« L’homme est un être
doué de conscience et qui pense, c’est-à-dire que, de ce qu’il est, quelle que
soit sa façon d’être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature
n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme
parce qu’il est esprit a une double
existence; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais
d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même,
se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi.
Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : primo théoriquement,
parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les
mouvements, replis et penchants du cœur humain et d’une façon générale se
contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence
(ici comme nature), enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il
tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur.
Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se
trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné
immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en
changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et
dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit
ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement
étranger et pour ne jouir des choses que
parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de
modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de
l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire
les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie
du spectacle de sa propre activité.
Ce besoin revêt des formes
multiples, jusqu’à ce qu’il arrive à cette manière de se manifester soi-même
dans les choses extérieures, que l’on
trouve dans l’œuvre artistique (…) Le besoin général d’art est donc le
besoin rationnel qui pousse l’homme à prendre conscience du monde intérieur et
extérieur et à en faire un objet dans lequel il se reconnaisse lui-même. Il
satisfait ce besoin de liberté spirituelle d’un côté intérieurement, en faisant
être pour soi ce qui est, mais aussi en réalisant extérieurement cet être pour
soi et, partant, en mettant ce qui est en lui à la portée du regard et de la
connaissance des autres et de lui-même, grâce à ce dédoublement. Tel est le
libre fond rationnel de l’homme, dans lequel l’art puise son origine
nécessaire, tout comme l’action et le savoir. »
Quelques mots d'explication: L’intérêt de ce texte, à
quelques jours de l’épreuve, c’est non seulement le nombre de notions qu’il
aborde (Conscience, Raison, Vérité, Technique, Art, Vivant, Matière et Esprit,
etc.), mais aussi sa capacité à exprimer très clairement le présupposé de
toutes les thèses défendues par Hegel, voire, au-delà de cet auteur, de tous les
philosophes défendant les valeurs de la conscience, de la Raison, de
l’humanité, de la Liberté (bref finalement, les penseurs des Lumières). Hegel
part ici d’une distinction entre les choses en soi et les choses pour soi qui
permet de comprendre, de justifier et finalement de légitimer une sorte de
destin humain même si précisément ce « destin » consiste à ne pas en
avoir puisqu’il décrit ce qui fait de l’homme une créature libre.
L’être humain peut, grâce à
sa conscience, se dédoubler, se mettre à distance de ce qu’il est en train de
vivre. C’est ça : « être pour soi », à savoir être devant
soi, éprouver son existence de l’intérieur mais aussi de l’extérieur, savoir
que l’on vit. Selon Hegel, les animaux ne vivent qu’intérieurement. Ils ne font
que cela : vivre sans savoir qu’ils vivent. Par conséquent, ils ne sont
pas libres, puisque pour cela, il leur faudrait pouvoir se commander soi-même,
se maîtriser et c’est ce que seul un être conscient peut faire, parce qu’en lui
un sujet décisionnaire, législateur, initiateur se distingue du simple
exécutant (objet), de l’être biologique, physique. L’homme conscient peut ainsi
insinuer de la distance entre ce qu’il est en tant que vivant et ce qu’il est
en tant que pensant ou sachant. Exister consciemment c’est exister
« médiatement ». Nous avons à la fois une vie organique, biologique
et une existence réfléchie, pensive. Les animaux, les végétaux ne disposent que
de la première modalité de présence sur terre.
L’auteur explique alors le
« comment » de cette capacité qui est propre à l’homme et ce mode
d’acquisition se divise en deux parties : le théorique et le pratique. La
conscience de soi s’acquiert théoriquement à l’égard de trois types
d’objet : a) ce qu’il éprouve en lui (ses sentiments) b) ce qui le définit (en tant qu’être) c) ce qui
le définit (mais cette fois en tant que personne : inné / acquis).
Elle s’acquiert pratiquement par l’exercice de deux actions différentes :
a) la technique (transformer les éléments naturels donnés pour en faire des
matériaux ou des objets utiles à l’homme, et seulement à lui) b) l’art (imposer
à une matière son style, sa signature, sa marque singulière pour se distinguer
de la matière inerte et marquer ainsi non seulement l’élévation de son esprit
mais aussi sa propre liberté de création). Il s’agit finalement dans les deux
cas de se distinguer de ce qui n’est pas soi en inscrivant au cœur des choses
naturelles a) la marque distinctive et dynamique d’un progrès spécifiquement
humain (l’homme crée un devenir linéaire là où ne s’effectuait que des retours
cycliques) b) le sceau d’une personnalité unique, doté d’une sensibilité
« supérieure », innovante : l’artiste.
(Finalement, selon Hegel, c’est en tant qu’être
conscient, doté d’un esprit et d’une raison que nous créons des œuvres d’art.
Concernant, cette notion, on mesure ainsi le fossé qui le sépare d’un auteur
plus récent comme Henri Bergson, lequel considère que l’artiste est, au
contraire, le seul à voir la réalité telle qu’elle est. Lorsque, par exemple,
vous admirez « la Sainte-Victoire » de Cézanne, ou « Impressions
au soleil levant » de Monet, le sentiment de ravissement ou
simplement de capture de votre sensibilité par la toile vient-il de la capacité
de l’artiste à avoir transfiguré un paysage, à lui avoir donné une dimension
spirituelle, élevée (Hegel), ou plus simplement à avoir perçu la nature de
façon plus immédiate, plus donnée, à s’être précisément départi de toute
intellectualisation pour se situer au
plus prés de l’émergence pure d’une montagne, d’un paysage, d’un motif (lequel
d’ailleurs ne serait même pas reçu comme tel mais simplement comme
manifestation d’une présence) ? Répondre à cette question, vous permet de
savoir de quel côté vous vous situez par rapport à deux conceptions
antagonistes de l’Art. Au-delà de cela, ce texte permet également, de décrire
les présupposés de cette opposition. Finalement, l’artiste, pour Bergson, est
l’homme capable d’exister « en soi » et d’explorer la richesse de
cette instance alors même qu’elle constitue, pour Hegel, cela même de quoi
l’homme, en tant qu’homme, doit s’éloigner le plus possible pour être à la
hauteur de son statut. Pour ce dernier, l’homme est l’être biologique capable d’aller
le plus loin dans la négation de tout ce qu’il revêt de biologique)
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