jeudi 1 juin 2017

"Douze hommes en colère" de Sidney Lumet (3) - Les mots et les choses


Ce qui distingue le plus le juré 8 des onze autres, au début du film réside dans la dimension à laquelle il ramène constamment les témoignages et les preuves à charge. 

Le juré 12, publicitaire, passe sa vie à trouver des formules, des slogans susceptibles de faire vendre un produit. Du fait de cet entraînement , il est particulièrement sensible à la démonstration du procureur qui énonce les preuves retenues contre l’accusé successivement, comme une liste dont l’accumulation finirait par constituer un facteur aggravant. Trop de témoignages et de faits convergent vers la culpabilité de l’adolescent pour que celui ne soit pas coupable. Nous nous situons dans un registre linguistique et juridique, celui du réquisitoire. D’emblée le juré 8 avertit ses collègues qu’il lui semble que « rien ne peut être précis à ce point ». Mais que veut dire exactement cette formulation ? Les rouages de la démonstration sont ici trop bien huilés pour être autre chose que des articulations verbales, que de la routine grammaticale, de la logique syntaxique mais la réalité, elle, n’est pas aussi souple. A partir de ce positionnement, il va imposer à chaque témoignage le travail rigoureux d’une dissociation entre sa formulation et la réalité décrite, entre les mots et les choses. Il existe des registres de langage plus caricaturaux que d’autres, mais la nature même du langage est d’être une caricature de la réalité. Comme le soutient Henri Bergson, les mots généralisent et banalisent la réalité dont l’émergence est structurellement singulière, unique. Utiliser le langage, c’est présupposer du « même » sur le fond d’une réalité qui ne peut que différer, autrement dit, c’est décrire « comme toujours » ce qui se produit « comme jamais ».
Le vieux monsieur a dit qu’il lui avait fallu 20 secondes pour aller de son lit à la porte d’entrée de son appartement mais si on tente l’expérience on se rend compte qu’il en faut pour le moins 40. La preuve est faite, comme on dit, mais la preuve de quoi ? Que son témoignage est douteux comme tous ceux qui ont été entendus. D’autres jurés sont suspicieux à l’égard de cette démarche précisément parce qu’il ne voit pas où veut en venir le juré 8, la réponse étant : « nulle part ». Il n’est pas question pour lui de déterminer la vérité de ce qui s’est produit, mais de pointer cette marge, ce flou aveuglant, évident, entre ce que l’on dit d’une réalité et ce qu’elle fut.
Aucune « contre-démonstration » de sa part n’est plus éclatante que celle de la confrontation entre le témoignage visuel de la femme d’en face et celui, sonore du vieux monsieur de l’étage du dessous. Ces deux déclarations convergent vers un même fait sur une feuille de papier, dans un réquisitoire, dans une démarche démonstrative mais dans la simultanéité du réel, ils s’annulent, et c’est justement parce qu’ils sont deux qu’ils perdent toute crédibilité. Si c’est au travers des vitres d’un métro qui passait que la femme a vu le meurtre, comment le vieux monsieur aurait-il pu entendre le bruit du corps de la victime qui tombait ? Il ne faut pas se tromper sur la nature du langage, laquelle est fondamentalement approximative. Nommer revient à créer un substitut à la chose et ensuite à insérer ce substitut dans un système que l’on appelle la langue. Au sein de ce système, le symbole est l’objet d’une multitude d’opérations syntaxiques qui vont le mettre en rapport avec d’autres symboles. Appliqué à la science, c’est très exactement ce qui assure aux mathématiques ce statut scientifiquement hégémonique par rapport aux autres disciplines car, comme le dit Galilée, « la nature est écrite en langage mathématique » et quiconque parle cette langue perce les secrets du réel….à moins que cette langue n’en soit qu’une interprétation suffisamment cohérente en elle-même pour constituer un instrument d’investigation de la réalité, mais juste un instrument, pas davantage. Dans cette dernière possibilité, ce serait moins les secrets de la nature elle-même que les mathématiques dévoileraient que les ressorts de la pensée humaine.
Le juré 8 est très rapidement accompagné dans sa démarche par le juré 9 qui l’aborde sous un angle plus psychologique. Au-delà de la nature structurellement inadéquate et décalée à l’égard du réel du langage, il existe aussi un autre facteur de « distorsion », de trouble, à l’œuvre dans la parole (laquelle est différente du langage), c’est l’importance qu’elle nous permet d’acquérir aux yeux de nos semblables. Si nous ne disposions pas de la langue et des mots, nous ne pourrions pas nous dissocier de ce que nous vivons, nous serions à l’intérieur de chacune de nos expériences dans ce qu’elle revêt de strictement et absolument incommunicable, mais le discours rend possible cette distanciation. Dés lors, nous devenons non seulement acteurs mais aussi spectateurs de notre existence et c’est là tout le problème. Etre spectateur de sa vie suscite le désir d’en faire un spectacle, un objet spectaculaire, une vie filmée, héroïque, « légendaire » (au sens étymologique : digne d’être lue). C’est très exactement à l’aune de ce désir qu’il convient de ramener chaque témoignage : le vieux monsieur a pu se convaincre qu’il avait vu l’accusé pour pouvoir enfin « paraître » aux yeux des autres, avoir quelque chose à raconter, vivre une aventure, avoir un certain poids sur une scène publique, avoir des spectateurs pour se convaincre que sa vie valait la peine d’être vécue. C’est la même motivation qui conduit la femme à témoigner sans ses lunettes pour « paraître » plus jeune qu’elle n’est en réalité.

