Il est évident qu’un plan de type dialectique
(oui / non / dépassement) est tout-à-fait envisageable sur un tel sujet.
Toutefois la faiblesse de cette organisation vient de ce qu’elle fait semblant
de croire à la possibilité d’un Oui ou d’un Non, alors que nous savons bien dés
le départ que tout dépend de ce que l’on entend par « démarche
scientifique » et par « aspiration au bonheur ». En un sens, il
est plus honnête (un peu plus difficile aussi) d’essayer de voir aussi clair
que l’on peut dans la complexité des définitions possibles des deux termes
essentiels du sujet et de construire les parties autour des nuances de l’une de
ces deux notions. Le fond de l’affaire est là : nous sommes interrogés sur
la relation entre deux concepts apparemment distincts et il s’agit pour nous
d’entrer dans leur dimension ambigüe, « armé » de cet
« aiguillon », de cette « tête chercheuse affûtée » qu’est
la problématique de leur rapport : une démarche scientifique empreinte de
désir de bonheur serait-elle encore scientifique ? Ne serait-elle pas
dénaturée, intoxiquée, par ce « virus » ? Il est difficile,
voire impossible, de demander à un être humain de renoncer à poursuivre le
bonheur. Cela signifie-t-il qu’une démarche scientifique digne de ce nom exige
qu’un homme dépasse sa condition pour la mettre en œuvre ? Et si, au
contraire, le désir (dont nous avons vu qu’il constituait nécessairement la
nature même de cette aspiration) était le moteur « non avoué » de la
démarche scientifique ?
Soit on en reste à un traitement
« flou », caricatural de la question en le réduisant à cet
énoncé : « Faut-il être heureux pour faire de la
Science ? », ou pire encore : « les découvertes
scientifiques contribuent-elles au bonheur de l’humanité ? » Et on se
dirige vers un « hors sujet », soit on remarque que les termes
« démarche » et « aspiration » se font écho, orientant
résolument la réflexion vers le problème
de la tension qui anime le scientifique au cœur de sa pratique et l’homme dans
le mouvement même qui lui fait croire au bonheur. Nous sommes moins interrogés
sur la possibilité d’une conciliation entre deux domaines bien circonscrits
qu’entre deux « dynamiques » : ce qui motive une démarche scientifique est-il totalement distinct de
ce qui motive notre recherche du bonheur ?
C’est la raison pour laquelle la question de la
nature de l’aspiration au bonheur est cruciale. Si nous l’analysons avec
suffisamment de rigueur, nous pourrons par la suite interroger, selon les
critères que nous aurons trouvés, la ou les démarches scientifiques. Quelle est
exactement la nature du mouvement qui nous fait tendre vers un objectif ?
Nous pouvons être motivés par le besoin, par le désir ou par la volonté. Est-ce
le besoin qui nous incite à chercher le bonheur ? Non, tout simplement
parce que le besoin est vital et que nous pouvons vivre sans bonheur. Est-ce la
volonté ? Non plus, parce que la volonté ne se mobilise que pour un but
qu’elle a préalablement défini, assimilé, désigné, et que le bonheur est
indéfinissable, non conceptualisable. Il ne reste que le désir. Cela correspond
parfaitement : il n’est que le désir qui puisse s’activer pour un objet
aussi trouble, indéterminé que le bonheur. Est-ce un objet d’ailleurs ?
Non, la distinction entre le plaisir et le bonheur nous le fait clairement
comprendre. Le bonheur est un état, le plaisir est une stimulation (automatique
comme le prouve la découverte du système de récompense : on peut localiser
dans notre cerveau la zone régulant le plaisir, on ne voit vraiment pas comment
une telle chose serait possible pour le bonheur). Quand nous désirons quelque
chose ou quelqu’un, nous ne sommes plus maîtres de la situation, nous sommes
plutôt « agis » par elle. Il n’est plus possible d’appliquer à la
situation le schéma dualiste d’un sujet différent de son objet. C’est bien de
cette confuse immersion dont nous parle le bonheur (nager dans le bonheur). Nous disposons donc d’un premier critère
permettant de cerner, si peu que ce soit, cette aspiration au bonheur :
« la non-dualité sujet/objet ».
D’autre part, le désir d’être heureux, tout en
se manifestant à nous dans le temps, transcende le temps. Désirer son bac, par
exemple (au-delà de l’absurdité abyssale d’une telle démarche) consisterait à
l’idéaliser, à le fantasmer, à le décrire comme une perspective tellement
idyllique qu’il ne s’agirait plus de la rendre réelle, effective. Ce que nous
désirons, nous le rendons impossible en le désirant, parce que nous le
projetons dans une autre dimension que celle de la réalité (à savoir celle du
rêve). Nous mettons ainsi à jour un
second critère : « le refus du temps ».
