Je sais bien que les regards de nos concitoyens
sont braqués ailleurs en cette période électorale mais intéressons-nous un peu à ce qui se passe de l'autre côté de l'Atlantique. Jeudi 27 avril 2017, Kenneth Williams a été exécuté en Arkansas.
Doté selon ses avocats d’un quotient intellectuel d’enfant, il avait tué par
balle une étudiante de 19 ans, et, après s’être évadé en 1999, il avait abattu
un quinquagénaire avant de provoquer un accident mortel au volant de la voiture
de sa victime (trois meurtres, donc). Le propos ici n’est pas de discuter à
nouveau de la légalité de la peine de mort. Chacun sait bien ce qu’il en est
dans cet état ayant voté en masse pour Donald Trump lors des dernières
élections présidentielles.
C’est la raison invoquée par le gouverneur, Asa
Hutchinson, pour justifier le fait que Kenneth Williams soit l’un des quatre
condamnés à mort exécutés en huit jours
dans cet état qui mérite toute notre attention. Le produit utilisé pour les
injections létales arrivait à sa date de péremption à la fin du mois. En gros,
c’est comme si on décidait de se faire une omelette parce que on a réalisé que
les œufs allaient bientôt dépasser leur date de fraîcheur. On imagine la teneur
des dialogues entre les préposés aux
substances létales et l’administration pénitentiaire :
-
Ce matin, j’ai ouvert le
frigo et…Bon sang ! Va falloir jeter le thiopenthal sodique !
-
C’est pas vrai ?
-
Si !
-
Qu’est-ce qu’on va
faire ? Ce serait vraiment dommage qu’on s’en serve pas !
-
Tu l’as dit Bouffi, sans
compter qu’on a 8 traîne-savates qui arrêtent pas de se la couler douce aux
frais du contribuable.
-
T’as raison. Y’a rien qui
pourrait remplacer ?
-
Si il y a bien un reste de
fromage français qui est pas sorti du frigo depuis trois semaines mais on sait
jamais, ils peuvent s’en relever.
-
Et les séquelles pourraient
être terribles. On peut pas leur faire ça !
-
Ha ! Ha ! Ha !
(rire irrépressible et gras)
-
Bon ben ! Y’ a pas à tortiller ! L’heure, c’est
l’heure ! Quand le vin est tiré, il faut le boire, et qui vole un œuf vole
un bœuf !
-
C’est beau quand tu parles,
on dirait que t’as une formule pour chaque situation.
-
C’est ça la culture de
l’Arkansas.
-
Oui ça et les bons vieux
lynchages de Grand-Pa !
-
Ah ! M’en parle
pas : cagoule blanche et tequila ! On savait s’amuser en ce temps là.
-
Bon alors quatre cocktails
pour la 5, c’est ça ?
-
Ça roule ma poule ! Fais
péter le thiopental !
Je sais bien, ce n’est pas drôle et, de toute
façon, il n’y a pas là de quoi rire, mais quelque chose nous a amputé de notre
faculté d’étonnement. Personne n’a vraiment relevé la nature dérisoire de la
justification, la soumission complète de la juridiction et des décisions prises
dans un Etat aux normes commerciales d’un produit conçu pour tuer les condamnés
(d’ailleurs c’est quoi du poison périmé ? Un médicament qui donne la forme ?). On parle d’obsolescence programmée quand sont mis en vente des
produits dont le dysfonctionnement est à l’avance entériné, de façon à ce que
la demande s’active incessamment et qu’ainsi les industries continuent à
fonctionner à plein régime. La contradiction entre les intérêts du consommateur
et ceux de l’offre proposée sur le marché atteignent alors leur paroxysme.
La déshumanisation du processus parvient ici à sa conséquence et à son
illustration ultimes. C’est la durée de vie du produit qui réduit celle des
hommes, comme si du statut de « personne » à celui de
« produit », nous passions d’une détermination fluctuante (un
condamné à mort n’est plus un sujet) à une détermination fixe et immuable (il
faut respecter le délai de péremption quoi qu’il en coûte). Nous savions déjà
que les injonctions à consommer nous rendaient gros, veules, impotents, la
preuve est maintenant faite qu’elles gangrènent aussi notre capacité d’étonnement, la
source même de la Philosophie selon Aristote.
En ce sens là, la consommation, c'est la sommation d'être con. Quelque chose de notre rapport au monde et aux autres se voit neutralisé par l'exigence de satisfaction de notre statut de client, et cela jusqu'à ce que la valeur marchande prime définitivement sur la valeur humaine. L'état a payé pour la consommation d'un produit destiné à donner la mort et il serait dommage de ne pas en faire usage. Aucun homme ne peut se sortir des contradictions entre ce qu'il se sent devoir faire et ce que les leitmotivs à la consommation l'engagent à acheter à moins de réfléchir à la notion de besoin vital, ce que toutes les philosophies antiques, de Diogène aux Stoïciens ont pratiqué, avec une justesse proprement sidérante. Ce que nous vivons aujourd'hui est une sorte de cogito dévoyé de l'acquisition, de "l'avoir": "je consomme donc je suis". Renouer avec soi, c'est d'abord rompre avec ce temps de la péremption des produits pour accéder à celui de la péremption de la notion même de "produit". La vie de ces quatre condamnés à mort en dépendaient et la notre, aujourd'hui, n'y est pas moins suspendue.
En ce sens là, la consommation, c'est la sommation d'être con. Quelque chose de notre rapport au monde et aux autres se voit neutralisé par l'exigence de satisfaction de notre statut de client, et cela jusqu'à ce que la valeur marchande prime définitivement sur la valeur humaine. L'état a payé pour la consommation d'un produit destiné à donner la mort et il serait dommage de ne pas en faire usage. Aucun homme ne peut se sortir des contradictions entre ce qu'il se sent devoir faire et ce que les leitmotivs à la consommation l'engagent à acheter à moins de réfléchir à la notion de besoin vital, ce que toutes les philosophies antiques, de Diogène aux Stoïciens ont pratiqué, avec une justesse proprement sidérante. Ce que nous vivons aujourd'hui est une sorte de cogito dévoyé de l'acquisition, de "l'avoir": "je consomme donc je suis". Renouer avec soi, c'est d'abord rompre avec ce temps de la péremption des produits pour accéder à celui de la péremption de la notion même de "produit". La vie de ces quatre condamnés à mort en dépendaient et la notre, aujourd'hui, n'y est pas moins suspendue.
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