Bien sur ces deux témoins ont juré devant le tribunal mais il est évident que la conscience de ce décalage et l’attention portée à l’effet valorisant de notre prise de parole en public sont des traits aussi irrécusables et efficients qu’inconscients. Ils font à tel point partie intégrante de notre vie sociale (peut-être sont-ils même le moteur de toute vie collective humaine) que nous ne les percevons plus. « C’est la plus sombre histoire que j’aie jamais entendu » répond le juré 10 après l’analyse pourtant très subtile du juré 9. Malheureusement, il semble suivi par la quasi totalité des autres jurés. Pourquoi ? On pourrait répondre : « parce que c’est de la philosophie », c’est-à-dire qu’une telle remarque fait signe d’une capacité de distance et de remise en question de nos comportements les plus habituels qu’elle se situe d’emblée sur un terrain qui est celui de la réflexion et pas celui de l’action.

Le philosophe Friedrich Nietzsche affirme que « nous ne nous comprenons que par quiproquo », c’est-à-dire que nous croyons nous entendre sur des expériences communes (la mort, l’amour, la joie, la peine, etc.) sans nous rendre compte que la perspective d’un ressenti commun vient non pas des affects effectivement éprouvés mais des noms « communs » utilisés pour les décrire. Nous réalisons ainsi que cette notion de communauté de ressentis est probablement nécessaire pour faire société mais qu’en même temps elle est totalement fictive : ce sur quoi nous faisons semblant de nous entendre est exactement ce sur quoi il est réellement impossible que nous nous entendions. La vie en société est une fiction nécessaire et ses bases sont aussi friables que les témoignages de ce procès. Nous réalisons ainsi cette rumeur de révélation scandaleuse qui bruit dans l’action décrite par ce film, soit l’extrême fragilité de toute procédure entreprise par nos institutions sociales. Que faire de cette prise de conscience ? Au-delà de son importance juridique, la notion de « doute valable » qui revient si souvent dans le film est à approfondir, à envisager dans la perspective d’une attitude, d’une gestuelle existentielle, d’une « Hexis » jusqu’à se confondre avec « l’Epoché » des philosophes sceptiques, c’est-à-dire jusqu’à la suspension du jugement. Les images de visages, suffisamment larges pour saturer la totalité du plan, fixant, silencieux, impassibles, le juré 3, peuvent être perçus également dans le droit fil de cette cohérence. Les corps des jurés n’ont cessé de s’immobiliser progressivement, de se réduire, de se statufier pour épouser des postures de plus en plus sobres, graves, investies, mutiques. C’est comme s’ils finissaient par se cristalliser, par se figer dans le grain de l’image, par se confondre avec la plasticité simple et neutre de ce que c'est qu'"apparaître".

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