Enfin, comme le fait remarquer le philosophe
Gilles Deleuze, le désir installe un champ bien plus qu’il ne désigne une
quête. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le désir ne jouit pas de ce qu’il
« obtient » (de toute façon il n’obtient jamais rien) mais de se
situer dans le champ d’attraction créé par un certain « agencement »,
ce que l’on pourrait appeler une « ambiance », des éléments diffus
dont le voisinage crée une sorte de « brouillard », de jeux constants
de renvois entre des éléments, des personnes, des univers dont aucun ne
constitue à lui-même l’objet désiré. Le désir ne cherche pas à conclure, il
« flotte » dans l’atmosphère libérée par certains
« climats ». Que chacun de nous s’interroge sur ce qui nous attire
chez une autre personne et il trouvera nécessairement que c’est ce que nous
appelons confusément son « univers » et aucunement « ses
qualités propres », son physique, ou son intelligence. Voici donc un troisième
critère : « l’impossibilité de toute conclusion »
Notre plan commence à prendre
forme : « toute aspiration au bonheur suppose a) la fin de la
distinction sujet / objet b) le refus du temps c) l’absence de conclusion. Ce
qu’il nous reste à faire est de définir les différentes conceptions de la
démarche scientifique et de les faire passer au crible de ces trois critères
afin de déterminer clairement si oui ou non, elles s’en distinguent
radicalement. Le « toute » de « toute aspiration au
bonheur » implique que si un seul critère s’applique à la démarche
scientifique envisagée, cela suffit à répondre clairement « non » à
la question du sujet.
Mais quel axe choisir pour marquer les
différences entre toutes les conceptions de démarche scientifique ?
Comment en trouver un qui soit meilleur que celui de l’évolution de l’esprit
scientifique ? L’histoire des sciences s’articule autour de deux ruptures
fondamentales : Galilée (la rupture entre la scolastique et la science
moderne) et la physique quantique (la rupture entre le positivisme
déterministe et la physique quantique
aléatoire). Il se trouve que ces ruptures se cristallisent à chaque fois autour
d’une expérience (celle de la chute des corps pour la science moderne et celle
des fentes de Young pour la physique quantique). Ces deux ruptures dessinent
donc trois conceptions distinctes de la démarche scientifique.
1) Avec Aristote, au 5e siècle avant
JC, la démarche scientifique vise à comprendre le réel par le rationnel en
partant du principe qu’ « il n’y a de science que du général et
d’existence que du particulier ». Pour lui, le but d'une démarche
scientifique est d'aboutir à « un système de
concepts et de propositions hiérarchiquement organisés, fondés sur la
connaissance de la nature essentielle de l'objet de l'étude et sur certains
autres premiers principes nécessaires ». Nous ne comprenons un phénomène
que par la détermination de sa cause. Il s’agit donc de connaître un fait,
puis la raison pour laquelle il existe, ensuite ses conséquences et enfin, ses
caractéristiques. Cette considération de la démarche scientifique est donc
fondée sur l’observation des faits naturels, sur l’application à ses faits d’un
raisonnement logique visant à comprendre les lois naturelles qui expliquent sa
manifestation. C’est cet esprit qui prévaut, via la scolastique du moyen-âge
jusqu’à Galilée.
2) Galilée innove en donnant
à l’expérience un statut fondamental. Emmanuel Kant insistera sur cet esprit
plaçant au premier plan l’hypothèse du chercheur qui interroge la nature à
partir de cette intuition. De passif, le scientifique devient résolument actif.
C’est cet esprit qui contribuera à donner à la science moderne un sens
« positiviste ». Non seulement le scientifique interroge la nature
mais il le fait aussi de façon à tirer parti de la compréhension des lois
naturelles au bénéfice de l’être humain. La science cesse d’être désintéressée.
3) Avec la physique
quantique (et l’expérience des fentes de Young), trois principes (pour le
moins) fondamentaux de la science moderne s’effondrent : a) le phénomène qui
se manifeste dans l’expérimentation est transformé par les conditions de cette
expérimentation b) échec du principe de non-contradiction c) On passe d’une
physique déterministe à une physique stochastique (aléatoire).
Notre plan est donc clair :
il s’agit d’appliquer à chacune de ces trois définitions de la démarche
scientifique les trois critères que nous avons mis à jour comme constituant l’aspiration
au bonheur : a) la non dualité sujet/ objet) b) le refus du temps c) l’impossibilité
de conclure.
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