soit ici annulée ? Ce point est plus problématique que les deux autres, dans la mesure où Aristote est encore sur ce point très influencé par la philosophie de Platon, laquelle distingue en tout sujet humain trois parties : noûs (la raison l’esprit), épithumia (les bas instincts, les appétits), thumos (le cœur, le courage). Le terme de noûs désigne également pour Aristote le principe de toute chose. Ce que la science stimule en nous, c’est précisément le noûs, étant entendu qu’il nous permet de saisir le fondement rationnel du Cosmos. L’homme découvre par son esprit l’esprit à l’œuvre en toutes choses. Si comme nous le verrons, l’expérience n’a pas dans l’aristotélisme l’importance que lui donnera la science moderne, c’est parce qu’il n’est aucunement question, pour Aristote de concevoir des protocoles mais de trouver la raison des phénomènes, de la « lire » comme un élève écrit sous la dictée du maître. Il s’agit bien en un sens d’être en phase avec l’univers en activant en nous-mêmes cette faculté à universaliser les rapports de causalité entre les phénomènes et les forces. Le chercheur ne construit pas son monde mais applique au monde le mode de lecture de la raison qui lui permet de saisir la principe des choses. Il convient également d’insister sur le fait qu’Aristote vit à une époque et dans un lieu (Athènes) où la force du mythe, bien que déclinante n’en est pas moins encore effective. 
Le mythos (mythe) et le logos (langage raison) ont partie liée, même si le logos tend à relativiser l’influence de l’explication irrationnelle et magique du réel. Il ne fait aucun doute que l’énergie libérée dans le mythologie est celle du désir et toute la question (ardue) est ici de savoir si le détachement progressif du logos à l’égard de mythos induit la séparation radicale de la pratique scientifique vis-à-vis de l’efficience fantasmatique de la mythologie. Il ne semble pas possible, par conséquent d’affirmer que cette démarche scientifique soit concevable indépendamment de tout désir de bonheur. Cette affirmation serait néanmoins contraire à Aristote en personne : « Je conclus que, manifestement, nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »
Nous avons vu, notamment grâce au texte d’Emmanuel Kant (référence essentielle) tout ce que la science moderne de Galilée supposait d’arrachement à cette lecture aristotélicienne de la science. La nature ne nous apprend rien tant que nous ne lui posons pas de questions. Il est donc nécessaire que le chercheur ait d’abord une hypothèse à faire confirmer ou infirmer par une observation ou une expérimentation. 

a)    Le protocole expérimental de la science moderne refuse-t-il le temps ? Ici encore la réponse est « non ». Ce que Galilée, Bacon, Torricelli amènent de nouveau dans la démarche scientifique c’est qu’un avant (hypothèse) soit validé ou invalidé par un après (conclusion). Les trois axes du temps font partie intégrante de cette conception.
b)    Est-il impossible de conclure ? C’est sur point que la référence à Popper dont il a déjà été largement question peut être utilisée avec profit, car toute sa théorie de la falsifiabilité s’applique finalement au protocole expérimental de cette science moderne. La falsifiabilité suppose la véri-similitude de la théorie validée. La visée de l’hypothèse ainsi testée ne peut être la vérité, l’achèvement.
c)    Cette démarche scientifique suppose-t-elle la fin de la dualité Sujet / Objet ? Non, aucunement, il apparaît même que cette dualité est absolument fondamentale dans son esprit comme Emmanuel Kant le fait remarquer : jamais le sujet scientifique ne prend autant les choses en main dans le processus expérimental.


Comment définir une démarche scientifique susceptible de prendre en compte les découvertes récentes de la physique quantique ? L’impossibilité même de mener à bien ce projet est parlante, révélatrice. Pour les deux conceptions précédentes (Aristote et la science moderne, le savant parvenait à intégrer la réalité dans le crible préétabli (par l’hypothèse dans la science moderne) de son questionnement. L’expérience de la double fente prend à contre pied les cadres mêmes de notre raisonnement : comment un électron pourrait-il se comporter à la fois comme une onde et comme une particule ? Comment l’observation pourrait-elle faire advenir une réalité (nous partions du principe que l’événement se produisait indépendamment du fait qu’il était perçu) ? Dans son livre « petit voyage dans le monde des quanta, le physicien Etienne Klein retire trois leçons (en fait il en donne cinq mais on peut les ramener à ces trois là) de cette expérience :


1)    L’interaction entre le phénomène mesuré et l’instrument qui le mesure. La nature de l’appareillage utilisé détermine le type de phénomène observé (ondulatoire ou corpusculaire)
2)    La notion de trajectoire est invalidée (il est impossible de déterminer la trajectoire de l’électron)
3)    Il est absolument impossible de savoir où et comment tel électron va frapper l’écran. Le déterminisme de Laplace est totalement remis en cause à l’échelle microscopique, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas partir du principe qu’une fois posées les conditions de départ (la position des électrons projetés), et le protocole du phénomène nous pourrons prévoir les points d’arrivée des électrons. Il faut reconnaître ici l’efficience de l’aléatoire. La notion même de causalité physique est détruite. Ce n’est pas parce que je connais (ou crois connaître) les causes que je connais les effets.
Nous ne disposons pas du tout d’une démarche scientifique, disons qu’elle est la même que celle de la science moderne, mais précisément ce que les phénomènes quantiques manifestent, c’est l’impossibilité de concevoir une « démarche », comme si la réalité elle-même se dérobait à la tentative humaine de sa réduction en connaissance.

Si nous appliquons à ces trois enseignements de l’expérience de la double fente le crible des trois caractéristiques de l’aspiration au bonheur, il apparaît qu’il y a bien refus du temps, notamment parce que le protocole temporellement linéaire de l’hypothèse (préambule), de l’expérience et de la conclusion (postérieure) est absolument inapplicable. Ce que nous voyons (après) est le résultat de ce que nous avons fait advenir en le voyant (effondrement de la fonction d’onde). Il n’y a que du présent, ni anticipation ni enseignement tiré du passé. Il semble également impossible de retirer ici des conclusions définitives, notamment parce que ce que nous concevions comme une seule réalité (un électron) se comporte dans une même expérience comme s’il était en même temps une onde et un corpuscule. Enfin il n’y a plus de dualité Sujet / Objet puisque ce qui est observé n’est plus isolable du fait de l’observation. Les lois de l’univers quantique, pour autant que ce terme soit encore opératoire (les lois supposent des constantes), correspondent donc point par point aux trois éléments que nous avons définis comme composantes de l’aspiration au Bonheur. Il n’est pas indifférent d’évoquer ici la notion de multivers, telle qu’elle apparaît comme la ligne de fuite de l’expérience de pensée du chat de Schrödinger. Cette hypothèse n’est évidemment pas testable. Elle l’est par elle-même, mais elle nous incite à envisager l‘efficience d’une matrice de mondes perpétuelle, comme si chaque occasion, chaque événement de chaque instant était le foyer de la multiplicité de ses variables. Il n’est plus question ici d’envisager des hommes ou des Dieux qui créerait l’univers ; il y a « ce qui a lieu » (Wittgenstein : « le monde est tout ce qui a lieu »), ce qui incessamment secrète toutes les variables de ce que nous vivons dans ce monde là. Ce serait dans le fourmillement inimaginable de toutes ces perspectives qu’exister pour nous se fraierait un « chemin ». Cette représentation exprime une plénitude à la hauteur de tout ce que la notion de bonheur induit d’écrasement, d’immersion au sein d’une totalité qui nous dépasse.


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